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Le Pont - Jean Kobs (in ’Le Kobzar de l’Exil’ t2-Points et Contrepoints)

Lecture somatico – poétique de vers confectionnés de souffle, de sang et de ligaments

lundi 12 décembre 2011 par Mahdia Benguesmia

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LE PONT, cette liaison en béton si tendre de Jean Kobs !

Lecture somatico – poétique de vers confectionnés de souffle, de sang et de ligaments

Artère conçue par l’homme pour aller vers l’homme, le pont tire son sens des entrailles de l’amour car aucune personne n’aurait été conçue sans lui, aucune vie n’aurait été possible s’il n’avait pas existé, aucune pensée de l’esprit n’aurait été féconde s’il n’avait pas été pensé. Il est l’élan conçu dans le corps de l’homme pour aller vers son semblable, le cordon qui lie l’un à l’un, l’autre à l’autre, qui additionne les pas qui se confondent et deviennent la matière, celle de l’esprit de l’amour qui crée son amour, celle du cœur de l’intense qui commande son pouls comblé. Il est le pas qui marche pour construire la marche. Il est le souffle qui bat sous l’aile pour continuer le souffle…

Jean Kobs l’a bien compris en affirmant dans un sens irremplaçable, pour que tout le sens de l’amour rejoigne son amour, qu’il n’existe pour lui et son amour qu’un pont de l’amour, celui que leurs espoirs confondus enfantent dans un lendemain infini :

Tu sais quand même bien qu’il n’existe qu’un pont,
Pour toi comme pour moi, parmi tous ceux du monde.
(1)

Mais là, rien ne peut défier ou remplacer ce sens ultime où le pont devient cette matière qui tourne sur elle-même et invente de deux êtres partagés, un être pair impartageable d’où part l’espoir à la rencontre de son espoir, l’unique qui lui correspond, le seul où de « cette heure féconde », de cet instant inrenouvelable, temps ultime de l’amour, se crée, se fait, se devient l’amour.

C’est une histoire de sciences sublimes où le maitre Kobs explique sur le tableau d’un mot intensifié d’amour à sa disciple bien aimée, l’unique « une » qui forme avec lui le « deux » unique, comment son espoir aux pieds d’ange prend la pioche et la pèle, creuse, pose les fondements de cette pierre qu’il tire alors de ses entrailles ou de son cerveau, construit , étend, appelle l’autre aux pieds d’ange et donnent ensemble le dernier coup de la réalisation et deviennent la construction, deviennent le PONT. Mais quel inhabituel pont, quelle pierre effarante que celle confectionnée comme celle-ci de souffle, de sang et de ligaments !

Le premier quatrain me surprend ou plutôt m’ahurit par la densité d’une morale qui porte à un point culminant la confiance dans l’amour. Une confiance des plus épurées, établie dans un pacte qui n’est pas à reformuler, mais que le maitre de l’œuvre le plus en vue, l’un des confectionneurs de ce pont dont les assises sont les vaisseaux du cœur et les alvéoles des poumons, vient, pour un rappel confidentiel des plus affectueux, le dire pourtant à haute voix et à pleine plume dans une extase jamais autant circonférentielle, mais étonnamment, jamais autant ouverte jusqu’à cette limite poétique si ludique, si enjouée :

Tu sais quand même bien qu’il n’existe qu’un pont
Pour toi comme pour moi, parmi tous ceux du monde
Ne te souvient-il pas de cette heure féconde
Où l’on sent que l’espoir à l’espoir correspond ?

(Premier quatrain)

J’ai une impression toute joyeuse de cette entrée dans un mot qui se jouerait fantastiquement dans une scène de théâtre baroque pour assaillir l’intention de ce « Te souvient-il de notre extase ancienne ? » mélancolique et étouffant de Verlaine ou de cet « Et nos amours /Faut-il qu’il m’en souvienne » couinant d’Apollinaire, et l’ouvrir à un présent d’un ravissement qui ne finit pas et qui rend magiquement ici le verbe se souvenir un verbe qui crée l’euphorie qu’on ne peut pourtant imaginer se matérialiser dans du béton !

