jeudi 10 février 2011 par Georges-André Quiniou
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Stig DAGERMAN : L’enfant brûlé.
Traduit du suédois par E. Backlund. Préface d’Hector Bianciotti.
Edit. Gallimard, Coll. L’imaginaire, 2006. ISBN 2-07-023392-8
C’est un jeune homme d’à peine vingt-cinq ans qui écrit ce roman, publié en 1948. Abandonné par sa mère un mois après sa naissance dans la ferme de ses grands-parents, il ne la reverra qu’à l’âge de dix-neuf ans. Entretemps, son père l’a fait venir chez lui et sa nouvelle femme, à Stockholm, dans un appartement si exigu qu’il doit dormir dans la cuisine.
On ne s’étonnera donc pas de voir L’enfant brûlé s’ouvrir sur un enterrement, celui d’une mère justement ; une mère au prénom lourdement significatif : Alma, « la nourricière », un aspect primordial de la mère que Dagerman n’a jamais connu. Bengt, jeune étudiant, va donc vivre seul désormais avec son père, cultivant à tel point l’image idéalisée de la morte qu’il n’acceptera pas que celui-ci refasse sa vie avec Gun, la maîtresse qu’il avait jusqu’à présent gardée secrète. Peu à peu Bengt va découvrir l’existence de cette femme, inoffensive ouvreuse de cinéma, pleine de bons sentiments à son égard, qu’il va pourtant accabler d’une méchanceté haineuse, à la mesure de sa propre souffrance.
Lorsqu’il n’espionne pas la maîtresse de son père, Bengt fréquente aussi Bérit, sa fiancée ; une jeune fille terne et effacée qui s’excuserait presque de se trouver là, au centre de ce triangle impossible – père, fils, belle-mère potentielle – hanté par le fantôme de la morte. L’un des chapitres les plus forts et les plus cruels de ce roman, parce qu’il en cristallise tous les éléments sous l’apparence d’une banale scène de famille, rend bien compte de cette situation : pour la première fois le père a invité sa maîtresse à la maison, afin de la présenter « officiellement » à son fils et à Bérit ; tous les quatre prennent le thé autour de la table de la cuisine ; mais Dagerman intitule impitoyablement ce chapitre : « Thé pour Quatre ou Cinq ». C’est que la morte aussi est de la partie, évidemment, et que personne ne peut l’ignorer quoique chacun fasse semblant. Elle est là non seulement dans l’esprit torturé de Bengt mais aussi concrètement, pour ainsi dire, sous la forme de cette bougie, allumée par son fils au centre de la table et qui se consume inexorablement. Il faut préciser que cette bougie représente sans doute l’objet - on pourrait dire le personnage - essentiel du roman puisqu’elle est déjà présente au tout début, lors du repas qui suit les funérailles de la mère où elle constitue la métaphore insistante de cette vie qui vient de s’éteindre (Fritz Lang avait déjà utilisé de façon magistrale cette métaphore de la bougie et de la vie tout au long de son film Les trois lumières). Elle en justifie aussi le titre puisque c’est à sa flamme que Bengt, l’enfant, viendra se brûler non seulement physiquement (le jour de l’enterrement il s’y brûle réellement les mains) mais aussi de façon symbolique, et volontairement cette fois-ci, lors de la « cérémonie du thé » que nous évoquons ici.
Omniprésente dans le texte, la bougie en constitue le véritable « lieu géométrique » et il ne s’agit pas seulement ici d’une image puisque dans le chapitre en question tout repose sur la figure du carré (les quatre protagonistes autour de la table) dont elle occupe effectivement le centre, un centre vers lequel convergent et d’où partent implicitement toutes les lignes de tensions qui rendent insoutenable cette situation.
Le triangle et le carré. On ne peut s’empêcher, à la lecture de ce roman, de penser à la rigueur géométrique de ces deux figures qui paraissent en régir toute la dramaturgie : l’impossible triangle dans lequel Bérit cherche sa place et le carré idéal, celui que constitueraient les deux couples enfin réconciliés du père et de sa maîtresse, du fils et de sa fiancée s’il n’y avait entre eux cette bougie… Tout le pathétique des quatre protagonistes tient à leur effort insensé pour faire coïncider ces deux figures, pour superposer triangle et carré en cette troisième improbable figure qui serait celle de la vie tout simplement, de la vie des gens ordinaires, faite de compromis et d’approximations, d’acceptation de la réalité.
Ce sont les relations de ces deux couples incapables de s’assumer comme tels que va explorer cet étrange récit. Il les explore du point de vue de Bengt uniquement et sur un mode narratif particulièrement original qui allie de façon symptomatique la première et la troisième personne. A la troisième personne, une description sèche et dépouillée des gestes et comportements de chacun, constituée de courtes phrases au présent progressant de l’une à l’autre par un jeu de reprises de termes identiques, comme autant de pulsations douloureuses ; constats indifférents qui répondent à l’étrange détachement avec lequel Bengt semble considérer toutes choses. A la première personne, ces lettres que Bengt s’écrit périodiquement à lui-même (« lettre de février », « lettre de mars », « lettre d’avril »…) et où il laisse libre cours à sa passion quasi pathologique de l’analyse [1], comme s’il lui fallait trouver cette soupape de sureté à la contention – au refoulement ? - que lui imposait le récit à la troisième personne ou, pour tenter d’interpréter cette alternance de personnes grammaticales, comme si son moi intime devait régulièrement se libérer de la censure imposée par son moi social. Inquiétant dédoublement schizophrénique qui prend ici la forme d’une technique d’écriture…
Et puis il y aura le drame, le sang. L’éclatement de la figure idéale du carré qui n’aura pu résister à la poussée du triangle œdipien. Il n’est pas nécessaire d’en évoquer ici toutes les péripéties, même si chacune d’elles peut se prêter à de nombreuses interprétations. Disons seulement que tout rentrera enfin dans l’ordre, dans l’ordre insupportable de la réalité.
« Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit » recommande Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra [2]. Stig Dagerman n’a jamais fait que cela, écrire avec son propre sang. Et lorsqu’il a senti que ce n’était plus possible, qu’il n’en trouvait plus en lui ni le courage ni la force [3], quelques années seulement après la parution de L’enfant brûlé, ce sang, il a décidé de le verser, définitivement. C’était le 4 novembre 1954 ; il avait trente et un ans.
[1] J’ai découvert, il y a peu de temps, quel instrument efficace est l’analyse pour celui qui veut se conserver pur et se préserver de toute contamination, autrement dit, rester jeune » (L’enfant brûlé, Lettre de mai, p. 171).
[2] 1ère partie : Les discours de Zarathoustra. Lire et écrire (traduction de Maurice Betz, Gallimard 1963).
[3] Mon talent me rend esclave au point de ne pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. » in Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, 1981.
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