dimanche 10 juillet 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian
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Toutes les religions s’accordent au moins sur ce point que les voies de Dieu sont impénétrables ; et les philosophies, sur les bienfaits de la contrainte pour un plein usage de la liberté. Ce rappel est destiné à tempérer de banalité une hypothèse inouïe, éclatante, insolente - présentée d’ailleurs avec la réserve de bon aloi de l’homme de science qui ne se laisse pas emporter par la ferveur du croyant. Etait strictement nécessaire cette rencontre en abîme de l’information du linguiste et de l’enthousiasme -religieux et poétique- du rabbin pour apporter à la vieille question : -Comment l’écriture est-elle passée du pictogramme à la lettre de l’alphabet ?- la réponse toute fraîche et candide : Mais par la volonté de Dieu, bien sûr !
Il fallait y penser. Avec Marc-Alain Ouaknin, pensons un peu pour voir comment on peut, en toute foi et raison, en arriver là. D’abord, en ordonnant dans l’espace et dans le temps -autant que la connaissance historique le permet- les formes revêtues par l’écriture, on se rend compte (cf tableau p. 51) que toutes les écritures alphabétiques d’aujourd’hui, des langues européennes à l’amharique, dérivent de l’écriture sumérienne -dite « cunéiforme » bien que, avant d’en arriver à des signes « en forme de coins », déjà hautement abstraits, elle ait utilisé des pictogrammes comme le fait l’écriture égyptienne. L’écolier de Bordeaux, comme celui de Haïfa ou de Homs apprend, en apprenant à lire, que les mots ne sont pas à la ressemblance des choses et que les lettres qui les composent sont des signes conventionnels dont il faut mémoriser et la valeur sonore et la forme. Mais il n’apprendra que bien plus tard, s’il l’apprend jamais (à moins que quelque archéographe -façon Marc-Alain Ouaknin- ne le pousse à tailler pas après pas dans le vif de ses apprentissages), à lire l’évolution des signes dans ces tableaux comparatifs qui tous, dégagent du foisonnement des formes un même mouvement d’épuration. C’est dire que le phonogramme abandonne la référence matérielle aux choses et aux idées liées à leur usage pour ne garder du pictogramme - par acrophonie- que le son initial, lequel ne représente plus rien et ne signifie rien mais devient élément de construction de toutes les significations possibles.
Traditionnellement, c’est l’alphabet d’Ougarit -fait d’une trentaine de caractères cunéiformes- qui est proposé à notre vénération comme ancêtre de tous nos alphabets. Marc-Alain Ouaknin n’infirme certes pas cette filiation , mais il l’affine par une alliance avec le hiéroglyphe égyptien tel qu’il est utilisé dans l’écriture protosinaïtique, à peu près contemporaine de l’écriture ougaritique. C’est que, si l’alphabet d’Ougarit a toutes les qualités intellectuelles de nos alphabets (abstraction, ordre...), il ne rappelle en rien la forme des lettres qui les composent alors que l’écriture protosinaïtique, elle, semble bien en être la matrice.
Dieu merci. C’est que nous sommes au Sinaï quelque 13 siècles avant Jésus-Christ. Moïse a déjà reçu des mains de Dieu les tables de la Loi mais des Hébreux, ouvriers libres ou esclaves, travaillent encore dans les mines de turquoise pour le compte de maîtres égyptiens. Dans un temple dédié à la déesse Hathor, un sphinx de grès porte, juxtaposées, des inscriptions en égyptien et en une langue sémitique qui, malgré des traces visibles de pictogrammes, est de structure alphabétique. L’interdiction divine de l’image -qui engourdit le regard dans la représentation matérielle- serait passée par là. La piété hébraïque a dû ainsi contraindre l’intelligence à pratiquer subtilement l’art du détour au point de tirer un aleph d’aspect anodin de l’image obtuse du taureau. Le danger du culte du Veau d’or est conjuré et notre sémantique a trouvé son stylobate. L’écolier de Bordeaux, comme celui de Haïfa ou de Homs peut rendre grâces à Dieu de cet héritage protosinaïtique : tout le savoir du monde lui est proposé à partir de la combinaison de quelque 25 lettres alors que son camarade chinois a près de 50.000 idéogrammes à mémoriser !
Nous laisserons à plus savants que nous le soin de juger de la cohérence historique d’une hypothèse assez bien étayée pour être intellectuellement entraînante. Il semble d’ailleurs que pour Marc-Alain Ouaknin, la vérité intrinsèque de l’hypothèse importe moins que la richesse du champ d’exploration qu’elle ouvre. Son rôle essentiel est d’arrimer la curiosité lucide et gourmande qui va fureter dans « les mystères de l’alphabet ». Il ne s’agit pas seulement du dévoilement de l’origine historique . Dans le foisonnement des formes à partir d’une origine commune (le protosinaïtique a engendré aussi bien les alphabets grec et latin que les alphabets hébreu et arabe ) il y a à détecter les traces de parenté, à inventorier autant que faire se peut les résidus de l’image matrice, à repérer des lignes d’évolution. Le principe d’acrophonie (évoqué plus haut pour rendre compte du passage du pictogramme au phonogramme ) va être l’un des instruments méthodologiques qui permettront de suivre la métamorphose du taureau en aleph tout juste cornu, puis en alpha et en A (où l’œil doit se faire contorsionniste pour l’entrevoir) .
