Editions Flammarion, 2015
jeudi 3 septembre 2015 par Alice GrangerPour imprimer
Christine Angot raconte un amour impossible entre une mère et sa fille née de père inconnu puis reconnue par son père sur demande de sa mère alors que celui-ci a toujours dit qu’il voulait bien qu’ils aient un enfant ensemble mais qu’il ne s’en occuperait pas et qu’elle, elle s’était dit « que peut-être il changerait d’avis ». Deux paroles qui entrent en guerre. Acte de guerre.
Lorsque Pierre apprend que Rachel est enceinte, il lui rappelle que cela ne changera rien, qu’il ne s’en occupera pas, mais en même temps, lui proposant de venir s’installer à Paris où il pourrait l’aider à trouver un appartement, il lui signifie qu’il désire la continuation, inchangée, de leur histoire d’amour. Il ne fuit pas. Il désire juste garder sa liberté, c’est-à-dire sa sexualité libre. Alors qu’il est sûr que Rachel, s’il l’épousait, lui interdirait cette liberté, ce qui serait encore plus inacceptable que la mésalliance. Donc, ce qu’il propose à la future mère reste pour la fille qui va naître encore un cadre oedipien ! La situation reste ouverte. La sexualité avec la mère reste actuelle par-delà la maternité. Le père, c’est la femme qu’il veut, il ne s’agit pas de la fille par laquelle la mère est assurée de la pérennité de cette relation ! D’ailleurs, pendant les premières années après la naissance de l’enfant, lorsque Pierre écrit à Rachel, il ne parle pas du tout de la fille Christine, comme pour souligner que ce à quoi il tient, c’est une sexualité et une rencontre inévitable, ce qui ne concerne que la femme Rachel ! Si Rachel avait accepté de poursuivre la relation avec lui, celle-ci aurait signifié à la fille Christine que son papa, c’est sa maman qu’il préfère, et qu’elle c’est autre chose. Le père, par la sexualité avec la mère de Christine, aurait séparé mère et fille, aurait coupé le cordon ombilical, qui, dans le roman, n’est jamais tranché ! Or, Rachel devant le refus de la reconnaissance de la fille par Pierre met fin à la relation, qui ne reprendra des années plus tard que de rares fois, tellement cette mère met en avant d’elle sa fille au devant du père ! Et lorsque, adolescente, Christine ira retrouver son père, la mère sera absente, alors même que le désir du père avait toujours été de poursuivre avec la mère la belle histoire d’une sexualité libre. Pierre, dans son désir de Rachel, ne trouve bientôt plus que la fille Christine sur sa route, et sans doute a-t-il à cœur de lui donner une éducation digne du bon milieu mais… Si la mère avait accompagné sa fille retrouvant son père, elle aurait primé sexuellement sur sa fille aux yeux du père ! Mais là, le désir sexuel du père… achoppe sur sa fille ! Or, par le viol, par la sodomie, par les jeux sexuels qu’il lui impose, ne signifierait-il pas encore et toujours, de manière suicidaire puisqu’il ne peut sortir de cette affaire sordide que transformé en monstre, que la rencontre avec Rachel c’est de la sexualité, et même si elle lui est barrée et qu’il ne peut toucher que la fille, c’est encore de la sexualité, qui brave l’interdit d’inceste !
En matière de reconnaissance, Christine Angot raconte quelque chose d’incroyable ! Alors que Rachel désire tellement que Pierre reconnaisse l’enfant, elle a en même temps si peur qu’il la reconnaisse avant elle sa mère, voulant en quelque sorte la garder pour lui, qu’elle va à la mairie quelques mois avant l’accouchement pour faire une pré-reconnaissance de l’enfant qu’elle va avoir ! Une enfant qui est réparatrice de sa mère ! Qu’elle doit pouvoir voir comme elle petite fille réparée par son père ! Car évidemment ce n’est pas par hasard que dans son roman Christine Angot parle aussi du père absent de sa mère enfant !
