Editions Flammarion, 2016
jeudi 29 septembre 2016 par Alice GrangerPour imprimer
Que ce roman de Yasmina Reza, « Babylone », soit dédié à Didier Martiny est peut-être une des pistes de lecture. Ce quelque chose d’irrémédiable qui est arrivé chez le couple du cinquième étage, Jean-Lino et Lydie, au milieu de la nuit après la fête au quatrième pourrait entrer en résonance avec une sensation d’irrémédiable dans le couple du quatrième étage où pourtant tout semble être en ordre.
Rien ne faisait pressentir cet irrémédiable. « Tout le monde riait… Nous ne sommes pas prévenus de l’irrémédiable. Aucune ombre furtive ne passe avec sa faux. Petite, j’étais fascinée par le squelette encapuchonné dont les contours noirs se détachaient sur une aura lunaire. J’en ai conservé l’idée d’un élément annonciateur… » Et si cet élément annonciateur s’était en vérité fait sentir depuis quelque temps chez le couple du quatrième, Pierre et Elisabeth, chez lequel a lieu cette fête de printemps, et avait déclenché l’imagination et l’écriture d’une histoire où, par déplacement, c’est au cinquième que la femme, Lydie, se fait étrangler par son mari ? Et si ce mari aidé par Elisabeth la femme du quatrième ne mettait son cadavre dans la valise rouge appartenant à Elisabeth afin de la faire disparaître au milieu de la nuit que pour brutalement signifier que la vie vivante est finie, que l’angoisse de la mort envahit la femme de soixante ans ? Et si l’homme indifférent qui dort comme si de rien n’était, au quatrième, alors qu’un crime a eu lieu au cinquième, était Pierre, le mari indifférent à l’angoisse qui saisit Elisabeth fêtant ses soixante ans peu de temps après la mort de sa propre mère ? Et si le véritable sujet de ce roman de Yasmina Reza était cette sensation de l’irrémédiable approche de la mort et que tout date puis passe des détails d’une vie en train de se vivre que l’auteur littéralement photographie dans ses reliefs dérisoires et ridicules ? Et si la narratrice s’était imaginée un confident vivant à l’étage au dessus, rencontré dans l’escalier, lui-même ayant un chat nommé Eduardo que sa femme n’aime pas, lui-même seul face à l’incompréhension de sa femme et éperdument avide de l’amour du petit-fils de celle-ci comme pour se saisir une descendance afin de ne pas disparaître totalement ? Et si la fête de printemps, lancée par Elisabeth qui panique parce qu’elle n’a pas assez de verres et de chaises, parce qu’elle est malheureuse avec les assiettes en carton, masquait la fête très inquiétante de l’automne de la vie, cette pente inexorable où il s’agit d’un exil comme celui dont il est question dans ce verset des Psaumes que le père de Jean-Lino lui lisait si souvent lorsqu’il était petit : « Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion » ? Babylone, le titre du roman. Elisabeth la narratrice, à partir de soixante ans, semble se voir en train de quitter les rives des fleuves de Babylone (et les langues de Babel qui figurent les humains singuliers innombrables qui vont inexorablement quitter ces mêmes rives) qui sont les rives de la vie. « Certains jours, quand je me réveille, mon âge me saute à la gueule. Notre jeunesse est morte. Nous ne serons plus jamais jeunes. C’est ce plus jamais qui est vertigineux. Hier j’ai reproché à Pierre d’être mou, indolent, satisfait de peu, j’ai fini par dire, tu laisses la vie passer… ça me file un peu le bourdon, c’est difficile de ne plus se projeter… La première fois que j’ai vu Lydie, elle traversait le hall et sortait de l’immeuble au bras de Jean-Lino. En plein après-midi, sur son trente-et-un elle aussi, pomponnée et droite, fière d’elle-même, de la vie, de son petit homme grêlé… On a tous fait ça un jour, homme ou femme, on se pavane au bras de quelqu’un comme si on était seul au monde à avoir décroché le gros lot. Il faudrait s’en tenir à ces fulgurances. On ne peut espérer aucune continuité dans l’existence. »
