Editions de l’Olivier, 2010
mardi 12 octobre 2010 par Alice GrangerPour imprimer
Une fois de plus, Agnès Desarthe nous prouve qu’elle sait parfaitement ficeler l’écriture d’un roman, en exploitant chaque bifurcation d’un labyrinthe intérieur obscur, puisant pour son personnage principal Jérôme dans un grand nombre de dispositifs psychologiques possibles. On a l’impression que la romancière a devant elle le trésor de ces dispositifs relationnels, et qu’elle l’exploite au maximum. Secrets de famille, fantasmes, mythes…
Jérôme nous semble en effet être étrangement soumis à plein de choses : son histoire bien sûr, avec sa puissante part obscure, ses secrets, mais aussi ce qui arrive et qui se constelle autour de sa fille, à partir de la mort accidentelle du copain de cette fille. La part active est donnée à une femme, Vilno, Jérôme se laisse séduire par elle, se laisse faire, leur histoire d’amour commence tandis que se profile un dénouement qui, en fin de compte, signe la séparation « normale » entre un père et sa fille, celui-ci étant en quelque sorte « recasé ». On dirait que la présence de Vilno est fonctionnelle par rapport au départ de la fille, par rapport à la résolution de l’attachement père-fille. On comprend après-coup…
Il y a le thème de la mort accidentelle d’un jeune homme, et le roman frise alors le roman policier. Déjà, Armand est une victime. Un accident de moto, d’accord, mais nous sentons cette force puissante de la nuit brune qui a attiré définitivement à elle ce garçon. Peut-être Jérôme sent-il l’ami de sa fille Marina emporté brutalement dans la nuit brune aussi comme un double. Peut-être fantasme-t-il passionnément cette nuit brune comme ayant une séduction irrésistible. Thème de l’arrachement. Thème de l’enfant trouvé dans la forêt, de l’enfant sauvage. Alors, aussi thème du petit garçon que sa mère inconnue a dû séparer d’elle. Alors, la fille de Jérôme, Marina, est aussi un double de la mère biologique inconnue de Jérôme, qui va le laisser. Le roman met tout ça en place, selon une logique précise.
Thème de la relation d’un père et de sa fille. Huis clos de la maison où le père et la fille, Jérôme et Marina, vivent ensemble, un divorce ayant séparé les parents. La mère s’est éloignée, et c’est la fille qui est avec le père. Dispositif qui pourrait répondre au fantasme d’une fille d’être la femme du père, laissée auprès de lui par sa mère partie… Une mère qui, selon Jérôme, ne s’est jamais intéressée à sa fille… Une fille qui sépare littéralement d’elle son père impuissant à calmer sa douleur. Et, en miroir, un père assujetti à la douleur de son impuissance paternelle. En vérité, la douleur de la fille fait quelque chose au père, l’atteint, le reconduit à… la nuit brune. La métaphore en est cette forêt en laquelle il s’enfonce en rampant comme s’il était redevenu fœtus dans les enveloppes placentaires. Jérôme est sujet à cet érotisme de l’enfoncement rampant dans la nuit brune. La romancière Agnès Desarthe imagine une nuit brune toute-puissante, forêt intra-utérine dans laquelle l’enfant sauvage, l’enfant des bois, revient toujours en rampant, en s’écorchant. Quelle métaphore de l’acte sexuel ! Un enfant sauvage soumis à l’appel tout-puissant de la forêt obscure féminine utérine… La toute-puissance des femmes ! La puissance de l’origine obscure sur le garçon !
Le thème de la relation d’un père et de sa fille est traité deux fois dans le roman. Jérôme et sa fille Marina, mais aussi Clémentine Pezzaro, qui avait disparue un peu avant la mort accidentelle d’Armand, avec son père. La relation de Pezzaro avec sa fille laisse affleurer le soupçon incestueux. Comme la moto sur laquelle Armand s’est tué lui avait été vendue par Pezzaro, la piste criminelle s’insinue dans le roman. Pezzaro aurait pu trafiquer la moto pour qu’Armand se tue avec. Père qui tue un garçon qui est en relation avec sa fille. Ficelle incestueuse, père amoureux de sa fille qui tue le garçon. Soupçon qu’Armand aurait pu assassiner la fille disparue, et que le père se serait fait justice lui-même… Ou bien, père qui a tué sa fille parce qu’elle lui préférait un garçon… Bref, exploitation de la veine incestueuse…
Thème de l’homme esseulé, Jérôme, qui désire un ami, qu’il trouve en la personne d’Alexandre, commissaire à la retraite, qui poursuit à titre personnel l’investigation autour de la mort du jeune Armand, puis qui va pour son nouvel ami se lancer dans la recherche de l’histoire et des origines de ses parents adoptifs. Là-aussi, Jérôme est passif, et c’est Alexandre qui prend la direction des choses, qui l’amène par exemple jusque dans la cabane où vivait Pezzaro et sa fille disparue. Thème de l’homosexualité masculine qui affleure. L’ami lui ouvre l’accès à l’histoire de ses parents adoptifs. Et à travers l’histoire de son père et de sa mère adoptifs à laquelle Jérôme a accès pour la première fois parce que son ami la lui a offerte en quelque sorte toute mâchée, toute « ombiliquée », l’enfant de la forêt se rend compte qu’il est relié à des enfants morts, six, quatre que sa mère avait eus d’un premier mariage, avant la guerre, deux que son père avait lui aussi eus d’un premier mariage. Six enfants morts en déportation. Jérôme a été adopté et aimé par ses parents adoptifs comme consolateurs de six enfants morts. Thème de l’enfant réparateur… Qu’est-ce qui, dans l’histoire familiale, préside à la venue d’un enfant ? Les parents adoptent celui-là, et ne peuvent que l’aimer totalement puisqu’il console, répare, bouche une béance énorme, et l’enfant réparateur ne peut que venir de la nuit brune de la forêt, presque ne servir qu’à ça, n’être que ça, abandonné dans une grotte de la forêt. Ce qui compte, c’est de servir à combler la douleur de chacun des parents, ceux-ci n’ayant plus aucun autre enfant. Donc thème aussi de l’enfant unique assuré qu’il n’y en aura pas d’autres, ils sont déjà tous morts en déportation… Garçon unique aspiré dans la nuit brune utérine de la douleur-amour des parents adoptifs. Thème des parents qui n’acceptent l’enfant, forcément sauvage, trouvé, en danger dans la forêt habitée par les bêtes sauvages, que s’il est leur consolateur, leur bouchon, le sujet total de leur douleur. Alors, thème de l’enfant tout-puissant capable de colmater la perte des parents qui l’adoptent. Le thème de l’enfant sauvage dans la forêt nous persuade que l’enfant n’est rien avant que les parents ne lui greffent un sens réparateur. Thème des parents dont la vie a été massacrée par les nazis, et dont toute la vie après sera représentée par leur garçon adopté… Agnès Desarthe a exploité là un certain nombre de veines fantasmatiques… Elle semble les proposer à son personnage principal comme autant de « pièges » faciles depuis sa petite enfance.