Elle parle aussi du séjour en prison de son père Pierre. Il a rencontré Rachel à sa sortie de prison militaire où il fut mis après avoir renversé quelqu’un avec sa voiture et s’être enfui. Pierre, lorsqu’il rencontre Rachel, est donc lui-même pris de terreur à l’idée de sa déchéance sociale si cela se savait, son séjour en prison, dont il ne parle jamais. Il se peut que l’interdit de la mésalliance, que peut-être il aurait épousé Rachel si elle avait été riche, soit titillé par cette horreur de la déchéance sociale entrevue avec la prison, qu’il ne veut plus jamais connaître ! Plus jamais la fermeture ! Toujours l’ouverture, la sexualité libre ! Une épouse qui ne l’enferme pas ! Rachel, c’est une femme qui veut la fermeture !
Tout de suite, cette fille Christine incarne le pouvoir « de faire changer d’avis » cet homme, le pouvoir d’effacer ses paroles. Par sa fille, une femme possède le pouvoir de faire changer d’avis un homme, alors que, jusqu’au dernier moment, juste avant d’aller signer l’acte de reconnaissance de sa fille, il dit encore qu’il n’est pas d’accord, que c’est une mauvaise idée. Lui-aussi était d’accord pour avoir un enfant avec Rachel avec laquelle il vit une « inévitable » histoire d’amour, mais en aucun cas il n’accepte qu’elle signifie le pouvoir d’une femme de le faire changer d’avis ! On pourrait même dire que la naissance désirée de cette enfant est pour cet homme l’inscription de sa parole par le fait de ne pas la reconnaître, l’acceptation par Rachel de cette sexualité qui ne débouche pas sur l’installation, sur la fermeture, mais sur cette ouverture par laquelle chacun reste autre, singulier, différent. Si cette fille était restée non investie du pouvoir de le faire changer d’avis, la parole de cet homme en matière de sexualité aurait pu être entendue comme le fait que la sexualité n’a rien à voir avec la fermeture de l’installation, de la normalisation, qu’au contraire en mettant en relation deux humains forcément très différents et désireux de garder cette différence, cette singularité, cette étrangeté, une sorte de guerre intellectuelle débute par laquelle chacun y trouve son compte en pouvant devenir l’un face à l’autre quelqu’un d’autre, quelqu’un qui compte mais pour ce faire ne compte pas sur l’autre ni n’agit dans son cerveau. D’ailleurs, si Rachel avait accepté d’aller vivre à Paris avec sa fille comme le lui proposait Pierre, qui aurait continué l’histoire avec elle sur le même mode libre, sans doute aurait-elle pu dans cette ouverture sur un avenir non anticipé réparer et renouveler par elle-même son image ! Elle se serait fait toute seule une autre vie ! Avec la bienveillance de son amant ! Et Christine aurait eu un père visible qui, sexuellement, ne veut que cette femme qu’est la mère, séparant mère et fille, mettant fin à l’enfermement fusionnel !
Lorsque le père Pierre envoie à Christine un globe terrestre en demandant que sa mère lui dise de regarder le Brésil, parce que c’est un grand pays qui signifie que le monde ouvert est à elle, ce message vaut aussi pour Rachel, qui devrait envisager son avenir comme quelque chose d’ouvert et aux possibilités infinies vers lesquelles elle irait d’elle-même et non pas prise par la main par un homme-père ! Le roman de Christine Angot nous montre des possibilités qui ont été ratées ! L’humiliation de la mention « née de père inconnu » vaut plus en province qu’à Paris, où la fille aurait connu une autre vie, inconnue et riche , que celle de la reconnaissance forcée, en ayant cet autre brillant, son père, beaucoup plus présent et lui enlevant le rôle d’être la petite amante de sa mère…
