lundi 25 juillet 2011 par Hervé Georgelin
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Paris, NiL éditions, 2007, Gallimard, Folio n° 4733, 2008.
Le nom de Jean-Paul Kauffmann est lié pour la plupart d’entre nous à son expérience d’otage au Liban ainsi qu’aux images de son arrivée après une captivité de trois ans aux mains d’intégristes sur un tarmac de la région parisienne. Il retrouvait alors la liberté et sa famille et on pouvait penser qu’une situation anormale prenait fin et qu’il rentrait dans la vie qu’il avait quittée trois ans plus tôt. C’est évidemment mal connaître la psyché humaine que d’imaginer qu’on puisse reprendre la vie là où l’on devrait la reprendre. Il y avait plus de choses à en penser et à en dire que de se féliciter de ce retour.
Le nom de Jean-Paul Kauffmann m’est revenu à l’esprit récemment, lors de la libération d’autres journalistes otages, eux avaient été retenus en Afghanistan. La voix de Joëlle Kauffmann, l’épouse donc, avait resurgi sur les ondes. Elle expliquait, avec sa chaleur et sa clairvoyance dont j’avais gardé le souvenir, que la libération d’otages n’équivalait pas à l’annulation du temps passé en détention. Bien qu’elle ne parlât pas en termes particulièrement tendres, il était évident qu’elle aimait profondément la personne qui s’était absentée, contre son gré, de la vie normale et qu’elle avait sûrement dû, elle aussi, s’engager dans un processus d’élaboration à partir de cette expérience.
Voilà, ces deux premiers paragraphes expliquent que j’ai demandé à ma libraire ce qui existait en poche de Jean-Paul Kauffmann qui après avoir été reporter international avait choisi l’écriture littéraire en revenant en France. Je ne savais pas à quoi m’attendre. On sait bien sûr écrire quand on est journaliste, on n’a pas forcément de qualité littéraire. Il est souvent de bon ton de railler le journalisme, associé uniquement aux médias audiovisuels qui cherchent à impressionner, à émouvoir, à aller vite, à saisir, provoquer des intérêts brefs, incessamment renouvelés, incessamment convenus, préexistants, dans l’air du temps. Comment pouvait donc écrire Jean-Paul Kauffmann ? Être journaliste, avoir été otage au Liban pendant trois ans ne confèrent à personne un talent personnel quelconque, aussi injuste que cela puisse sembler.
Parmi les titres qui m’ont été indiqués, je choisis de lire La Maison du retour. Il reprenait mon intérêt pour la situation psychologique de départ. Il s’agit d’un récit autobiographique – avec toute l’ambiguïté que ce genre peut bien receler malgré son fameux « pacte » fondamental - qui parle de reconstruction de soi, de retrouvailles avec soi-même et cette thématique intéresse d’autres groupes humains que des otages politiques au destin si singulier. Ne sommes-nous d’ailleurs pas tous un peu otages, éventuellement de nos illusions, quant à nous-mêmes, quant à nos proches ? Ne nous retrouvons pas tous un jour, brutalement déniaisés, dégrisés et ne faut-il pas toutefois aller de l’avant, parce que le temps nous entraîne, que d’autres ont des attentes envers nous et qu’on ne peut sombrer dans la prostration de la peine provoquée par la prise de conscience ? J’aimais aussi le titre indicatif d’une mise en scène, d’une intervention d’un lieu dans le processus de réappropriation de l’existence mais aussi dans celui de l’investissement du domaine littéraire. On parle souvent d’immobilier dans les médias ou dans le jargon technocratique qui nous envahit, généralement pour évoquer les prix qui flambent à Paris, des bulles spéculatives, du manque chronique de logements en France, de la piètre qualité des cités construites dans les trente glorieuses aux abords des grandes villes, de droit au logement ou de la fonction résidentielle dans tissu urbain. À contre-pied, Kauffmann parle d’une maison, pas d’une somme déboursée, perdue ou gagnée. Pour rentrer chez-soi, encore faut-il qu’il y en ait un. Il réintroduit dans le discours un lieu d’habitation dans sa dimension symbolique car, hormis les problèmes liés au marché de l’immobilier, celui-ci se trouve en avoir une dont le monde de l’argent, du pouvoir ne parle pas beaucoup, évidemment pas.
Le récit de Kauffmann articule de courts chapitres sur la rencontre entre l’auteur et un lieu puis son aménagement, son apprivoisement et quelques touches de la vie à nouveau habituelle, non traumatique qui s’installe dans ou avec cette maison. L’auteur parle peu de sa détention mais il précise bien qu’elle est présente à son esprit et que son entourage, surtout le moins intime, ne cesse de l’y ramener. Autour d’un achat immobilier premier dans une région dont Kauffmann n’est pas originaire ni personne dans sa famille, dans un village isolé des Hautes Landes, l’auteur va écrire comment une vie nouvelle va se tisser. Vie psychologique, vie esthétique, vie intellectuelle, vie affective et inévitablement vie sociale. Le tout est exprimé avec culture, un goût pour la haute culture, le souci de la précarité des rapports d’un être cultivé avec la haute culture, de l’humour, de la gravité et de la pudeur. On n’aura pas droit à la peinture par le menu de souvenirs lancinants du temps d’avant, de révélations scabreuses d’aucune sorte.
