dimanche 10 juillet 2005 par Calciolari
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A propos de "Mystères des chiffres" de Marc-Alain Ouaknin (Assouline, 2004, p. 383, 26 euro)
Pythagore disait que tout est nombre et Galilée disait que le monde est un livre écrit en langage mathématique, mais aujourd’hui encore, comme cela émerge du livre de Marc-Alain Ouaknin, Mystères des chiffres, nous n’avons pas encore bien compris la nature du nombre et aussi celle de la mathématique et du langage.
Ouaknin écrit : "Définir ce qu’est un nombre est difficile. Cette difficulté est ancienne, elle est le lot de tous les mathématiciens, et jusqu’à aujourd’hui personne ne peut dire exactement ce qu’est la nature du nombre" (169). "Personne" !
Le nombre semblerait en connexion avec la notion de groupe, de classe, d’ensemble : "des vérités concernant une classe entière d’être" (14), de telle façon que la mathématique serait la leçon apprise "dans le double sens de ’ce dont on s’instruit’ et de ’ce que l’on enseigne’" (14).
Mais nous posons la question de la mathématique qui bascule entre le statut d’une science parmi les sciences et celui d’une science de vie : est-ce qu’il peut y avoir une abstraction fondant l’acte suivant ? Oui, pour bâtir une maison, pour construire une fusée ; mais non pour entreprendre un itinéraire de vie.
Peut-être que tout se joue par une abstraction pour une loi valable pour plus de "un". Autrement, il n’y aurait pas de numération. Mais il n’y a pas de numération des humains (tel est le cauchemar totalitaire) : à y croire, l’application du tiers exclu peut arriver jusqu’aux camps d’exclusion de l’humanité. Ce qui dans l’histoire n’est pas seulement le cas de la shoah et dans la géographie n’est pas seulement le cas de l’Allemagne.
L’application du principe du tiers exclu est très courante sur toute la planète même aujourd’hui, si l’on dispose des moyens de lecture.
L’arithmétique serait la logique des nombres et la mathématique serait la leçon à tirer et à donner de l’arithmétique qui est l’autre face de l’innumération, de la logique particulière à chacun : le nombre de Pythagore.
Il y a une logique, plutôt que rien. Il y a une arithmétique, plutôt que rien. Et les deux aspects de la science de vie (ce qu’il y a et ce qu’il reste à faire) ne se réduisent pas à la logique d’Aristote qui est une syllogistique, une logique déductive.
Les choses commencent selon le nombre et débutent selon le rythme.
Ce que nous écrivons ici ne sont pas des acquisitions, c’est-à-dire que nous n’avons pas de mathème de la question. Mais elles viennent de la lecture de la logique mathématique, notamment des œuvres de Peirce et de Gödel.
Peirce, l’inventeur de la sémiotique et du pragmatisme trouve dans le texte même d’Aristote la notion d’abduction qui va dissoudre le système des postulats du paradigme grec, et qui fait exploser aussi le corpus du système-même de Peirce qui a plus de quarante cinq mille catégories.
Gödel, le logicien mathématique qui a établi les théorèmes d’incomplétude est encore à lire pour avoir remarqué la circularité de la logique, la même qui depuis Aristote soutient la ligne du temps, jusqu’à Einstein qui a forgé l’équation de l’univers.
Dans le livre de Marc-Alain Ouaknin, rabbin et docteur en philosophie, les mystères des chiffres suivent une autre piste, celle des archives, des documents de l’histoire des chiffres. Le livre fourni les éléments de l’introduction des chiffres, à partir du zéro, duquel vient le mot même de chiffre.
Parmi les livres historiques sur les mathématiques, c’est dans ce livre de Ouaknin que nous avons trouvé l’histoire la plus détaillée sur le zéro. Néanmoins le livre sur le zéro de Charles Seife a été aussi documenté.
Mystères des chiffres est un roman que nous lisons où les personnages sont des chiffres. Et comme dans les biographies des grands personnages, les questions radicales sont effleurées et ne sont pas analysées. Mais c’est aussi un livre qui n’a pas cet intérêt qui aurait été d’affronter la matière intellectuelle des chiffres. L’intérêt de Marc-Alain Ouaknin est pour la théologie (mais le mot est déjà problématique), plus particulièrement pour la kabbale, prise clairement comme science de vie.
