jeudi 19 novembre 2015 par penvins
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D’Huguette il ne reste que ce qu’en disent sa famille et ses voisins. Elle est déjà ailleurs. Marie-Noël Rio évoque sa vie à travers le regard de ceux qui l’ont connue. Huguette a eu une vie médiocre, en tout cas c’est ainsi qu’elle l’a vécue, une vie qui pourtant mérite qu’un lecteur s’y attarde. On découvre petit à petit ce que les autres en savent, ou croient en savoir, parce que de la vie objective d’Huguette il ne saurait être question pas même à travers le journal qu’elle laisse, Huguette a déjà commencé d’oublier et de mélanger le passé avec le présent.
« de peur que j’oublie » est donc une reconstitution. Enquête sur une vie en train de s’effacer. Dans une langue limpide Marie-Noël Rio évoque ce que fut cette vie entre Saint Beuvin dans le nord de la France et le Morbihan mais aussi entre l’emprise de la religion et la liberté de la jeune génération. A travers l’histoire d’Huguette et les réactions de sa belle-fille, Laure, metteur en scène à l’image de l’auteur, c’est l’enfermement d’une France que certains qualifient aujourd’hui de moisie que l’on perçoit, une France médiocre et pourtant attachante tant elle est humaine, victime de la lourdeur des chaînes dont elle ne peut se débarrasser.
La vie d’Huguette, bien sûr, est unique, mais elle reflète celle de ses contemporains, ces hommes, ces femmes surtout, tellement convaincus de leur vérité, petits-bourgeois contents d’eux, mesquins, bigots, respectables, tels le père que Simone excuse : il avait d’autres soucis, surtout avec la Résistance. Des communistes, des gaullistes, des irresponsables avec leur terrorisme, il faut bien le dire.
Huguette ne se sentait pas belle, peut-être ne l’était-elle pas puisque Simone le dit : Huguette n’était pas très jolie, mais peut-être aussi ne s’estime-t-elle pas. Elle se trouve disgracieuse, peu intelligente, ordinaire. Pas douée, dit-elle, pas bonne à grand-chose, pas à la hauteur. Elle dit cela sans aucune sensiblerie, comme si c’étaient des faits, des faits objectifs.
Alors que ce sont des jugements. Ajoute la psychologue de la maison de retraite.
Le lecteur comprendra plus tard toute la portée de cette réflexion. Toute la culpabilité qui pèse sur ces vies, tout le poids de la société bien-pensante, l’importance du milieu social, des bons mariages, des héritages matériels et spirituels, cette chape de plomb qui fige tout à laquelle Laure, la belle-fille d’Huguette a voulu échapper sans toutefois se débarrasser d’une part de culpabilité qui la fait aujourd’hui évoquer la mémoire d’Huguette. Au moins peut-on penser que Laure ne le fait pas par devoir même si comme tout le monde elle se barricade derrière des conventions. Comme les autres, comme tout le monde.
Quand la mort manifeste sa présence qui peut échapper à cette peur, sinon peut-être celle qu’elle poursuit ? Huguette fait le bilan de sa vie, un bilan parcellaire et ce que sa mémoire en a retenu, l’essentiel, ces points de fixations qui ont fait qu’elle est passée à côté de ce à quoi les autres accordaient tant de prix remonte à la surface. Cette honte si profondément ancrée que l’on n’ose même pas en désigner l’objet :
[...] sans chauffage en hiver c’est difficile de se laver, je faisais une toilette de chat, les mains la figure les pieds et ce que je pense une fois par semaine en serrant les dents [...]
Dès lors Huguette aura trainé toute sa vie ce silence, ce trou de langage qui l’aura empêché de dire et transformé en tragédie une violence sexuelle refoulée.
On peut dire que Marie-Noël Rio s’acquitte ainsi d’un devoir de parole, elle le fait dans une langue simple, toute en allusion, qui dessine en pointillé ce que fut la vie de tant de femmes de cette génération qui vient de nous quitter.
Un texte qui donne à réfléchir sur ces vies apparemment médiocres que nous jugions à l’aune de la nôtre :
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que dans l’ordre du monde où vous aviez toujours vécu vous étiez mon aînée [...]. Ce n’était pas vous qui ne saviez pas aimer, c’était moi.
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