Le privilège de pouvoir s’affranchir d’une reprise brutale d’adaptation à la vie française entraîne la nécessité d’inventer un choix de vie nouvelle, adaptée à la situation de rupture. Il y a de l’aristocratie dans ce texte, probablement dans cette vie. J’aime cette liberté qu’on ne peut confondre uniquement avec le privilège des gros possédants. Il faut un certain culot pour se dire qu’il faut changer de chemin, se faire au chemin de vie qui a changé, que certains ont changé pour nous. Il ne semble pas que Kauffmann ait fait une belle opération immobilière facile ou que l’on ait transformé la demeure landaise, les Tilleuls, en une bonbonnière pour week-ends désœuvrés, c’est le contraire plutôt dont il s’agit : une lente appropriation d’un « produit » difficile que l’on aurait bien condamné à la ruine, d’autant que l’ancienne demeure eut l’heur d’être un bordel pour soldats allemands, voire, et c’est plus infâmant, à SS pendant l’occupation…
J’aime le côté nonchalant de Kauffmann quand il évoque ce passé de la maison qui lui a plu. Pas de tabou, pas de voyeurisme croustillant non plus. L’auteur ne s’arrête pas au cas précis de sa maison, on a droit aussi à l’évocation du partage difficile entre héros et salauds pendant cette période de l’histoire locale, et on peut imaginer que le départ entre les deux catégories n’est jamais bien simple. C’est là, on en parle, mais on n’en fait pas trop. En fait, il faut comprendre que si l’on peut écrire ainsi pour des sujets délicats, on doit aussi être capable de le faire pour le plus menu. À la fin de la lecture, on a en effet l’impression d’avoir passé un moment avec un proche dont la conversation peut parfois porter sur des sujets que l’on n’aurait pas choisi, le Bordeaux par exemple, mais pour lesquels on ne sent pas de mauvaise foi foncière, d’autosatisfaction, de cabotinage insupportables.
J’avoue ne pas être un grand fan de la culture classique. J’ai un peu de mal à comprendre qu’on se précipite sur Virgile quand on retrouve la liberté. Mais Kauffmann n’en fait pas tout un plat. Il finit par dire que le livre se trouvait juste là, que la limpidité de la prose est un bon prélude à un sommeil serein, que la traduction est sans doute amphigourique et que les formules des Géorgiques sont désormais convenues, sans aucune surprise. Plus étrange, plus profond est son constat que l’impénitent lecteur qu’il a été dans sa première existence puis pendant sa captivité - à ce propos, on peut penser au rôle salvateur de l’Odyssée tel que le décrit Primo Lévi dans l’univers concentrationnaire - n’est plus désormais, pour une raison étrange. Que la distance qui s’est instaurée entre lui et le roman, en particulier, est irrévocable et que de cette distanciation naît étrangement le besoin de se jeter lui-même dans la rédaction de sa propre prose littéraire.
Au détour de la narration entre épisodes badins et narration réflexive sur la réadaptation de l’auteur au monde dit normal, Kauffmann nous glisse quelques passages aphoristiques sur la condition humaine, sans pesanteur, en conclusion d’une scène a priori quelconque. Je trouve exquise la réhabilitation de la capacité de la psyché humaine à se nourrir d’illusions, pour reprendre un motif que j’ai évoqué un peu plus haut. Loin d’être un défaut de notre vie intérieure, c’est un ressort de santé mentale sans égal : « […] il est nécessaire de se duper pour survivre. Manquer d’illusions, c’est mourir. » Kauffmann sort ainsi sans crier gare du statut de chroniqueur poli et cultivé, de reclus, cette fois volontaire, dans des conditions matérielles relativement enviables, à celle de hardi moraliste, prenant à contre-pied les truismes les plus établis.
Il est toujours difficile de se mettre à mesurer la valeur des écrits des autres. On ne sait avec quel aune procéder, ni si on est bien digne de la tâche à laquelle on s’attelle. Toutefois, il est peut-être loisible de dire en quoi un ouvrage nous a touché. De La Maison du retour, je retiens cette volonté de ne pas être dupe, de prendre acte de l’irrémédiable et d’aller de l’avant, de se refonder et d’entrer modestement en littérature sans prétendre effacer les déchirures subies, ni vouloir s’y abîmer.
Hervé Georgelin
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