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Pamplemousse - Yoko Ono [traduit par Christophe Marchand-Kiss].
dimanche 31 octobre 2010 par Stéphanie Chabert

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Pamplemousse de Yoko Ono : l’art fait étonnement

Pamplemousse de Yoko Ono : l’art fait étonnement

 «  Yoko Ono est une artiste méconnue – parce qu’elle est une personnalité associée au monde de la pop - trop connue, et sûrement mal connue »

Christophe Marchand-Kiss, préface à l’édition Textuel 2004.

 

 

Fiché dans une couverture violette au format géométriquement parfait, un œil se mire en une  posture désinvolte. Son décentrement impertinent et joyeux rompt d’emblée l’équation raisonnable du « centre absolu », créant un « à côté de » intriguant (provoquant ?).  Englobante circularité, cet œil désaxé, dont la rondeur exquise et pénétrante entrevoile l’artiste Yoko Ono, est l’œil du poète[1], que la présente édition a su saisir dans toute son excentricité… L’identité du poète caché s’affirme dans ce regard en amande douce, par cet œil rond comme une pomme, acidulé comme un pamplemousse. Appel quasi érotique au voyeurisme poétique… Face à cette serrure oculaire, oserons-nous être voyeurs et non voyants ? Oserons-nous briser le tabou de la sensualité ostentatoire, de cet œil à visiter, à pénétrer ?

 

« ŒUVRE PROMENADE

Stimuler l’intérieur de votre cervelle avec un pénis

Jusqu’à ce que tout soit bien mélangé.

Faites une promenade. »

 

 

Promenade stimulante, l’œuvre est avant tout une libération corporelle, mélange du sexuel et de l’intellectuel, pratique d’un laisser-aller hors des cadres. Le voyage devient  transgression  des formes, des genres, des êtres ; et au-delà de la couverture, transgression d’un Art délesté de toute pudeur. « Je pense qu’il est bon de vous dessaisir autant que possible de ce que vous avez », disait  Yoko Ono aux gens de Wesleyan, ce 13 janvier 1966, « des possessions mentales comme des possessions physiques ». Dépossédé, déculotté et fessé au fil des « œuvres[2] », le lecteur n’a plus qu’à troquer sa retenue contre un passeport de voyeur-voyageur ; et c’est là tout l’enjeu du pari poétique, entre exhibition et mystère, intrusion jouissive dans l’univers des petits riens et des petites choses de la vie.

 Publié pour la première fois en 1964, Pamplemousse est à la fois une éviction générique et une rupture de la gravitation littéraire. L’œuvre se conçoit avant tout comme suggestion, « le commencement de quelque chose, comme une graine. N’est-elle pas un fragment d’une plus grande totalité, comme la queue d’un éléphant ? N’est-elle pas quelque chose sur le point de naître, pas vraiment structuré, jamais vraiment structuré…telle une église inachevée à ciel ouvert ? ». Ni poème, ni partition musicale, ni esquisse picturale, les « pièces » de Pamplemousse sont comme autant de croquis en attente de réalisation.

« ŒUVRE POUR LE VENT

Découper un tableau et laissez le vent en disperser

les morceaux. »

 

Performance en devenir, l’œuvre n’est jamais imposée mais simplement proposée. Ce tableau éventé aura mille réalisations différentes, selon la découpe du tableau, selon les vents, selon le moment. Universelle, l'œuvre est simultanément individuelle.  Aussi, les « pièces » deviennent-elles de véritables synopsis, traces artistiques ouvertes aux aléas de l'interprétation et de la réalisation individuelle, œuvres délestées de l'empire du moi auctorial. Aux blancs-seings fossilisés dans lesquels se complaît parfois la création littéraire, Yoko Ono oppose des tentatives, des coups d'essai, des œuvres vivantes enfin ! non pas seulement parce qu'elles sont vouées à la performance, mais parce qu'elles sont définies par l'imprévu, par l'incertitude qui marque chaque nouvelle appropriation de l'œuvre.

A l’instar des membres du groupe Fluxus (si groupe il y a), la voix artistique de Yoko Ono est métissée de révolte singée, de dérision grave, de provocations intellectuelles et corporelles, et d’une franche envie de mettre cul à terre ce gros molosse inerte, ce sacro saint Art. Au moment où son rockeur de John faisait imploser la scène musicale depuis son sous-marin jaune citrus, Yoko collaborait activement, aux côtés de George Maciunas, à l’art-vie. Moins révolution que torsion systématique des idées et des matériaux artistiques, détournement provocateur plutôt que nihilisme dadaïste, ce poinçonnage des consciences ne fait pas moins dégringoler l’Art de sa superbe, au profit d’un élan vital, fondement de toute expérience.

 

« TABLEAU QUE L’ON PORTE

Découpez des vestes ou une robe dans des tableaux

Que vous aurez acquis, tels un de Vinci, un Raphaël,

un De Kooning. Vous porterez le côté

peint soit à l’intérieur soit à l’extérieur.

