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Le contrat de mariage

Honoré de Balzac

dimanche 21 août 2005 par Alice Granger

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Ce petit texte par lequel Balzac excelle à nous emmener au cœur de cette comédie humaine qui a pour base la lutte entre les sexes dans un contexte historique en mutation peut parfaitement se lire à la lumière d’aujourd’hui. C’est comme s’il inaugurait, par cette écriture, une ère, véritable mutation sociale marquée par le début de la bourgeoisie et du règne de l’argent donc de l’utile, dans laquelle la femme s’avère infiniment plus maligne que l’homme. Comme dans « Le contrat de mariage », c’est elle la gagnante, et lui le perdant.

Paul de Manerville, surnommé « Fleur des pois », surnom évoquant une curieuse féminité et qu’on lui donna à cause de son élégance, de sa position et de son agrément lorsqu’il s’installa dans la société royaliste de Bordeaux en profitant enfin avec prodigalité de la fortune héritée de son avare de père, se fit littéralement plumer en quelques années d’un mariage avec Natalie Evangélista dont le contrat fut âprement discuté, par notaires interposés, entre Paul très amoureux de la belle jeune fille se présentant comme le meilleur parti de Bordeaux et sa mère très maligne dont le but secret est, par ce mariage, de réussir à refaire une fortune que lui avait laissée son défunt mari et par elle dilapidée, en ne dévoilant qu’au cours de la transaction que la mère a aussi dépensé la dot de sa fille. Voici une mère qui, dans ce nouveau temps bourgeois qui s’annonce et que, à ce temps charnière de la Restauration Balzac excelle à nous décrire et qui est le commencement de notre temps à nous en pleine société de consommation, initie sa fille à la dépense insouciante, rendue possible par l’argent, et à comment s’assurer la fortune nécessaire par un mariage avec un homme qui l’a, l’argent, et qui est, pour une raison à analyser, facile à prendre au piège par de malignes et calculatrices femmes, cette raison semblant très romantique, l’énamourement de Paul pour la ravissante jeune fille à marier.

Paul de Manerville, par l’argent hérité de son avare de père, a eu les moyens de s’assurer à Bordeaux une douceur toute aristocratique de vivre, on pourrait dire une douceur élégante restaurée, sous la Restauration justement, il se trouve comme son surnom « Fleur des pois » l’indique si finement aux lecteurs circonvenu dans une sorte d’environnement d’essence maternelle, féminine, il dépense comme si l’argent n’était pas un problème, sans s’en soucier, c’est facile, à portée de mains comme au temps matriciel, et c’est ça qui le prépare à tomber dans le piège. Lui, par l’argent de son père, il se sent dans un temps aristocratique restauré. Jouissance douce, dépenses, « Fleur des pois » ne voit qu’une belle jeune fille, le meilleur parti de Bordeaux, supposée avoir une dot adéquate, qui mène elle-même une vie insouciante comme si tout était à portée de mains, avec sa mère Madame Evangélista qui l’a habilement mise en scène, avec laquelle perpétuer une telle douceur aristocratique de vivre. Elle lui renvoie en miroir la même douce et prodigue insouciance de vivre, il s’agit pour lui d’un piège spéculaire, il se prépare à se précipiter par le mariage dans ce qui lui semble la même chose que ce dont il jouit déjà mais emmené à l’infini par cette future épouse et la famille qu’ils construiront ensemble. Il croit qu’elle a l’argent, elle aussi, il a l’illusion de voir qu’elle est pourvue de quelque chose. Or, la vérité, c’est qu’elle n’a rien. Une femme n’a rien. Vérité de la différence sexuelle. Mais cet homme pourvu de quelque chose qui se matérialise par cette fortune laissée par son père, par la jouissance matérielle que cet argent rend possible et dont « Fleur des pois » s’imbibe de manière si féminine, croit que, comme lui un homme, une femme aussi est pourvue de la même chose. Il croit que, comme lui, une femme, comme on dit, en a. Et toute la transaction âprement défendue, calculée, comme s’il s’agissant d’une lutte dans laquelle chacun des partenaires cherche à gagner, que Balzac écrit de manière splendide, oscille autour du fait que la jeune fille certes paraît en avoir, comme on dit qu’un homme en a, mais peut-être qu’elle n’en a pas tant qu’elle paraît en avoir et peut-être qu’elle peut faire disparaître ce que l’homme a juste en dépensant. Homme en danger de castration, et femmes, mère et fille alliées et terriblement malignes et calculatrices, s’avérant en avoir infiniment plus que l’homme. Comme si la différence sexuelle n’était en vérité pas ce qu’elle semblait être. Il semblait que l’homme en avait, mais celui-ci croyait voir que la jeune fille en avait aussi, mais celles qui en vérité n’en avaient pas à la fin de l’histoire sont celles qui en ont. Comme si, dans ce monde dominé par l’argent, ce monde bourgeois qui commence, et tout le calcul lié à cet argent, notamment pour ces contrats de mariage établis et défendus par les notaires, le secret était que ce sont les femmes qui en ont, et pas les hommes. Tout s’y passerait comme si les hommes, à leur insu, n’œuvraient que dans un seul but, pourvoir les femmes, et la leur, de quelque chose dont, à leur origine, ils croyaient que leur mère était pourvue. Comme si par cette véritable mutation bourgeoise par laquelle l’argent vient tout dominer, le statut et le pouvoir des femmes avaient changé, à la fois sous tutelle c’est-à-dire assumées matériellement par les hommes mais imbattables calculatrices pour réussir à en avoir, c’est-à-dire se faire littéralement fabriquer par les hommes pour paraître les seules à être pourvues de quelque chose, d’un phallus, et les hommes, redevenus enfants devant cette figure maternelle puissante, n’ont plus rien, plus de puissance, perdus dans le flottement d’une douce jouissance rêvée.