Rachel, on dirait que le fait que son père soit parti autrefois l’a laissée dans le désir inconscient de le rattraper à travers l’homme qu’elle aime et qui pourrait être un homme-père, un homme qui par une vie commune éduquerait la fille qui autrefois n’avait pas été « faite » par son père. D’ailleurs, sa demande que Pierre reconnaisse Christine sa fille et qu’elle puisse avoir une éducation conforme à celle qu’offre un milieu bourgeois et très cultivé ne réactualise-t-elle pas le désir jamais assouvi de la mère Rachel que son père revienne la prendre en charge pour qu’elle ait un bel avenir ? Par procuration à travers sa fille Christine, Rachel ne retrouverait-elle pas un père ayant le pouvoir tout-puissant de lui faire un bel avenir ? Alors que l’histoire d’amour avec cet homme si brillant, si cultivé, si intelligent lui fait sans cesse se poser la question de sa propre intelligence, avec le doute d’être restée bête… Lorsque son père, qui était parti alors qu’elle avait quatre ans, est revenu alors qu’elle avait dix-sept ans, il lui a dit qu’il l’a trouvait mal élevée, bien plus bête que les enfants de l’oncle frère du père ! Le père absent de retour, par ses paroles dures, semble signifier à sa fille qu’elle pouvait toute seule ne pas rester bête, sans attendre que ça lui vienne du père. Alors qu’elle, n’y vit-elle pas un défaut provoqué par le manque de père ? En tout cas, reste le doute sur son image, que l’homme cultivé et qui la voit si belle répare. C’est peut-être l’image d’un père ayant le pouvoir de littéralement faire intellectuellement sa fille qui surplombe cette si forte histoire d’amour, et cela se dit par le désir d’enfant. La fille qui naît est destinée à réparer sa mère, en ayant, elle, le père parfait pour lui offrir une éducation digne d’une fille de riche et du bon milieu. C’est pour cela que, comme la mère le dit à sa fille, Christine est le collier de Rachel, c’est-à-dire sa réparation. Lorsque Christine au long de l’enfance embrasse beaucoup sa mère avec laquelle elle est fusionnelle, jusqu’à lui faire « un bibi complet » comme si elle était son amante, ne prolongerait-elle pas le pouvoir de l’homme-père de refaire sa mère, de réparer son enfance désertée par le père ? Nous comprenons alors que Rachel espère si fortement que Pierre changera d’avis et qu’il reconnaîtra Christine, une reconnaissance qui non seulement lui fera porter le nom Angot, mais la mettra aussi dans la succession au même titre que les enfants légitimes. Tout ce que le père de Rachel n’a pas fait, le père de Christine doit le faire pour sa fille, elle a ainsi accès à la richesse de son père, à son patrimoine à la fois matériel et intellectuel.
Cette histoire d’amour exceptionnelle mais tournant à la tragédie et au bouc émissaire monstrueux qui n’a plus rien ni personne pour le défendre nous semble chargée du contentieux inconscient que Rachel a avec son propre père. Ce qui fait qu’elle ne peut pas vraiment entendre la parole de Pierre qui, lui, dans cette guerre intellectuelle qui débute entre eux, défend sa différence et sa liberté. Rachel, par l’enfant qu’ils ont ensemble, fantasme sa victoire sur lui et la réalisation d’un désir d’autrefois à l’endroit de son propre père par sa fille interposée. Ainsi, elle s’accroche à la croyance que la sexualité annule la différence entre les deux êtres humains qui se sont rencontrés, alors qu’ils restent étrangers, ils sont autres, très différents, et la situation reste ouverte, Pierre refuse qu’elle se referme sur une installation, sur une normalisation, donc sur un effacement de la différence, qui ne peut se réduire à une différence de classes sociales. Derrière ce discours douloureux sur le fait de ne pas être du bon milieu, il y a le pouvoir attribué au père de faire advenir l’enfant, ici la fille, dans un bon milieu, dans un bel avenir. Le père est imaginé comme le passeur puissant, et nous présente la femme comme soumise et dépendante de l’homme. Pierre, lui, ce bon milieu, au contraire puisqu’il y vit déjà, il ne veut pas le voir être dévalué par une femme intellectuellement