Vous pouvez aussi fabriquer des sous-vêtements avec. »

 

Désormais, seuls l'acte de transgression (découper une veste dans la toile) et la pratique triviale (porter la veste made in de Vinci !) définissent un de Vinci ou un Raphaël comme œuvre d'art. La provocation jubilatoire se poursuit, de la transmutation du tableau en culotte potentielle, jusqu'à l'indifférence de l'envers ou de l'endroit : désacralisé, le tableau est non seulement porté, usé, mais également dénué de tout intérêt en tant que représentation IMPOSÉE au regard. Sans tabous ni bienséances, la création est dès lors pensée (vécue !) selon une pratique quotidienne, démocratique et collective : « Il n’y aura bientôt plus besoin d’artistes quand les gens se mettront à écrire leurs propres instructions ou les échangeront ou les peindront », déclarera Yoko dans son discours à Wesleyan. La provocation devient ainsi le moteur d’une émancipation artistique, dans la droite ligne des créations décomplexées de John Cage : de Yoko Ono à George Brecht, de Allan Kaprow à Dick Higgins, tous auront à cœur (et à poigne) de miner, piller, saper la frontière artificielle entre vie et art, entre morale sociale et spontanéité moralitico-amorale. Dans une lettre à Yvan Karp du 4 janvier 1975, Yoko écrivait que la vulgarité est par essence vulgaire, mais qu’elle peut néanmoins être intéressante. L'enjeu n'est donc pas le vulgaire pour le vulgaire, mais le vulgaire comme potentiel créatif et significatif, tout comme le fut, dans les années 1915-1920, la Fountain de Marcel Duchamp...

Au-delà de la provocation, c’est l’ambivalence de la notion d’Art qui est soulevée par le fameux urinoir de Duchamp, problématique obsédante des avant-gardes du XXe siècle : que peut-on considérer comme artistique ? N’y aurait-il pas un « tout artistique » ? Pour Yoko Ono, « l’art n’est pas une simple reproduction de la vie. Assimiler l’art à la vie n’est pas reproduire la vie dans l’art. ». Hors des raccourcis simplistes, chaque œuvre de Pamplemousse est conçue comme une ouverture vers le monde sensible, non pas réceptrice ou reproductrice mais CRÉATRICE de sensitivité originale. Contrairement aux happenings[3] de Kaprow, ces « bouquets  de fleurs » où tout fusionne selon les lois du hasard et de la spontanéité, les œuvres de Yoko révèlent le monde en une appréhension originale de la vie : « D’aucuns diront que les choses ne s’appréhendent jamais séparément, qu’elles fusionnent toujours, et que c’est la raison d’être du happening, qui est une fusion de toutes les perceptions sensorielles. […] Mais si c’est le cas, c’est une raison et une stimulation supplémentaires pour créer une expérience sensorielle isolée des autres, ce qui est rare dans la vie quotidienne. »[4]

« ŒUVRE ENREGISTREMENT I

Œuvre pierre

Enregistrer le vieillissement de la pierre »

 

Cette partition musicale (car il s’agit bien d’une musique !), brève et simple, court-circuite simultanément la raison et les sens. La musique trouve son origine non plus dans la note, mais dans le bruit des choses telles qu’elles sont. À l’instar des œuvres de Cage, la musique s’ouvre au monde et le monde se fait musique, vaste corrélation, sans frontière aucune, entre les êtres et leur environnement. Imaginez un instant la musique d’une pierre : serait-ce la musicalité du craquement minéral ? du frottement du vent sur sa peau rugueuse ? À cet instant, seule l'oreille s'étire à en manger les autres sens : elle est tout. Plus encore, elle est simultanément création et torsion des sens : Comment approcher le vieillissement si ce n'est avant tout visuellement ou tactilement ? Le vieillissement s’inscrit sur le visage en une ride perçue par l’œil ou la main. Or ici, le vieillissement est saisi dans son essence sonore : il s’agit d’écouter la pierre vieillir ! Si l’art n’est pas la vie, c’est qu’il la module pour en révéler les beautés uniques, simples, ces petites choses ténues qui passent inaperçues, au-delà d’un classement générique devenu obsolète. Le pari de Pamplemousse (et de la démarche créatrice de Yoko Ono) s’aventure dans ces espaces d’étonnements sensoriels, minant inlassablement nos possessions mentales et physiques, sensorielles et artistiques. « Il est bon de rester petit, comme un grain de riz, plutôt que de croître […], voir petit, entendre petit, penser petit »[5] : tel est l’engagement du poète moderne, condition sine qua non de la création vivante.