Et pourtant, combien ce béton nous réserve des surprises quand il se transforme en matière ensemençable et cultivable à volonté où « l’heure féconde », dans «  Ne te souvient-il pas de cette heure féconde », enfante une brassée d’intentions élégantes qui font s’épouser les espoirs et créer la passerelle, le passage vers un demain où le souvenir semble ne pas être du passé et s’ouvre à un réveil infini de l’étincelle de l’amour comme il est fait allusion dans cet autre poème inscrit dans le même avenir :

Quand souvenir j’ai senti se glisser dans mes veines
Le rythme de ton sang dont avait soif mon cœur
(2)

Mais ce poète est singulièrement puissant, lequel, pour construire son demain, fait se rencontrer deux vagabonds qui ne tiennent debout que par le miracle de la parole poétique : une âme, et combien ça craint l’évaporation, et un cœur, et combien ça redoute l’écoulement !
Mais l’écoulement est le propre du mot poétique que Kobs a splendidement prévu dans cette eau magique, au-dessous de ce pont magique sur lequel sont assis côte à côte les deux extra- intra- terriens (l’âme et le cœur) qui regardent se confondre leurs rêves d’un âge insondable.

Là pourtant, je suis plus sidérée :

Une âme vagabonde, un cœur de vagabond,
Regardent glisser l’eau ; des rêves se confondent

(deuxième quatrain).

Ce pluriel issu d’un féminin et d’un masculin ne m’émerveille que par cette image d’un cœur et d’une âme échappés de deux corps de genres différents pour venir se rencontrer et s’unir ; une image que la caméra la plus étonnante du cartoon Hollywoodien ne saurait saisir ou même imaginer. Mais le plus énigmatique et le plus surprenant dans cette image reste : qui est désigné ici par le cœur et lequel représente l’âme ? Pourquoi Kobs n’a-t-il pas pensé unir deux âmes ou deux cœurs plutôt qu’une âme et un cœur ? Pour ce poète exemplairement religieux, même en dehors des conventions physiques des épousailles, l’âme ne peut épouser que le cœur, n’en déplaise au cerveau ! Le cœur ne peut se fondre que dans l’âme, et quelle belle leçon de physique où le pont de l’amour ne saurait naître que de la chimie de deux êtres opposés en genre et qu’ils soient comme ici un organe de cellules et de sang et une énergie au souffle intemporel !

Je reviens à cette question qui me semble fondamentale dans ce processus exemplaire de la manipulation de l’image poétique : lequel est identifié comme l’homme et qui en est la femme dans ce couple âme-cœur, même si dans le vers les genres semblent être ce qu’ils désignent ?
Il paraît qu’il serait insensé de parler ici de genre. Dans cette relation spécifiquement pieuse, la relation amoureuse est androgyne ou carrément asexuée, d’autant plus que et l’âme et le cœur sont tous les deux, et depuis l’âge d’Adam, reconnus comme étant le foyer initial du sentiment divinisé et de la dévotion, leur origine et leur destination, n’en déplaise à la science qui, elle, en voit autrement le caractère et les mécanismes de la relation affectueuse.

Là, Kobs emprunte à la source pour remplir la substance du mot, et combien dans ses vers les mots : « eau », « rêves », « lune », « nuit » et « vieux fleuve profond » signifient exactement ce retour à l’élémentaire pour conjuguer le plus beau des verbes, « aimer », lequel tend infiniment à égaliser avec ce qui est suprême. Mais les mots de Kobs n’assimilent pas uniquement l’amour à l’innocence de ce qui nous émerveille dans l’univers céleste ou terrien mais aussi à ce que la religion a dogmatisé, a élevé à travers la responsabilité : sur ce pont de l’amour parfait, les verbes « vagabonde », « se confondent » et « illuminant » se tendent la main, sèment l’espoir et récoltent l’espérance.

Mais le religieux n’est-il pas source de l’élémentaire, c’est-à-dire du stable, du tranquille et de l’immuable que « le prêtre-poète » (comme l’appelle Marie-Thérèse Boulanger) signifie magistralement dans « regardent glisser l’eau » ? Cette image d’une limpidité étonnante quant au fait de regarder et quant à la matière regardée.
Kobs, dans une simplicité affolante vient puiser à la source du mot l’évidence de sa pureté qui devient presque ici, où tout est transparent, banale.