Thème de la femme nature, qui séduit Jérôme, tout cela autour d’une ancienne porcherie que, en tant qu’agent immobilier, il propose à la vente à cette Ecossaise, et, comme il se doit, l’amour se concrétisera dans le foin, les toiles d’araignée, etc. La femme qui vient d’Ecosse a quitté son mari, et son fils devenu grand est parti, en somme Armand n’a plus aucun rival… De même qu’il était toute la vie de ses parents adoptifs dont les autres enfants étaient morts, et dont leur autre vie a été détruite par les nazis. Vilno n’a plus que lui. Une grosse clef… Tout le reste disparaît, et alors… lui ! L’inverse, aussi : tout a disparu dans la vie de Jérôme, après sa femme, sa fille, grand ménage… Reste Vilno ! Reste une femme qui ne s’était pas rendue compte que la maternité avait pris tant de place dans sa vie, qui se sent avoir rejoint « le bataillon des ménagères mises au chômage forcé par le départ de leurs enfants. » En somme, disponible pour tout homme esseulé lui aussi, après le départ de sa fille… Amour réparateur… Bouchon… « … dans ce bled moche, j’ai trouvé un homme. » Appétit éveillé à contretemps, achat de la maison des cochons, crépuscule… Vol des clefs de Jérôme…
Thème de l’amie de la fille Marina, Rosny, qui se rapproche du père de sa copine à l’occasion du drame, qui arrive à la maison, fait du café comme chez elle, l’offre à Jérôme pour le consoler de ne rien pouvoir faire pour sa fille. Rosny rôde autour de lui, comme si elle était amoureuse du père de sa copine…
Rosny la grosse, tandis que sa mère est mince… Thème de la mère qui fait plus jeune que sa fille…
Bande de copains qui viennent à la maison materner leur copine frappée par la mort d’Armand, recroquevillée dans son lit. Encore une scène consolatrice…
Le papa voit forcément sa fille comme une exception : « Marina avait échappé au lot commun. Elle était l’exception : une plante rustique parmi les bonsaïs. » Rustique, ça veut dire qui ne meurt pas, comme Jérôme l’explique à sa fille. Thème de la fille plus forte que le garçon…
Thème de la femme libre pour laquelle l’acte sexuel n’engage rien d’autre, Paula l’ex-femme de Jérôme et mère de Marina, venue pour les funérailles d’Armand, couche avec son ex-mari, et le lendemain c’est comme si rien ne s’était passé. La revoyant, il s’était dit : « Comme elle est vieille ! » Et elle : « Comme il est beau ! » Thème de l’homme qui vieillit moins vite que la femme, et alors, une autre… Mais, tout compte fait, il s’aperçoit qu’elle s’habille comme sa fille, donc pas si vieille que ça si elle prend pour modèle sa fille…
Jérôme l’enfant caché, rôdant dans les bois à quatre pattes, « entre les troncs immenses, se faufile de buisson en buisson, des trous pour dormir, pour se réchauffer. » C’est très fantasmatique… « Il ne s’appelle pas encore Jérôme, il est assis, au cœur d’un bouquet de fougères, chaudement vêtu, sérieux… Il attend. Des taches de soleil se déplacent sur le sol. Il les observe et sourit. » Va arriver la main d’Annette, la mère adoptive… Va lui faire un câlin… Erotisme de l’abandon, qui donne tant de pouvoir à qui vient, rôle réparateur. Toute cette fantaisie tournant autour du thème « on abandonne un petit garçon » ! Pire que le fantasme « on bat un enfant ».
Bref, cela me fait rire, qu’une femme imagine un garçon en enfant trouvé, abandonné dans une grotte de la forêt, et heureusement qu’Annette lui tend la main, puis heureusement que Vilno la femme nature s’est aventurée jusque dans le bled moche… Grotte de la forêt, bled moche, maison des cochons… La nuit brune féminine a tout intérêt à ce que l’homme reste attachée à cette sensualité de mousse des forêts, de grotte, de feuilles d’arbres, bref une matière très placentaire, attirant dans son trou noir.
Agnès Desarthe maîtrise très bien son sujet.
Alice Granger Guitard
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