et au niveau de son éducation pas du même niveau que lui ni par une fille adultérine qui, reconnue, viendrait déranger une vie autre. Mais sa parole renvoie Rachel à l’image qu’elle lui donne d’elle : une femme qui attend d’être « refaite », comme par un prince charmant homme-père ! Une femme qui n’est pas vraiment dans un processus indépendant et intérieur de construction intellectuelle de son image. Une femme qui donne l’impression de croire que son image est figée et dégradée par-delà une petite réussite provinciale parce qu’un homme, son père, ne s’en est pas occupé. Une femme qui, lorsqu’elle rencontre l’homme étranger à sa ville et très brillant, se retrouve dans la croyance infantile qu’elle ne peut s’enrichir et se réparer que par le fait d’être l’élue d’un homme si intelligent faisant revenir la figure paternelle. Lorsque Pierre, dès le début, lui signifie qu’il ne l’épousera jamais, ne lui renvoie-t-il pas son image, ne lui dit-il pas quelque chose de très important sur le devenir de l’image de soi, ne souligne-t-il pas qu’une femme n’a pas à attendre comme une petite fille dépendante et soumise qu’un homme-père littéralement la fasse, naturellement parce qu’elle le vaut bien étant si belle et donc pas si bête sinon l’homme brillant ne l’aurait pas remarquée et choisie, qu’il faut au contraire qu’elle soit habitée d’une pulsion constructrice mettant à l’infini en acte le renouvellement et la transformation de soi avec des identifications également à l’infini. Rachel ne serait-elle pas vue comme une éternelle petite fille attendant que l’homme-père prince charmant lui donne à manger pour qu’elle devienne une princesse intelligente et cultivée, alors qu’elle devrait se nourrir toute seule en allant chercher elle-même les nourritures intellectuelles et identificatoires dans l’ouverture du monde ? La parole de Pierre reste à entendre dans le roman de Christine Angot ! Alors même que l’adolescente qu’elle était au moment de retrouver un père, qu’elle avait oublié parce qu’elle ne l’avait vu que très petite, dit à sa mère qu’elle tient de lui, c’est-à-dire de son intelligence ! Fille faite par le père si brillant !
Peut-être serait-il intéressant de mettre ces deux actes, la reconnaissance de la fille que la mère réussit à lui faire accomplir alors qu’il n’est pas d’accord, et le viol répété que ce père fait subir à sa fille reconnue. Bien sûr, nous sommes mis devant l’obligation d’être d’accord, dans un premier temps, tellement cela semble évident et irréfutable, avec cette vérité que Christine Angot réussit à énoncer, à savoir que s’il « a ignoré l’interdit fondamental pour les ascendants d’avoir des relations sexuelles avec leur enfant » c’est parce que pour lui et son milieu, l’interdit « fondamental, là, c’est plus celui des relations sexuelles entre ascendants et descendants, mais celui de la mésalliance… c’était ça, qu’il fallait préserver à tout prix, c’était ça pour eux la règle fondamentale. Lui, dans son monde supérieur. Et toi dans ton monde inférieur… dans ce monde inférieur, pour t’inférioriser encore un peu plus, te faire tomber dans le bas du plus bas des bas-fonds, en prime, ta fille, violée par son père, et toi la mère qui ne voit rien, l’imbécile, la conne, l’idiote, la complice même va savoir. Tu descends encore de quelques degrés sur l’échelle de la respectabilité, là de toute façon il y a pas plus bas. Il y a pas plus bas que ça. Je suis sûre que c’est ça maman. » Cependant nous avons envie de dire, mais encore, il faut aller plus loin dans l’analyse ! Nous sommes étonnés que Christine Angot, qui n’ignore ni la psychanalyse ni l’inconscient, s’arrête à la notion de milieu, de mésalliance, qui bien sûr enfonce encore plus le clou de la monstruosité de ce père que rien ne peut défendre, pas même un avocat auquel a droit pourtant encore le pire des criminels.