Sans banalité pourtant, je regarde glisser l’eau de Kobs et je m’efforce d’accepter la logique de cette image étourdiment logique car si regarder et glisser semblent suivre pour le poète une évidence d’un écoulement qui continue le sens de « rêver » pour aboutir à celui de « confondre », il est impératif de revoir cette image qui semble renversée et la rétablir pour l’excellent sens dans lequel le poète a mis une image si intense jusqu’à paraître banale : du « glisser l’eau » en mode dénotatif, Kobs entend pourtant en mode connotatif, me semble-t-il, « regarder couler l’eau dans « le glisser » de l’œil.

Comme le regard est un écoulement que le clignement de l’œil perturbe et menace d’arrêt ou de changement d’orientation, le glissement dans le regard, dans ce jeu imaginaire de la patinoire, fait oublier de se pencher sur autre chose que sur cette descente émouvante jusqu’au point culminant de la symbiose où « des rêves se confondent ». Et l’eau, d’après le vers dans sa formule première, pour une descente approfondie dans le sens, descend plutôt de l’œil qu’elle ne monte de la rivière. Dans ce langage paisible qui fonde du mot la religion du mot, la poésie devient l’un des sens de l’élémentaire et l’œil comme la source est synonyme de pureté. En arabe et en hébreu, l’œil est désigné par le terme « aïn » ou « ayn » (ayin) qui signifie en même temps l’organe de la vue et la source de l’eau.

Kobs laisse ici le plein pouvoir à la métaphore de jouir de sa compétence de détenir une vérité. L’âme et le cœur sont bien ici deux personnages possédant les facultés de l’homme, ses sens et même, par renversement invraisemblable des rôles, son tréfonds.

Dans ce jeu émouvant de la personnalisation et de la synecdoque, l’âme a de l’âme, le cœur a du cœur , l’âme souffre du cœur, le cœur s’éprend de l’âme, l’âme et le cœur s’amourachent derrière le dos des êtres vigilants que nous croyons être et creusent en nous leur abîme, et pourtant tous les deux n’ont dans notre monde réel aucune représentativité marquée : l’âme est invisible et le cœur est un organe aveugle, à la limite de la laideur, en dehors du rôle prépondérant qu’il joue dans le corps de l’homme. Mais pourquoi donc se les représenter extrêmement sensitifs dans des mots qui ne sont pas extra humains si leur présence n’est pas plus significative dans l’homme qu’autre chose ?
Et si le regard de l’homme lui venait réellement du cœur ? On viendrait à mieux comprendre dans ce cas le sens de « voir avec le cœur » qui profite je pense plus et depuis toujours aux non-voyants. Et si l’amour était le frère jumeau de l’âme ? On comprendrait beaucoup mieux là aussi pourquoi associe-t-on souvent le grand amour à l’éternité. Et si encore, en amour, ce sont réellement nos âmes qui s’embrasent et nos cœurs qui s’embrassent ? E.E Cummings n’avait-il pas logiquement raison, non métaphoriquement raison, lorsqu’il écrit : «  I carry your heart in my heart » ?

A intuitionner encore, je dirai comme Lucien Becker :

Personne ne sait si son corps est une plante
que la terre a faite pour donner un nom au désir

Dans ses vers, Kobs renforce d’une façon toute naturelle le premier sens qui définit la fonction physique du cœur comme étant l’organe qui irrigue le corps de sang et pompe la vie et celle de l’âme qui insuffle le souffle dans le sang pour que soit la vie, en lui rajoutant celui de la fonction du regard. Et là le regard prend une dimension plus étonnante que celle qu’a pensée Aristote. Dans cet espace privilégié d’une métaphore moins échevelée qu’on le croit, le diaphane d’après le vers « regarde glisser l’eau » - quand dans les Parva Naturalia , il existe notamment dans l’eau contenue dans l’œil - est d’abord un caractère privilégié de la métaphore. C’est dans un espace lavé du langage, pour rester dans l’intention de Valery, de Ponge et de bien d’autres théoritions de l’hygiène poétique, que le regard devient regard illimité.

Avec cette donne métaphorique qui accorde à l’allégorie plus d’espace tangible dans l’esprit du lecteur que je suis, je me sens plus apte à estimer dans ce poème la mesure d’une « philosophie universelle, intemporelle » qui le caractérise.