Balzac n’écrit sans doute pas à partir de rien. Il faut revenir sur son histoire. Relation privilégiée avec sa sœur Laure. Frère adultérin Henry, pour lequel sa mère semble avoir une préférence, ce qui ouvre le mariage sur une « autre vie » de l’épouse, sur son désir d’une autre vie, d’une double vie dont témoigne ce fils adultérin. Mais Balzac restera toujours en contact avec le père d’Henry. Possibilité par lui d’assouvir sa curiosité de « l’autre vie » de sa mère ? L’enfant Honoré pas élevé par sa mère mais par une nourrice. Troubles d’hébétude attribué à trop de lectures. Etudes de droit à la Sorbonne. Travail comme clerc, puis avoué. Destiné au notariat, il connaît bien ce qui se joue et se dit chez les notaires à travers ce qui s’y signe, et ses écrits témoigneront de tous les intérêts patrimoniaux là à ciel ouvert. Mais il choisit l’écriture. Comme s’il ne se laissait pas prendre. Comme s’il était allé voir, puis en était resté indemne, tout en exploitant ce qu’il avait compris de l’essentiel de la comédie humaine se jouant à travers l’argent. Sauf que Balzac, en regard des femmes de sa vie, garde une sorte de fixation à cette mère qui lui a préféré son frère adultérin. Ainsi, il a d’abord une longue liaison avec Antoinette de Berny, qui a le double de son âge et deux ans de plus que sa mère, et que, comme par hasard, il nomme Laure, comme sa sœur. Comme si, en nommant du prénom de sa sœur cette femme de la génération de sa mère avec laquelle son aventure du côté des femmes s’inaugure, il pensait avoir réussi à littéralement restaurer un amour perdu avec sa mère pour cause de frère adultérin. Dans le court roman « Le contrat de mariage », ce n’est donc pas un hasard si la ruine du mari Paul de Manerville s’effectue en même temps que son épouse Natalie, qui a toujours fait attention à ne pas avoir d’enfant avec lui et surtout pas un fils à qui serait revenue toute la fortune comme le contrat de mariage l’avait stipulé, est enceinte d’un autre homme. Paul de Manerville est ruiné par son épouse infidèle et calculatrice comme sa mère l’a initiée à l’être comme l’enfant Honoré a vu la confirmation de la ruine de l’amour maternel par l’arrivée d’un autre garçon, fils adultérin. Ce qui inspire Balzac, c’est autant une histoire personnelle intensément vécue et cruelle que la société de l’époque en pleine mutation bourgeoise et instaurant le règne de l’argent qui va se montrer à ciel ouvert dans ses rouages et ses guerres chez les notaires. Comme Honoré de Balzac a eu une sœur, Laure, pour restaurer de manière précaire une douceur maternelle dans laquelle se laisser vivre aristocratiquement, cette deuxième Laure va l’initier aux secrets de la vie mondaine sous l’Ancien Régime, et à la sensualité offerte par le commerce avec une femme de cette époque, une femme différente de la femme calculatrice qui va apparaître avec l’embourgeoisement de la société. Une deuxième maîtresse, la duchesse Laure d’Abrantès (une troisième Laure, évidemment), toujours beaucoup plus âgée que lui, quinze ans de plus, va s’ajouter, et non pas se substituer, à la première, et va continuer son éducation, entre la Révolution et l’Empire. Balzac se lance dans des affaires, mais tout cela se solde par des échecs, de même l’imprimerie qu’il achètera avec des fonds à lui et à sa maîtresse. Balzac écrit depuis 1928. Les deux Laure, ses maîtresses, resteront toujours là, conseillère ou amie. Une façon de ne pas quitter une douceur et une position passive à se laisser prendre par la main pour découvrir le monde ? En 1832, débutent, par une lettre de cette étrangère d’Odessa, ses relations avec Mme Hanska, à cette époque mariée, qui deviendra sa femme peu de temps avant sa mort. Tandis qu’il a une très discrète maîtresse, Maria du Fresnay. Par ces maîtresses, qui coexistent toujours, il semblerait qu’Honoré de Balzac se donne les moyens de rester dans un temps aristocratique, un temps d’avant, dans lequel il écrit, et où ne sévit pas la femme mutée, la femme calculatrice. Ses maîtresses, jusqu’à cette Mme Hanska qu’il épousera longtemps après, ne sont pas des femmes castratrices, elles sont assurées dans leur existence sans avoir besoin par un calcul froid à arracher à un homme les moyens matériels de cette existence à l’abri à jouir mondainement comme si rien ne leur manquait. Le choix des femmes de sa vie se fait en deçà de l’ère bourgeoise qui commence. Avec des femmes qui n’ont pas besoin de lui pour tout l’aspect matériel de leur vie, et lui peut suavement entrer dans leur temps à elles, tandis que, par ailleurs, il est bien sûr traqué par les problèmes d’argent, que ces femmes ne résolvent pas vraiment. On dirait que ce qu’elles lui ouvrent, c’est ce temps hors temps indispensable à l’écriture. Par ces femmes non calculatrices et par son écriture, il évolue dans les milieux littéraires et dans le monde, se montre, dépense, et se trouve dans un excellent poste d’observation. S’écrit, s’organise, sa vie d’écrivain, de journaliste, son œuvre, et il voyage beaucoup. Un contrat est passé avec un groupe d’éditeurs pour la publication des œuvres complètes, qui s’intitulera ensuite « La comédie humaine ». Les dernières années de sa vie, ses amours vont bientôt ne porter plus qu’un seul nom, Mme Hanska, dont le mari meurt. Amour qui, depuis le début, est donc adultérin. Comme si Honoré de Balzac avait choisi, peut-être pour chacun de ses amours, d’être à la même place que l’amant de sa mère, père d’Henry son demi-frère ? Comme s’il avait pensé que c’était là qu’un homme avait la meilleure part d’une femme ? Après la mort de son mari, Mme Hanska fait encore attendre Honoré de Balzac dix ans, et le mariage ne sera célébré qu’un an avant sa mort, comme pour dire qu’il s’agissait d’un mariage hors mariage, d’un mariage ailleurs. Mme Hanska est enceinte, quelque temps après leurs retrouvailles après huit ans de séparation, et Balzac est très affecté lorsque cette grossesse tourne court par un enfant mort-né. Par cet enfant, Balzac espérait une précipitation du mariage. Peu de temps avant la mort de Balzac, les deux époux se font une donation réciproque de leurs biens respectifs. Ce fut un mariage en rien affecté par les calculs malins décrits dans le texte « Le contrat de mariage ». Le mariage de Balzac et de Mme Hanska n’était pas un mariage du même genre. On aurait dit que, pour en sauvegarder la qualité suave et tranquille, hors de la lutte âpre entre les sexes, dans une sorte d’entente exceptionnelle au contraire entre les sexes, il fallait le repousser le plus longtemps possible dans le futur, comme s’il n’existait qu’en puissance. Surtout, pour que cette femme d’exception puisse se construire, se présenter et se préserver autrement. Balzac enfant n’avait-il pas dû inconsciemment avoir une intense curiosité pour sa mère telle qu’elle s’était présentée à son amant, au point peut-être de faire d’elle dans cette situation-là hors du mariage normal le modèle de l’épouse que lui-même se fixera et reconnaîtra toujours à l’horizon de sa vie ?