Nous sentons donc dès le début qu’il est arrivé quelque chose, et que c’est une prise de conscience brutale qui organise les pensées d’Elisabeth, qui se développent en roman. Elisabeth, soixante-deux ans, mariée avec Pierre, couple sans problème ayant un fils Emmanuel, est intérieurement totalement atteinte par un événement qu’on ne connaît pas encore, et dans une attention flottante à ses pensées qu’elle laisse venir, elle semble vouloir saisir comment c’était arrivé, s’il y avait eu des signes avant-coureurs, « Qui peut déterminer le point de départ des choses ? Qui sait quelle combinaison obscure et peut-être lointaine a gouverné l’affaire ? » Le fait qu’elle ait la soixantaine, comme nous l’avons souligné, n’est pas anodin : en quelque sorte « c’est fini pour moi, je passe la main » quand arrivent les soixante ans et que les traitements anti-rides promettent mensongèrement d’effacer les marques du temps. « On est quelque part dans le paysage jusqu’au jour où on n’y est plus. » « Quelle importance ce qu’on est, ce qu’on pense, ce qu’on va devenir » ? « Quand je serai sous terre qu’est-ce que ça changera ? Tout le monde se foutra que j’ai su ou non être heureuse dans la vie, et moi je m’en foutrai pas mal ». Au début du livre, les pensées d’Elisabeth virent vers sa mort, elle avance, mine joyeuse complètement disparue comme elle le remarque chez Jean-Lino le voisin du cinquième, « Toi aussi tu avances en âge de même que tous ceux que tu connais, et je me suis sentie comme appartenant à cette foule en route, main dans la main, avançant en âge vers une chose inconnue. » En marche pour l’exil sans retour, adieu Babylone ! La sœur d’Elisabeth, pour oublier l’inéluctable, s’est jetée dans la passion érotique en espérant gagner du temps.
Pouvons-nous même imaginer que, dans la banalité d’une vie de couple déjà ancien, le mari, Pierre, en restant indifférent au fait que sa femme se voit désormais en route vers la mort et passant la main aux jeunes, en ignorant le travail insidieux des pensées de la mort chez Elisabeth déjà secouée par la mort de sa propre mère, ne la tire pas de là, au contraire sa distance ordinaire l’étrangle ? Au cinquième étage, Jean-Lino étrangle sa femme Lydie parce qu’elle a donné un coup de pied au chat Eduardo avec lequel il parle en italien, au quatrième étage Pierre par indifférence, distance, effritement de l’attention sous le coup des années, banalité du quotidien, étrangle sans jamais en faire les gestes les paroles douloureuses de sa femme réalisant que tout s’en va, qu’elle a atteint un âge où c’est derrière soi, ça s’efface, personne ne retient. « Je me suis assise sur le bord du lit et j’ai regardé ses cheveux grisonnants. J’aime beaucoup ses cheveux… Je les ai caressés. Il dormait. Ça m’a consternée… Il m’avait laissée toute seule. Sans surveillance… Le type qui dort te quitte. Il ne s’inquiète plus de toi… Encore une promesse non tenue… Je me suis assise sur la lunette des toilettes et j’ai analysé les échantillons qu’on m’avait donnés avec le traitement anti-âge… Il y avait un masque nourrissant de la mer Morte qu’on pouvait laisser agir toute la nuit. » A propos… de la mer Morte, la mère d’Elisabeth est morte, Elisabeth et sa sœur vident l’appartement, toutes les choses d’une vie entière disparaît, il « ne restait pour ainsi dire rien d’une vie entière », la mère était une championne du crochet, « mais tout le monde s’en fout… la mort emporte tout et c’est bien. Il faut faire de la place pour les nouveaux arrivants. Dans notre famille on l’a fait radicalement. Le modèle biblique, untel père d’untel qui a engendré untel, ça n’existe pas chez nous. »
Donc, Elisabeth, à partir de ses soixante ans, est saisie par ce genre de pensées, elle commence déjà à partir vers une chose inconnue, à passer définitivement, comme pour sa mère toute sa vie à elle va disparaître, et la fête de printemps semble une sorte de fête de Babel des langues où les bizarreries dérisoires et ordinaires de chacun des invités convoqués se juxtaposent sous son regard photographiant comme pour une dernière fois avant l’irrémédiable. Pierre, son mari, qui l’aime toujours comme cela semble entendu dans un vieux couple sans histoire, peut-être parce que lui aussi laisse faire le temps qui passe et n’ouvre même plus les cadeaux qu’on lui fait, ne la sauve pas de ça, elle ne peut pas lui dire, on imagine que cela s’étrangle dans sa gorge et qu’elle ne peut pas parler avec lui de cette sorte de pente mélancolique à cause d’une indifférence irrémédiable qui n’est peut-être en miroir que le même lâcher prise qu’elle.