Perpétuel étonnement, l’art s’épanouit dans la jouissance de la découverte ; et les œuvres events [6] de Pamplemousse répondent tant à un désir de provocation sensoriel, qu’à un besoin d’étirer dans le temps l’expérience nouvelle :

« ŒUVRE ODEUR

 

Envoyer une odeur à la lune. »

 

Si parler d’étonnement semble à propos (envoyer une odeur à la lune !), pourquoi parler d’event pour l’ « œuvre lune » ? Une fois encore, la pratique de Yoko Ono est tournée vers la découverte des petites choses, et ses œuvres sont événements parce qu’elles ne se réalisent véritablement que dans la mise en acte de leur contenu. En d’autres termes, ce sont les possibilités infinies qu’engendre l’acte d’envoyer une odeur à la lune qui fait l’événement, et par conséquent, l’œuvre. Au-delà de l’apparente banalité et/ou simplicité de l’événement, une nouvelle perception du monde se crée dans et par l’œuvre, où la notion de durée devient synonyme de renouvellement infini.

Loin de n’être qu’une synthèse actualisée de mouvements tels que dada ou le lettrisme, Pamplemousse invite au dépaysement sensoriel et intellectuel, entre provocation insolente et démarche créatrice innovante. La destruction des systèmes archaïques de pensée et la revitalisation des arts passent par une phase de mise à sac, de démembrement, dont dada nous a fourni un exemple frappant, à la fois terrorisme syntaxique, grenade poétique et mutilation charnelle. Toutefois, cette phase destructrice de la vie artistique, qu’Isidore Isou nommait « phase descendante », correspond à une phase dite « ascendante », mouvement de construction régénérée, auquel l’on peut identifier la dynamique Fluxus. Dès lors, la démarche de Yoko Ono s’affirme-t-elle dans un incessant va-et-vient destructeur et créateur, où démembrer ne signifie plus annihiler mais dé-systématiser ; où créer n’est plus le synonyme de ces vocables robustes et éternisant, tels que « construction », « élaboration », « omnipotence », mais celui d’ « élan », de « graine », de « possibilités » : d’ « étonnement » !

Si le recueil aborde tous les sujets, avec abus mais sans tabous, de la mort au sexe, de la nature à l’art dénaturé et stylisé, le regard poétique demeure toujours tordu : insistons, tordu ! Chaque section (aussi hétérogène soit-elle) contient une œuvre drolatique, destruction joyeuse, perversion fantaisiste, dérision déridée, qui désamorce tout tragique, qu'il soit artistique…ou tout simplement humain.

La section « poèmes » associe ainsi le cynique

« LE POÈME DU TOUCHER IV :

Demander à des gens de venir.

N’invitez que des morts. »

 

 des poèmes ludiques (non sans rappeler les poèmes lettristes ou un certain Raymond Queneau) :

 

« ŒUVRE CHIFFRE I

Comptez tous les mots du livre

plutôt que de les lire. »

 

et d’autres, provocants, impudiques…et sacrilèges, tel que :

 

« POÈME DU TOUCHER POUR GROUPE DE PERSONNES

Touchez-vous les uns les autres. »

 

 « Si les gens prenaient l’habitude d’esquisser une cabriole toutes les deux rues lorsqu’ils vont au bureau et d’ôter leur pantalon avant de se battre […], les affaires du monde ralentiraient un peu mais peut-être aurions-nous la paix. », Déclarera Yoko dans son discours à Wesleyan, ultime pirouette du poète cabotin face aux railleurs.

 

Et si de petits filous sceptiques, grincheux et poussiéreux se récrient, se renfrognent, s’indignent enfin, devant la futilité et l’impertinence d’un tel recueil, c’est d’un pied-de-nez, à défaut d’un pet au nez, que Yoko tourne en dérision toute accusation. Après tout, qu'est-ce que la poésie sinon cet engagement dans l'acte de production, les mains dans le cambouis des mots et du monde, quelque part entre le ludique jeu de Lego et le désir de suggérer un autre : autre univers, autre mot, autre chose ? Qu’est-ce que la poésie sinon cette petite graine, ce « souffle qui ne meurt jamais », cette individualité dans le partage où « deux personnes peuvent rêver ensemble le même rêve sans voir le même rêve »[7]? Haro donc sur ces pages fruitées et acidulées ! Croquons-les à pleine bouche ces pièces granitées et savoureuses comme la vie ! Prenons-les pour ce qu'elles sont, des petits riens, de petites choses qui, pourtant, comme le pamplemousse, agitent les papilles et irritent la bouche, acidulent les lèvres et piquent affreusement le bon goût…

            

 

 


[1] Titre de la collection des Éditions Textuel.

[2] Yoko Ono parle de « pièces », petits morceaux détachables de création instantanée.

[3] Les happenings (ainsi nommés par Allan Kaprow) sont une forme de performance, « ce qui se produit à l’instant », où participe celui qui l’a crée et tous les acteurs potentiels, soit les passants, les personnes présentes. Dans cet espace créé, tout peut survenir, spontanément, sans référence à un art précis mais convoquant tous les arts à la fois, entre fusion et co-présence.

[4] Dans son discours aux gens de Wesleyan.

[5] Dans son discours aux gens de Wesleyan.

[6] Nom donné à une forme brève, caractérisé par la mise en œuvre d’actes simples.

[7] Aux gens de Wesleyan.



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