Le roman d’un amour impossible : on peut entendre le mot impossible dans le sens d’insupportable, d’intolérable, et voir à notre tour la colère du père voyant sa fille Christine devant ses yeux faire un « bibi complet » à sa mère comme si c’était elle l’amante et non pas lui…. suggérant alors un inceste entre mère et fille se faisant par cet accès non interdit de la fille au corps de sa mère et celle-ci laissant faire non sans jouissance bien que parfois elle lui rappelle qu’elle veut aussi se trouver un homme. L’amour fusionnel entre mère et fille, que raconte Christine Angot, est enchâssé dans la rencontre inévitable que fut l’histoire d’amour de ses parents, évoque l’histoire de sa mère, notamment le père qui lui aussi était déjà parti. Mais l’auteure, tandis qu’elle se met à écrire la rencontre de ses parents alors qu’elle n’y était pas, n’essaie pas d’entendre les raisons de son père de ne pas se marier avec sa mère à travers son histoire familiale. Notamment on aimerait en savoir plus sur la mère de Pierre, qui finira par se suicider en se jetant par la fenêtre, la chute d’une femme encore plus vertigineuse qu’une déchéance sociale ! Cette mère mit en garde son fils en lui disant que cette fille, Rachel, voulait mettre la main sur un fils de famille. Une famille bourgeoise ancienne, un fils très instruit, très cultivé, qui souhaite une épouse dont l’image officielle soit à la hauteur de ce milieu éduqué et riche, d’accord, mais aussi une épouse qui ne se sent pas dégradée par le fait que son époux a une vie libre parce qu’elle a une bonne estime de soi, parce que son image, elle la renouvelle du dedans, de l’intérieur, elle n’est pas dépendante de son mari pour ça, elle accepte l’autre qu’il est et qui peut la surprendre même d’une façon assez violente. Une épouse qui, comme la mère mais autrement, est la garante d’une sorte de monde ouvert, éduqué, en renouvellement et transformation. Et pourtant, dans ce milieu si bourgeois et si éduqué, ne sent-on pas une faille vertigineuse, qui se dira par le suicide de la mère qui est aussi une chute mortelle ? Qui se dira aussi par la maladie suicidaire et auto-immune du père de Pierre, la maladie d’Alzheimer ? En tout cas, peut-être une obscure mais violente peur de la déchéance est-elle tapie dans l’histoire familiale de Pierre, qui vient en résonance avec sa décision ferme et définitive de ne pas se marier avec Rachel. On dirait un barrage devant l’abîme.
L’histoire que nous raconte Christine Angot ne serait peut-être pas si simple que ça, pas juste le monstrueux interdit de la mésalliance avec ce qu’il met en acte d’humiliation allant jusqu’au viol incestueux ! Pas juste une œuvre qui nous concernerait tous par le côté abject des différences de classes sociales et par le prétendu caractère universel de l’amour fusionnel impossible entre une fille et sa mère ! Voici un roman de plus pour en rajouter une couche dans la monstruosité du père, par une écriture qui semble d’autant plus apaisée que l’affaire, depuis le temps, est désormais entendue, cet homme est un salaud fini ! La fille, dans ce roman, n’a plus besoin d’en parler, son silence dans ce livre à propos du viol subi en dit si long ! Ce qui est frappant, c’est que l’œuvre de cette auteure nous met tous d’accord pour condamner sans appel cet homme ! Et c’est vrai que l’inceste qu’il a commis sur sa fille, la sodomie, le viol répété, tout cela est condamnable, il est coupable à cent pour cent ! Cela fait longtemps que tout le monde l’a reconnu coupable ! Or, pourquoi Christine Angot continue-t-elle à écrire ça ? C’est ça qui est curieux ! On dirait un processus qui emprunte les voies littéraires pour détruire jusqu’aux derniers neurones d’un homme si intelligent, supérieur et brillant ! Cet homme est mort de la maladie d’Alzheimer comme déjà son père, mais on dirait que sont encore produites les molécules de cette protéine anormale se déposant dans le cerveau lors de cette maladie auto-immune, et que ce sont les mots et phrases du roman… Le cerveau de l’homme brillant, son intelligence supérieure, sont détruits par ce que dit sa fille. Et cette fille, en écrivant, c’est elle qui devient brillante et supérieure, elle prouve qu’elle est une Angot par l’écriture comme son père connaissait beaucoup de langues, elle aussi appartient au bon milieu, le littéraire. (D’ailleurs, à certains moments, lorsqu’elle commence à rencontrer ce père si brillant, on dirait qu’elle aussi a honte de sa mère qui n’est pas du même niveau, ce qui suscite agressivité, incompréhension et culpabilité pour longtemps.)