En tout cas, comme par hasard, c’est la veille de ses soixante ans qu’elle croise Jean-Lino dans l’escalier (elle monte à pied au quatrième pour rester en forme… à son âge, et lui aussi prend l’escalier, mais parce qu’il a la phobie des espaces clos : la cage d’escalier prépare la rencontre, l’amitié), et il lui propose d’aller ensemble aux courses à Auteuil le lendemain. C’est une femme qui vient de perdre sa mère, qui pense à la vie qui passe et au fait qu’après la mort en vérité il ne reste plus rien, il y a de nouveaux arrivants qui vivent leur vie et ainsi de suite sans garder des choses de ceux d’avant, et dans l’escalier c’est au voisin du cinquième qu’elle confie cette sorte de mélancolie imperceptible, pas à Pierre. L’appartement du cinquième est identique à celui du quatrième, mais beaucoup plus coloré, plus vivant, moins impeccablement rangé.
Aux courses, c’est un autre homme qu’elle découvre, presque comme un double plus vivant de Pierre, une preuve recherchée de vie au cœur de l’endormissement marital. Jean-Lino est un homme détendu, « Je ne l’avais jamais vu avec cette dimension d’énergie et encore moins de joie. » Alors elle comprend que d’habitude, bien que marié à Lydie, c’est un homme seul, qui « s’était fabriqué un rituel, il avait isolé dans le temps un espace qui le tenait. Aux courses, il prenait des épaules, même sa voix changeait. » Sa solitude à lui, pressentie, est-elle entrée en résonance avec la sienne face à la sensation de plus en plus prégnante que la vie va s’en aller et qu’un conjoint ne la ré-enchante pas ? Jean-Lino n’a pas encore tout à fait soixante ans, mais en approche. Elisabeth se souvient des soixante ans de son père, peut-être le début de cette pente fatidique qui a emporté le personnage paternel fort pour sa fille. La joie qu’elle découvre en Jean-Lino aux courses, l’énergie qui l’habite encore et qui évoque l’autrefois d’avant les soixante ans du père, est-ce cela qu’elle n’arrive même pas à se dire qu’elles sont absentes chez son mari et que c’est ça qui l’étrangle ?
Car dans ce roman qui fait un peu policier, mais aussi monologue intérieur, roman de la solitude, théâtre et coup de théâtre, voir moment où elle se repasse le film des événements avec les banalités et futilités dérisoires des uns et des autres sur le coup si attachés à des choses et des habitudes qui ne vont pas résister à l’ultime exil hors de Babylone, nous pouvons lire de manière linéaire, suivre le fil du drame, ça se passe au cinquième, après le repas pour fêter le printemps organisé par la femme du quatrième et son mari, le voisin du dessus frappe à la porte en pleine nuit, il vient d’étrangler sa femme, Pierre et Elisabeth montent avec lui pour vérifier si Lydie est bien morte. Ensuite, il se passe quelque chose de bizarre, et c’est là que nous vient le soupçon qu’il faut peut-être entendre différemment, qu’il y a plusieurs niveaux, et que les deux couples n’en font peut-être qu’un, qu’Elisabeth imagine connaître un autre homme dans l’escalier pour s’évader de la pente mélancolique qui l’a saisie, et qu’il y a un moment de flottement, une sorte de possibilité de dénier la sensation de la mort irrémédiable, et il faut faire disparaître le corps de la morte dans une valise rouge comme il faut repousser l’invasion mélancolique. Pierre et Elisabeth sont dans ce roman bizarrement peu inquiétés par le fait que Jean-Lino n’appelle pas la police. C’est étrange que le couple du quatrième redescende se coucher, et que Pierre s’endorme. Ce n’est pas crédible. Il y a quelque chose d’autre. On doit se douter que ce qui est raconté est autre chose. Que la morte en question est celle qui pressent sa mort. Que l’accusation, ainsi que la condamnation, si elle vise au premier degré Jean-Lino, l’homme du cinquième qui a étranglé sa femme parce qu’elle avait donné un coup de