dimanche 10 janvier 2016 par penvins
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Il
y a mille et une lectures de Charogne, l’auteur insiste sur une
lecture littéraire, une lecture qui s’intéresse
d’abord à la langue, une langue qui lui est propre au
point que, dans un prologue de science-fiction, il en invente les
règles. Cette langue il voudrait qu’elle ne dise rien
dire de son auteur,
un
homme qui aura tenté de ménager coûte que coûte
son humanité en croyant la confier à ce qui pouvait
encore la sauver – le silence obstiné
Une
langue va donc disparaître, a disparu lorsque se lit ce livre,
le journal est incomplet, réécrit, on ne peut
évidemment pas se fier à ce qui est raconté. De
l’auteur de ce journal nous ne saurons rien que des conjectures
Peu
probable, nous ressemble-t-il, que nous puissions ûn jour
absoudre l’énigmat que nous pose cet homme ÷ qui
était-il ? lui est-il ̊arrivé quoi ? le
rọngeait-il quel mal insὃdieux ?
Le
journal que nous lirons, l’auteur l’aurait écrit
pour personne et cependant nous sommes bien là :
Je
n’ai nullement l’intention de m’adresser à
ces pages comme on parle à un confident. Ils sont là
maintenant, j’en ai le pressentiment.
Ceux
que désigne ainsi l’auteur du journal ce sont bien sûr
les charognards, corbeaux,
craves, corneilles, freux, frégiles, chocards, choucas qui
ont envahi son village, mais ce sont aussi à n’en pas
douter ceux qui chercheront dans ce roman à percevoir des
confidences, ceux qui accros au spectacle des téléfilms
iront chercher en charognards l’humain derrière les
mots. Le risque d’écrire est là, auquel l’auteur
du journal tente d’échapper. Parce qu’en dépit
des pertes qu’est censé avoir subi le texte, les
charognards s’en prenne à la dépouille de
l’écrivain.
Petit
à petit les corbeaux envahissent le village, tout
le monde sent bien que quelque chose se passe, s’installe
durablement, petit
à petit l’atmosphère devient plus lourde, on
assiste à la fois au départ de C. la femme de
l’écrivain avec son fils
C.
est repartie ce matin, tenaillée par la peur. Quelque chose en
elle s’est brisé. Je le sais - je le sens. Même si
elle n’ose encore se l’avouer, ni à moi du reste.
et
à la présence de plus en plus envahissante des
corbeaux. Les villageois partent, un drame se prépare. Un
monde que les corbeaux ont pris sous leur contrôle est en train
de voir le jour.
Stéphane
Vanderhaeghe parle très clairement d’un temps qui
précède le chaos, ce peut être une séparation,
ce peut être aussi un chaos social, la langue se défait,
elle est remplacée par l’inanité
des programmes
que diffuse la télévision, cette école du
voyeurisme !
S’adressant
à lui-même le diariste dit :
Ces lignes - ne regardent que toi pour des raisons évidentes - il n’y a personne, n’y aura plus personne pour les lire - que toi ; le fantôme, la charogne illettrée d’un
toi retourné au silence.
Ainsi
donc, telle est la volonté de celui qui écrit, ne rien
dire de lui-même ne laisser aucune prise au voyeurisme,
renvoyer les charognards au texte seul. Un texte qui est destiné
à s’effacer.
Les
journaux continuent
à raconter la même misère d’un monde à
bout de souffle, passant l’essentiel sous silence. Comme si les
charognards caviardaient tout trace derrière eux, à
l’affût de la moindre miette, du moindre morceau de chair
[… ].
C’est
comme si ces voyeurs se gavaient tellement de la chair des hommes
qu’il ne restait plus rien après leur passage de
l’humain et de ses rêves.
Il
importe de ne pas donner prise aux charognards, Je
me suis réveillé et vous n’étiez plus là
[…] le sentiment qu’il y aurait vaguement quelque chose
de, je ne sais pas, d’indécent peut-être ? à
vouloir faire un récit classique de toute cette horreur […
] il
faut donc que le diariste résiste
pour préserver en
[son] sein
cette part d’humanité
[qu’elle a] emporté.
Résumons :
sa femme est partie avec son fils, il va tout reconstruire, tout
récrire ; brûler son ancien cahier que personne ne
vienne y mettre le nez dedans. Il y a là, bien sûr, une
des lectures possibles de ce « Charognards »,
une des raisons possibles de cette insistance à ne rien dire
de soi qui puisse alimenter les conjectures. Cela va même plus
loin puisqu’il s’agit de reconstruire les Mémoires,
de construire des versions officieuses auxquelles finir par croire.
Se débarrasser totalement d’un passé trop lourd !
Tu
as enfourné tes quelques sacs dans le coffre de la voiture
puis tu as pris la route.
Cette
version me va bien.
Sauf
que la voiture est garée en bas dans la cour.
Et
de souhaiter, d’inventer, une langue transparente […]
qui puisse fidèlement les (ma
hantise et mes peurs)
traduire dans des mots avec lesquels les confondre, [… ] les
diluer dans l’écriture.
Il faut faire entrer les charognards dans l’écrit pour
qu’enfin tout redevienne normal.
Au
fur et à mesure que le récit se construit, il dit -
sans le dire - un passé que l’auteur cherche à
oublier et qui, enfoui dans les mots, finira par disparaître
avec eux.
Dans
l’église du village les corbeaux veillent et assurent la
sécurité d’une petite vieille qui répète
en boucle :
Suis en sécurité
ici rien ne peut m’arriver rien ne peut m’arriver en
sécurité.
Et
pourtant
les charognards se sont attaqués au tissu social, probablement
la première chose qu’ils se sont mises sous la dent
Dans
cette atmosphère lourde qui évoque, bien évidemment,
un régime policier, le texte brouille les pistes et réclame
le doute face à ce qui est présenté dans le
téléfilm :
Le
héros du film a la respiration courte, appelle au secours, il
est innocent, les mains tachées de sang en offrande devant
lui, il erre dans la nuit, hurle quelque qu’un est mort, sa
femme, qu’on l’a tuée [… ]
Seul
le texte importe nous rabâche Vanderhaeghe, il n’y a pas
de certitude, bien au contraire le roman doit rester le lieu de la
complexité et cette complexité est en train de
disparaître : ce
langage dans lequel peu à peu le monde s’éteint
et je me dissous.
Quand ces salopards
auront nettoyé la carcasse de « notre »
histoire
[ … ]
Demeurera enfouie dans
ces pages une langue que plus personne ne parlera, et dans cette
langue, disséminées, quelques traces de toi.
Tout est dit.
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