Editions du Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2016
lundi 30 mai 2016 par Alice GrangerPour imprimer
Un vêtement, une expression curieuse, du plaisir, une découverte, une foule de détails sont restés en mémoire, et leur évocation fait revenir le passé, morceaux de vie qui ressuscitent avec eux miraculeusement, quelques minutes comme dans une déchirure du présent. Par petites touches, en évoquant ce dont elle se souvient, Lydia Flem nous peint son enfance, son adolescence, les expressions verbales qui signent une époque, un milieu, les vêtements à la mode à ce moment-là, etc.
Lorsqu’elle se souvient « d’avoir vu, pour la première fois, un homme nu, sur une scène de théâtre, dans une pièce d’Arrabal », nous devinons la curiosité d’une jeune fille pour « un homme nu » la première fois qu’elle en voit un, d’autant plus que la pièce de théâtre semble exaucer un vœu secret, et le fait dans une distance qui lui permet de se cacher en voyeuse. Ce souvenir, comme chacun de ceux qu’elle évoque, peut être déplié, et alors il nous raconte, en silence, toute un morceau d’histoire que nous, lecteurs, pouvons imaginer, écrire.
« Je me souviens des articles invendables ou même défectueux que l’on appelle en argot des ‘rossignols’ ». On imagine la perplexité de la petite fille devant ce mot, devant les bizarreries de la langue, devant l’histoire d’une langue. On l’entend se demander pourquoi un oiseau qui chante si bien est devenu un article invendable ! Je ne sais pas si on utilise encore autant ce mot qu’autrefois. C’est dans un commerce que, pour ma part, je l’ai entendu pour la première fois, et je me souviens de la personne qui l’a prononcé, l’expression de la voix, je l’ai transposée dans une situation où elle dédaignait un vieux rossignol au chant ridicule, j’ai repensé en même temps à mon apprentissage du français à l’école et à cette leçon qui s’annonçait avec une jolie image d’un rossignol que le petit Poucet émerveillé allait écouter chanter avec ses parents… Le décalage était absolu, et jamais je n’ai pu faire mienne cette utilisation argotique du mot « rossignol ».
Avec Lydia Flem je peux aussi dire « Je me souviens de la mode hippie : pantalons pattes d’éléphant, imprimés à grosses fleurs… » Le souvenir de Lydia Flem nous évoque la force gigantesque du phénomène de la mode, avec ces pattes d’éléphant que tous les jeunes voulaient porter, et les chemises à fleurs…
« Je me souviens de la phrase qui se voulait blessante : ‘Tu ressembles à un épouvantail à moineaux’ ». On imagine la violence de cette expression adressée à une adolescente particulièrement sensible à cet âge à son apparence. Et on voit vraiment l’épouvantail à moineaux qui est dans le champs de blé ! En même temps, c’est une expression qui ramène un temps plus rural que celui d’aujourd’hui !
« Je me souviens que je détestais les vestiaires des filles et l’odeur de caoutchouc des chaussures de gymnastique. » Un souvenir de Lydia Flem qui nous parle à nous aussi, qui ramène ce fragment du passé où la promiscuité entre filles pouvait être gênante au vestiaire après la leçon de gymnastique, l’odeur de caoutchouc faisant écran à quelque chose de plus louche, les changements de vêtements devant tout le monde, ce besoin de solitude éventré par ce prétendu joyeux mélange des corps entre filles…
Souvenir d’un émoi furtif de jeune fille : « Je me souviens d’un homme majestueux dans un costume de papiers, à la Maison de l’Amérique latine. »
Des pleurs de petite fille, dans le souvenir, se calment avec « le rugueux apaisant d’une robe de chambre d’homme ou le soyeux mouillé d’un chemisier de femme » qui sont restés des sensations physiques du père ou de la mère qui la serraient dans leurs bras. Comme si le toucher d’un vêtement d’homme ou de femme avait été une surprise sensuelle capable d’arracher à sa peine, à son chagrin, la petite fille.
« Je me souviens qu’il ne faut pas faire sécher au soleil des vêtements sous peine de les voir se décolorer. » Nous imaginons la jeune fille commençant à s’occuper elle-même de ses vêtements, qui ignore encore comment faire, les précautions à prendre, et qui découvre un vêtement qu’elle aime particulièrement décoloré par le soleil ! On imagine une déception de petite fille qui doit renoncer à quelque chose, et en même temps cette perte la met en demeure d’apprendre, comme une grande. On imagine aussi que cette recommandation vient de sa mère, comme une transmission entre mère et fille.
« Je me souviens d’avoir acheté une guêpière. » Juste une petite phrase pour toute une histoire peut-être brûlante… On imagine la raison de cet achat, et la suite de l’histoire à partir de cet achat…
Bref, chacun de ces souvenirs pourrait être le point de départ d’un récit, d’une nouvelle, d’un roman, ouvrant non seulement sur l’histoire de l’auteur Lydia Flem mais aussi sur la nôtre, car nombre de ses évocations nous disent aussi quelque chose, comme signe de reconnaissance entre personnes à peu près de la même génération. En la lisant, nous avons envie d’essayer à notre tour de retrouver les galets qui nous guiderons dans le labyrinthe du passé ! En même temps, nous nous demandons si le fait d’avoir cristallisé ce passé sur certains et nombreux détails phares ne nous a pas permis d’oublier, de prendre de la distance, de grandir, de sortir de ce temps-là, rendant possible une évocation sereine, amusée, rieuse, détachée.
Alice Granger Guitard
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