En lisant Kobs , on viendrait à se demander pourquoi est-ce qu’il ne serait pas vraisemblable que le cœur puisse regarder, écouter, toucher et même goûter car kobs crée même à l’étoile une bouche « Une étoile sourit des douleurs qu’elle biffe ». Et si nos cœurs se versaient véritablement - comment pourrions-nous être conscients à/de cela ? - dans les âmes de nos amours et se partageaient les uns dans les autres, en nous, les splendeurs de la passion qui échappent à l’entendement ? Kobs semble ne pas ignorer cela en accordant le rêve à ce qui semble enfoui en nous, illisible, et qui nous « fait » rêver, car dans ce poème extra lucide, l’âme et le cœur, la main dans la main (et combien ici le vers « les mains dans les mains restons face à face » d’Apollinaire semble désuet !), rêvent, ruissellent, fondent et deviennent la nuit !

D’un noyau à un autre, qu’est-ce qui pourrait signifier inépuisablement l’ampleur de cet étalement fantastique de l’amour que le sens que le poète donne à la nuit : ce « vieux fleuve profond » dit-il profondément ? Et si le rêve avait lui-même un cœur et une âme ? C’est étonnant comme les mots nous parlent à partir d’un univers que nous touchons dans nos mots mais que nous avons encore du mal à le concevoir en dehors !

Mais, en fait, mes mots ou ceux de Kobs ? Cette musique des mots qui enchante l’univers féerique de ce poème m’aurait- elle été permise, décelée et prise comme des fils en or entre mes doigts - j’allais dire les doigts de mon esprit esthétique - s’il n’y avait pas une brèche d’où s’échappe la magie du mot du créateur ? Et cette musique me parvient-elle en fait juste ou fausse car il n’y a que dans la lecture critique que l’évaluation de la justesse de ce que nous semblons bien tenir est assez ténue ?

Ces deux questions me mènent à aborder l’éternelle question de l’appréhension du lecteur et à m’interroger : puis-je lire Kobs sans aucun a priori ? Un lecteur a-t-il le droit de lire comme il l’entend, en dehors des prétentions de celui qui prétend le sens de son mot, loin des racines de ses rêves, de la source de son verbe ? Car chaque mot fonde chez tout homme avant l’écrivain son foyer, creuse ses fondations, étend ses tiges, bourgeonne et porte sa floraison dans la feuille ou la fleur ou le fruit qu’il prétend dans son sens.

Mais, d’un autre coté, tout mot n’a-t-il pas le droit d’aller se faire interroger par un inconnu ? Inconnu de la prétention, je veux dire, car le mot est universel et « la maison du sens est toujours déjà meublée à l’excès ( au point d’en devenir parfois suffocante) » et « Chaque mot vient à nous, lorsque nous apprenons ou employons une langue, avec son poids plus ou moins incommensurable de précédents » écrit Georges Steiner (3) au point où, comme l’affirme Heidegger : « Ce n’est pas nous qui parlons la langue, c’est la langue qui nous parle . » (4)

Mais en poésie, la connotation est presque toujours personnelle, répondant à un désir psychologique intrinsèque, même si s’attachant de fait à un ordre culturel ou puisant inévitablement d’une (ou même plusieurs) civilisation.
Comment concilier, pour une bonne lecture, dans le pont de Kobs, ma vision et la sienne ? D’autant plus que ce poème à l’apparence toute joyeuse est limité par le chiffre deux comme une croix (de granit, ou de pure écriture dira Michel Ducobu) qui annonce la terminaison de la prière et se ferme imprévisiblement à une troisième personne quitte à être le lecteur.

Et pourtant le lecteur est celui qui se hisse entre l’écrivain et son rêve ou son ailleurs, ou son éden, ou son secret et jusqu’à son amour, pour signifier encore plus la limite de cette immixtion ! Et le poème « quelque soit sa stature, (…) parle, il parle à haute voix, il parle à quelqu’un » (5), en plus de l’aimée à laquelle il est adressé ici. Et je ne pense pas que Kobs qui s’est fructueusement abreuvé des doctrines esthético- philosophico- métaphysiques orientales, et dont rien ne fait ressembler à Gogol, puisse redouter l’intrusion de l’autre dans cette prodigalité de l’amour qu’il semble partager avec enchantement.