Cela nous intéresse, et donc nous irons lire les autres ouvrages que Marc-Alain Ouaknin a déjà publiés.
Le livre ouvre sur l’autre travail de Ouaknin avec des invitations à méditer autour des petits problèmes et des paradoxes, qui justement ont beaucoup d’importance pour la direction de vie de chacun.
C’est pour cela qu’un impossible philosophe comme Ouaknin - parce qu’un rabbin ne peut pas être un philosophe, tout comme un psychanalyste ne peut pas être un psychiatre - invite à « faire résonner, au sein même de l’"amour de la sagesse", un peu de la "sagesse de l’amour" » (16). "Un peu". Quelle sobriété !
Et c’est en philosophe, en particulier comme phénoménologue, que Ouaknin dit : "Le chiffre est un façon de noter, de marquer un nombre. Le chiffre est un fait de langage et d’écriture"(8). Alors si la kabbale est aussi "un art de faire parler les chiffres" (154) ces notations ne sont pas des "faits", encore moins des "faits de langage", mais des éléments linguistiques qui demandent une autre lecture. L’écriture de l’expérience est aussi la restitution du texte jusqu’à son chiffre, sa qualité. Pas de déchiffrage, poursuivi aussi par Lacan dans toute son œuvre.
Vivre c’est lire, écrire : non "savoir lire, déchiffrer" (156). Il n’y a pas ce savoir qui serait transmit par la mathématique, comme a rêvé Jacques Lacan avec ses mathèmes. Et il n’y a pas de chiffrématique, la science de la parole inventé par Armando Verdiglione, tel un corpus chiffrématique explicatif déjà constitué et fermé pour savoir ce que chacun doit penser de telle ou telle autre chose.
L’intérêt de la kabbale, comme celui de la mystique chrétienne ou celui de la mystique islamique c’est l’exploration des paradoxes, ou plus simplement la lecture de l’hypothèse mystique, celle d’une perception du vrai au-delà du faux de l’apparence du monde. Mystique qui pour Freud, dans les aphorismes de Londres (1938), était la tentative de percevoir le « ça » au de-là du « je ».
Donc, notre intérêt est de lire la kabbale sans plus en faire une algèbre et une géométrie du langage.
L’hypothèse de lecture est que la kabbale n’est pas à situer face à la logique, mais au « faire », au pragme même. La kabbale n’est peut-être qu’une introduction à l’art de la combinaison. Certainement, le rêve semble celui de trouver la logique et non la pragmatique de la combinaison.
Le livre s’achève en posant la question de la loi mathématique : il y a la loi, plutôt que rien. Mais peut-être que la loi n’est pas mathématique et donc nest pas transmissible entre les humains.
Marc-Alain Ouaknin cite Gaston Bachelard : "Les philosophes et les psychologues ne savent pas tout ; Les poètes ont sur l’homme d’autres lumières" (337). Nous n’avons jamais douté de cela, nous qui nous n’avons étudié ni la philosophie ni la psychologie... Nous qui nous ne sommes pas poète non plus, et que nous n’avons pas de lumières. Et pourtant, nous lisons, plutôt que rien.
La thèse de lecture de Marc-Alain Ouaknin n’est pas la restitution du texte mais la « dé-signification » de l’archive des nombres et des chiffres, qui vient de l’acquisition de sa lecture de la kabbale, et n’a rien à voir avec la déconstruction de Jaques Derrida.
Voici l’axiomatique de Marc-Alain Ouaknin : "Par la poético-analyse, l’homme se débarrasse des idées et des images toutes faites, pour entrer dans une modalité dynamisée et créatrice de l’intelligence" (338). Mais ce qui a été débarrassé revient pour mettre dans l’embarras l’homme et fonctionne comme souvenir écran. Cette gnose, comme chaque gnose, est circulaire : le chiffre - qui est l’autre nom de la vérité - est déjà donné par cette axiomatique, mais avec des mots illisibles. Il suffirait de les déchiffrer, mais le déchiffrage rate la vérité et trouve seulement la prémisse logique comme son substitut.
L’archive que Ouaknin met à disposition de la recherche - avec son livre Mystères des chiffres - permet aussi d’autres pistes de lecture, et d’autres pistes vers les chiffres et vers le chiffre.
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