pied à son chat après avoir rabaissé son mari, atteint au second degré Pierre, le mari indifférent à la mélancolie de sa femme sexagénaire. On se demande là si, par exemple, l’arrestation du mari coupable de meurtre passionnel peut se lire comme une envie de divorce comme marque définitive d’exil loin de Babylone, comme pleurs sur les rives des fleuves, comme sevrage de l’envie d’un homme fort et paternel… Le motif du meurtre est dérisoire, lors du dîner pour la fête de printemps, Lydie avait demandé si le poulet servi était bio, Jean-Lino pour rigoler des travers de sa femme avait alors raconté qu’un jour sa femme avait même demandé à un serveur si le poulet s’était perché, tout le monde a bien ri et caqueté sur le dos de cette femme presque fanatique de bio. Lydie, lorsqu’ils ont été de retour chez eux, a accusé Jean-Lino de l’avoir humiliée, elle s’est vengée en le rabaissant, en se moquant de lui, et en donnant un coup de pied au chat. Bref, les fulgurances si vivantes d’un couple sont bien terminées lorsque chacun des conjoints se met à ridiculiser en public les bizarreries de l’autre en ultime humiliation, mais comme une sorte de vengeance dérisoire parce que cet autre ne fait pas un geste pour enrayer l’exil sans retour qu’est la mort. La condamnation de Jean-Lino (et non pas celle d’Elisabeth qui l’a pourtant aidé à mettre le cadavre dans sa valise rouge et à la transporter jusque dans le hall de l’immeuble, mais qui a réussi à faire croire qu’elle avait prêté cette valise au couple quelques jours avant) vaut aussi, dans une lecture au second degré, l’annonce qu’un même sort se saisit du mari indifférent, la mort a même déjà commencé à l’endormir, à émousser ses joies, ses passions, ses intérêts. « Le passé s’effondre à une vitesse ! »
Yasmina Reza écrit comme personne cette inquiétude profonde des choses qui ne résistent pas au temps, qui passent, et la vie sous son regard crépusculaire est moquée, celle qui écrit est comme la faucheuse de son enfance que personne ne voit mais qui est bien là. Elle mène son investigation de l’intérieur, et comme en filmant ou photographiant les personnages dans leurs postures datées, les événements graves ou ordinaires ou dérisoires qui les mettent ensemble, en enregistrant les paroles, les bizarreries, les remparts précaires et ridicules des habitudes contre le non-sens d’une vie qu’il faudra quitter. Une belle écriture. Le théâtre de la vie, et dans ce roman, Elisabeth s’en tire encore, ce n’est pas elle qui va en prison, alors même qu’elle est complice en ayant tenté d’aider le voisin du dessus à faire disparaître le corps dans une valise lui appartenant. Le corps de la morte étranglée a fait tache dans sa valise rouge au milieu du hall de l’immeuble ! C’est la preuve du crime passionnel de Jean-Lino alias Pierre… Maintenant, dans le fourgon de police qui emmène le coupable après la reconstitution des faits, le mari a la confirmation d’appartenir à cet ensemble obscur dont parle le fameux Psaume. Et Elisabeth regarde « le ciel et ceux qui s’y trouvaient » puis remonte seule par l’escalier de service. Seule ! L’homme est embarqué. Elle a retrouvé le casse-noix qu’elle avait fait et offert à sa mère quand elle était petite, et que celle-ci avait gardé dans un tiroir. L’enfance dans un casse-noix, encore retenue. En même temps, avec l’homme embarqué comme avec l’homme endormi qui ne s’inquiète pas d’elle, tombe peut-être l’espoir d’un homme fort sur le modèle d’un père qui devrait être éternellement fort, rien n’a tenu sur les rives des fleuves de Babylone. On peut rigoler aussi, avec le casse-noix, entendre une voix d’homme, tu me casses les noix avec ton désir de me voir en père qui érigerait un rempart pour que tu sois protégée de cette inquiétude infinie…
Alice Granger Guitard
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