Le branle est donné. Tout au long de plus de 300 pages richement documentées, brillamment illustrées, il court, il court l’alphabet -de a à z- jusqu’à s’étourdir de rencontres inattendues. Ainsi pouvons-nous lire page 143, à propos de la lettre C : « Le C est à l’origine un G, première lettre du mot guimel, qui en hébreu signifie chameau »... Et l’image originelle du chameau fait que la force primordiale (la force taurine du aleph intériorisée dans le bêt, soit la maison) « doit maintenant s’ouvrir sur l’extérieur ... sortir de l’autarcie de la maison... trouver son propre chemin ». On le voit : l’ordre alphabétique est aussi un ordre symbolique et l’accès au pictogramme initial réunit (selon l’étymologie du mot symbole) la lettre d’aujourd’hui, forme anonyme perdue dans l’unité signifiante du mot, à une sémantique vitale qui dit la chaleur ou l’horreur sacrée d’un rapport archétypal avec le monde. Du coup, il n’est peut-être pas insignifiant en effet que le mot mère commence par la lettre m, dérivée de mèm, treizième lettre de l’alphabet protosinaïtique figurée par un filet d’eau...
L’alphabet, selon Marc-Alain Ouaknin, donne donc à penser certes, mais plus encore à rêver et à jouer. C’est que la libre circulation des images, c’est aussi la libre circulation d’expériences multiples -sensuelles, esthétiques, morales, métaphysiques- que la bifurcation de l’écriture vers l’alphabet avait privé des mots pour les dire. Des poètes le savaient déjà -Maurice Blanchot par exemple que Marc-Alain Ouaknin cite avec délectation.
Quelques peintres aussi sans doute -dont Miro sûrement (le visage curieux taillé par les jambages du A dans le protoplasme du O ne serait-il pas le visage même de l’archéographe ?). Le sens redevient ou devient disponible dans tous ses états. L’interdit du Sinaï peut être levé sans crainte : le silence de la lettre au service de la rigidité du concept est aussi dangereux aujourd’hui pour la pensée et pour l’approche de l’Etre que le fut jadis la figuration des choses.
Archéographie : tel est le nom que Marc-Alain Ouaknin propose pour désigner cette recherche qui raccorde notre alphabet à l’alphabet protosinaïtique et la distinguer ainsi d’une recherche étymologique ou purement linguistique. Elle s’en démarque en effet par son caractère largement anthropologique : en restituant « la mémoire des lettres », elle ne vise pas simplement à constituer en savoir un passé qui serait devenu caduc ; elle veut revitaliser l’écriture et en faire ainsi -pour quiconque est capable de lire et d’écrire- un instrument total d’accès à son humanité.
C’est pourquoi l’archéographie concerne aussi bien l’enfant joueur, ravi d’entrer dans son nom en le traduisant en images que le pédagogue, le psychothérapeute, le philosophe, le savant... Le poète surtout peut-être. Je n’en veux pour preuve que la façon dont Marc-Alain Ouaknin accroche à l’éloge de l’image fait par Blanchot, sa célébration de l’archéographie (p. 357) :
" L’archéographie déchiffre le palimpseste
l’écriture sous l’écriture
les mots qui se lovent dans l’entraille des mots,
les mots qui se lavent dans l’écume des mots. »
Voilà qui suggère une poétique de l’implosion du signe linguistique bien éloignée de l’ascèse de l’idée, qui resserre le vers mallarméen sur le secret « des vols qui n’ont pas fui ». Il ne s’agit pas en effet de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu" mais de susciter de nouvelles synergies sensorielles pour offrir « à la main l’ivresse du poème ».
« Les mystères de l’alphabet » : la composition de ce livre foisonnant, tient de la danse devant l’arche plus que de l’exposé académique (que l’on lise cette remarque et celles qui suivent comme un constat jubilant et non comme une critique de pion grincheux) ! Certes, l’hypothèse qui fonde nos alphabets sur l’interdiction divine de l’image court à travers tout le livre jusqu’à la levée finale de cette interdiction mais elle change de valeur selon la nature de la démarche : scientifique dans la Ie partie -« Origine et évolution »- , elle soutient dans la 2e -« L’alphabet »- une exploration de type jungien pour se dénouer en apologie de l’image dans la 3e ,intitulée « l’archéographie ».C’est dire que chacune des trois parties garde une sorte d’autosuffisance tout en restant ouverte aux deux autres. Du coup, la lecture de ce livre est à la fois captivante et libre car sa cohérence est d’abord celle des intérêts -voire des caprices !- du lecteur. Il faut rendre hommage au tact du pédagogue qui laisse à chacun le soin de se faire « aventurier de l’alphabet perdu ».
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