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La vie parlée

Bernard Chapuis, Editions Stock, 2005

vendredi 6 mai 2005 par Alice Granger

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Le thème de ce roman est la disparition. D’ailleurs, le premier chapitre ainsi que le dernier parle du carnaval qui a lieu chaque année dans cette ville au bord d’un lac, le jour de la saint Antoine de Padoue, trois jours pendant lesquels se perdre sous des déguisements.

Un homme, un musicien qui fut un chef d’orchestre célèbre sous un nom qui était un pseudonyme très banal, disparut de cette notoriété en venant vivre dans cette petite ville au bord d’un lac pendant quatre ans, dans un immeuble ordinaire, sous un nom qui s’avéra à la fin être son vrai nom. La concierge de l’immeuble, Solange Lasserre, qui aime la musique, le reconnaît sous son nom inconnu comme le chef d’orchestre célèbre. Elle est le témoin de la nouvelle vie incognito du célèbre disparu, il l’invite à venir l’écouter jouer ses compositions, elle le retrouve au carnaval déguisée en rat d’hôtel. Gardant le secret, elle est celle qui le voit vivre ailleurs. D’autres bien sûr, comme Camille Bonnavent, un ami du même âge que lui, connu au lycée, musicien comme lui, Maurice Forbin son impresario, Odile Dhue sa fille, Henri Nicolet son homme d’affaires, Xenia Concessio sa deuxième femme, musicienne, sont également du secret.

Chacun de ces personnages, au cours de plusieurs auditions que nous imaginons devant un inspecteur de police, parle de celui qui, nous l’apprenons à la fin, a définitivement disparu.

Le musicien disparu existe à travers des paroles. Des personnages parlent de lui, de son existence.

Ainsi, l’ami Camille Bonnavent dit : "Il a toujours été ainsi : il ne veut pas quitter, mais dès qu’on s’approche il file et disparaît comme un chat sous une commode."

Xenia Concessio sa femme dit : "Cormier, c’est l’Homme Invisible avec des habits de Sherlock Holmes." "Depuis l’accident d’avion qui avait coûté la vie à son père et à sa mère, il avait pris l’habitude d’embaumer ses bonheurs et de les installer dans de petits sarcophages qui traînaient partout et qui craquaient sous les pieds. Il prenait un soin tout particulier à l’entretien du cimetière des animaux…". " Ne pourrais-tu pas te mettre de temps en temps en vacance de tes chers morts, chiens, asticots, chats, papa, maman, avec tes vieilles phrases râpées, tes vieilles musiques de cœur, tes macchabées adoptifs, tout ce passé qui te colle comme une crotte au cul d’un poisson rouge, le passé, ah, mais j’en ai marre, moi, du passé !"

Le musicien disparu a en effet perdu jeune ses parents, disparus dans un accident d’avion. La disparition domine sa vie. Comme pour pallier au fait qu’il n’a jamais vu le cadavre de ses parents, ne fait-il pas revenir ces cadavres dans ceux des animaux ? Et alors, n’est-ce pas logique que lui, lorsqu’il disparaît définitivement, il est déguisé en chien, en ce jour de carnaval de la saint Antoine ? Solange Lasserre en témoigne : "Le décor de la placette andalouse s’ouvrait un peu plus loin sur un quai de bois où attendait une barque avec deux rameurs, rames levées. Cormier est allé s’asseoir à l’arrière de l’embarcation sans la moindre hésitation, l’équipage a écarté la barque du quai et ramé calmement en direction du silence et de la nuit du lac. Cormier était immobile, on le voyait de dos, il était déguisé en chien." Il disparaît dans la mort comme un cadavre de chien, représentant les cadavres jamais vus de ses parents.

Sans doute, nous l’imaginons, il aura appris qu’une issue fatale planait sur lui, en témoignent des ennuis urinaires et de prostate qui hantent sa vie au bord du lac, alors il aura soigneusement mis en scène sa disparition, ceci en suivant exactement la trame de son expérience de la disparition de ses parents. Il s’en va dans le concert des paroles de ceux qui seront appelés à témoigner de cette disparition et de ce qu’il aura été. Il reste le chef d’orchestre et le compositeur de ce concert de paroles. C’est sa disparition qui organise leurs récits, leurs paroles. De même qu’autrefois, des paroles s’élevaient dans le sillage de la disparition de ses parents. Pas de cadavres, mais des paroles, lui abasourdi par ce départ sans retour et par ces paroles, ceux qui restent et qui parlent. Mais lui, en quelque sorte, il a annoncé son départ. Il a disparu encore vivant. Sa solitude était sa disparition signifiée à ceux qui restaient.