Mais me dit encore la voie de ma raison esthétique : ce poème est d’une simplicité verbale qui ne pousse a priori à aucune transgression comme si le sens du dessus est celui même du dessous. Et c’est d’ailleurs de cette inséparabilité étonnante entre la forme et le fond que la métaphore semble être la vérité.
Oui, ce poème semble sans noyau, mais n’est-ce pas ce qui ne se dénoyaute pas qui s’épluche à volonté ?

Là pourtant le fruit a l’écorce infinie ! Comment et jusqu’où penser lire l’insondable ?

Le pont de Kobs ne se lit, comme en faisant pivoter une bille dans la main, qu’en le tournant sur lui–même, sans s’attendre à lui trouver un commencement et une fin, car dans ses mots dansés, extravertis, enjoués, tout tourne sur soi et les derniers vers se trouvent dans les premiers :

Tu sais quand même aussi comment l’amour arrive
Le pont c’est toi, le pont c’est moi, le pont c’est nous
C’est en le traversant qu’on atteint l’autre rive.

(Derniers vers )

C’est dans ce sens de la ronde - et je pense ici à une ballade ou un chant religieux d’une ravissante expansion jouisive à la façon du gospel - que Kobs me suggère pourtant la possibilité de le voir à travers ma propre lanterne. Tout est aller-retour me propose-t-il et le sens pur n’existe qu’à travers des sens engendrés.
Et là je reviens à cette question primordiale du sens fini chez le poète et je remarque combien ce qui se hissait au départ dans ce poème au rang du religieux est assaini par ce qui est tout simplement humain : l’amour est anté-religion et ce poète apparait carrément comme un « Horace chrétien » (Marcel Lobet) dont les « poèmes n’ont que peu ou rien à voir avec la religion et (…)semblent à la limite plutôt panthéistes, un peu à la manière du « Deus sive natura » de Baruch Spinoza… », écrit Giulio Enrico Pisani (6).

Ainsi donc, si le pont de Kobs désigne à quelques pourcents le symbole du purgatoire dans la connotation chrétienne, il reste cependant à tous les autres pourcents une connotation ouverte au mode de la conjugaison amoureuse.

Agi cependant par le sacré le plus personnel ou le plus universel, ce poème ou ce pont, comme la terre, tendre et incassable, défie la consistance de la pierre qui le suggère et crée son aplomb dans l’étendue de la fusion de ses pas, quand le pas entre dans le pas, se mêle au pas, se confond avec l’autre pour créer le un, c’est-à-dire le nous pour le poète. Un « nous » qui se traverse en lui-même comme la fonte de la lumière pour s’atteindre, pour briller, pour illuminer, pour couler cœur dans l’âme dans le tréfonds d’une étendue qui n’a de sens que celui que Kobs donne à « l’autre rive ». Et l’autre rive, comme ce pont n’a pas de limite envisageable en calcul logique, n’est que cet incommensurable imperceptible : le paradis !

Mais pour ce ténor extravagant du mot qui fleure la pureté, le paradis est, paradoxalement à une vision chrétienne, sur terre car l’homme en a fait l’expérience et souffre de ne pas y éterniser comme il le chante désespérément en s’adressant à Dieu dans ce poème intitulé Les quatre éléments :

J’ai donc aimé le feu, l’eau, la terre et le vent,
(…)
En regardant glisser entre mes doigts le sable.
Pourquoi m’accordais-tu tout le temps ces faveurs,
Si je n’étais pour toi qu’un être périssable… ?
(7)

Défiant la logique de l’ego solitaire en soi, le pont de Kobs prend racine dans une belle ipso-logie de son poète et me murmure que c’est en amour précisément que le « je » est un autre, et que c’est en couple, non en triste individualité, que s’entreprend la marche vers le paradis.


(1) In Le Kobzar de l’Exil, 1974, et publié sur la page facebook dédiée au poète.

(2) In Giulio-Enrico Pisani, Le dernier vœu de Jean Kobs, Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, 10 juin 2011.

(3) Georges Steiner, Grammaires de la création, Paris, Editions Gallimard, 2001, pp. 176 et 175.

(4)Ibid. p. 178.

(5) Georges Steiner, Réelles présences, Les arts du sens, Paris, Editions Gallimard, 1991, p.170.

(6) Giulio-Enrico Pisani, Le dernier vœu de Jean Kobs.

(7) In Michel Ducobu, Jean Kobs, Dossiers Littérature Française de Belgique, 1992 (Fichier PDF).



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