Ce nouveau roman apaisé recueille beaucoup plus d’éloges que les précédents et beaucoup moins d’attaques, la reconnaissance est désormais installée. Cependant, la parole du père, celle qu’il a dite à la jeune Rachel lors de la rencontre inévitable que fut leur amour, concernant sa décision de ne jamais l’épouser, puis la non reconnaissance de l’enfant, n’aurait pas dû rester une parole ferme, elle aurait dû en quelque sorte être effacée ! Au profit de la parole de la mère ? Et par le pouvoir de l’enfant ? L’enfant paraît et ce qu’a dit le père devrait être effacé ? Or, sa parole, il se trouve qu’envers et contre tout cet homme la maintient ! Christine Angot réussit très bien à écrire combien son père s’en tient à sa parole, comment il ne revient jamais dessus, comment il persiste à la faire entendre. Comme la mère, et la fille, sont, elles, pour le changement d’avis, par la force de la maternité, par la capacité d’une femme à faire un enfant, et que cet homme sent qu’il ne peut pas faire autrement qu’aller reconnaître à la mairie sa fille malgré lui, sa parole effacée ne revient-elle pas par l’inceste ? Deux paroles se sont affrontées, et qui a le dernier mot ? Celle qui écrit ? Sauf qu’elle semble ne jamais le tenir, ce dernier mot, puisqu’elle continue à écrire sur cette histoire.
Christine Angot écrit l’histoire d’amour de Rachel et de Pierre, cette rencontre inévitable comme il la nomme, comme si elle avait été là. Or, elle n’était pas là, puisqu’elle est née de cet amour, et qu’à sa naissance il y avait déjà l’éloignement. Elle la restitue à partir des paroles de sa mère, à partir de phrases d’elle entendues pendant l’enfance, qu’elle réorganise. Il s’agit donc de la version de la mère. Pas celle du père. Comment elle, elle a vécu l’histoire, la rencontre incroyable, inimaginable. L’interdit de la mésalliance que Christine Angot énonce comme ce qui a conduit à l’absence de mariage et à l’inceste masque le fait qu’un homme et une femme peuvent s’aimer follement, sentir que leur rencontre était inévitable, il n’en reste pas moins qu’ils sont étrangers l’un à l’autre, ils ont une histoire différente, ils envisagent leur vie pas de la même manière. La sexualité les a réunis, elle est très belle, c’est un homme très cultivé et très brillant, mais la beauté du corps de cette jeune femme, sa douceur, ses qualités ne font pas qu’elle coïncide avec l’image de l’épouse que veut le jeune homme ! On dirait que, concernant la transmission intergénérationnelle, cet homme tient envers et contre tout à signifier que la richesse dont hériter se situe dans l’ouverture de la vie, dans le fait d’aller la chercher du côté de ce qui arrive, ces trésors d’amour qui se présentent et que la vie fermée sur elle-même, répétitive, normalisée, détruit. Comme si Pierre disait que ce qui doit se transmettre, c’est le Brésil, c’est le monde qui s’ouvre comme un grand pays, et que pour en hériter, la chose la plus importante est l’éducation, la culture, le désir d’apprendre et de se laisser surprendre, d’être émerveillé. Comme si la transmission intellectuelle exigeait de se construire une capacité elle aussi intellectuelle de recevoir, d’hériter, ce qui va bien au-delà du patrimoine matériel. Cette construction intérieure est-elle tant que ça liée au bon milieu ? Ou bien est-ce plutôt une question d’estime de soi, et d’avoir foi en ses ressources propres, en faisant avec ce que la réalité offre pour avancer ?
Le livre de Christine Angot raconte entre les lignes encore une histoire de jeune fille qui rencontre un inimaginable prince charmant qui va l’emmener dans le milieu merveilleux de l’amour réciproque et unique, il doit lui faire changer de milieu, ils sont ensemble dans le temps suspendu d’une sexualité sublime, et elle est si belle qu’elle lui fait oublier quels critères, quelles qualités, quelle image la femme qui partagera sa vie devra présenter. Une femme libre, tolérante, ouverte, et dont la bonne estime de soi fait qu’elle n’a pas peur… du Brésil. Christine Angot parle dans son roman de la femme de son père, qu’elle rencontre par exemple lorsqu’elle va dans un appartement de son père. Elle semble en effet être d’une grande tolérance, et même assez accueillante. En tout cas, en premier lieu très tolérante à l’égard de la vie de son mari, cet autre, cet étranger. Une femme intelligente, qui, manifestement, ne rêve pas de le changer afin qu’il soit conforme.
Voilà. Verdict contre le monstre : Alzheimer ! La reconnaissance va à celle qui, elle, garde l’usage des mots. Le cerveau de l’homme est bousillé.
Alice Granger Guitard
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