Il était d’un autre temps. Presque le seul à écrire encore des lettres. Sans téléphone portable, sans sms, sans e-mails. Fatigués de manger de la soupe de cons. Et par le jeunisme ambiant. Panier percé, dépensier, il n’était pas pour l’héritage, il ne voulait pas que sa fille et sa petite-fille soient des enfants de riches. En quelque sorte, il voulait mettre en relief ce qu’a été son héritage à lui, qui était un autre héritage que celui-là, pas quelque chose de préparé.

Dans sa jeunesse, alors que son ami Camille Bonnavent ne savait que faire de son père et de ses chères cellules et de sa mère et de sa boulimie de vague à l’âme, sinon attendre qu’ils passent leur tour, il vit avec un oncle sorti d’un roman d’aventure, libre, disant : "tu sais, au fond, je suis un self-made boy, chez moi tout est fait maison, sans les parents".

Cet oncle aventurier le laissait libre, dans le grand appartement, avec cette immense ouverture laissée par la disparition. Son ami le suit. L’envie. Rien de ce qui avait appartenu à ses parents n’est resté, sauf quelques tableaux. Rien de sa chambre d’enfants. Vivant dans l’appartement des parents sans les parents, sans le décor des parents. Tout disparu. Succession de présences et d’absences de l’oncle, Pilote. Son ami habite avec lui. Ils vont un peu dans toutes les directions.

Dans sa vie incognito, en fait dans sa vie inconnue sous son vrai nom, comme en transit vers la disparition définitive, une réflexion répétée par son impresario indique ce qu’il pense de la société d’où il a disparu, ce supermarché de la culture : "quand j’entends prononcer le mot culture, je me cache derrière mon piano."

L’impresario ajoute : "ni Cormier ni moi ne sommes du genre work in progress". Il témoigne de la gourmandise et de la curiosité de vivre de Cormier, dans cette grande ouverture laissée par la disparition. Très sociable. Parlant aux inconnus. Presque une vulgarité emphatique. "Bonnavent, Cormier et moi ne sommes pas des gens de la pilule". Pas du genre antidépresseur, toute cette médication préventive du mal de vivre.

Cormier, de par son activité de chef d’orchestre célèbre, est toujours parti, souvent il est en disparition de l’univers de sa première femme, qui mourra. Leur fille témoigne : "Ma mère était très jolie, très sorteuse, très amoureuse de mon père, femme fleurs toujours gaie, elle s’étiolait cependant quand son jardinier était au loin pour une tournée de concerts, si bien qu’il régnait à la maison une tension assez théâtrale dont Cormier ne semblait pas avoir conscience." Pour lui, en effet, il est possible de vivre dans l’ouverture que laisse une disparition. Mais pas pour sa première femme, semble-t-il, puisque, finalement, elle meurt. Sa deuxième femme, Xenia Concessio, organisera autrement cette suite de disparition scandée par la carrière de son mari, puisque, étant elle-même musicienne, elle disparaîtra elle aussi pour ses tournées. Leur mariage tiendra pour cette raison-là. Il avait sans doute besoin d’une femme dont les propres disparitions lui sauvegardaient une ouverture libre bien connue depuis la disparition de ses parents.

Voilà donc un beau roman de Bernard Chapuis, qui raconte, finalement, comment à l’heure où sa propre mort commence à s’annoncer, un homme s’inspire de la disparition de ses propres parents pour littéralement organiser la sienne, tandis que dans cet après-coup il apparaît que toute sa vie d’orphelin de parents a été modelée par l’ouverture et la liberté inquiétante de cette disparition précoce. Il ne quitte pas et il quitte, toute sa vie. Il reste dans les paroles, et en même temps il a quitté.

Alice Granger Guitard



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