En tout cas, c’est donc d’une position tout à fait à l’écart qu’Honoré de Balzac peut analyser si finement « La comédie humaine », où l’argent et la différence sexuelle jouent une partie froide et cruelle à travers l’établissement et la signature d’un contrat de mariage.

Dans le texte « Le contrat de mariage », voici un père, celui de Paul de Manerville, dont la fortune patrimoniale s’amasse par l’avarice. Ce père ne jouit plus de rien pour lui-même et, de son vivant, prive aussi son fils de la jouissance que leurs moyens pourraient offrir. C’est la mort du père qui vaudra pour le fils Paul ce plus d’argent et de biens, considérable, et qui, on l’imagine, va se transmettre à lui chez le notaire. Déjà, il y a la figure d’un homme en puissance déjà mort, et dont la fortune va profiter à son héritier. Déjà, la mort vaut quelque chose pour ce fils, et le père le dit par son avarice. S’il n’était pas avare, une avarice qui se chiffrera lors de la succession, l’héritage du fils ne serait pas aussi considérable. Il y a d’emblée dans l’air que l’important, c’est ce que vaudra la mort. L’idée que la vie d’un homme, sa valeur, est chiffrable, chez le notaire, par la fortune patrimoniale qu’il va laisser à son fils. Plus loin dans le texte, le contrat de mariage va stipuler que la fortune du fils reviendra à son tour au fils qu’il aura de sa future femme. Et ainsi de suite. Commence à se mettre en place cette idée à coloration sacrificielle de commencer à vivre, à partir d’un certain âge, en puissance par délégation à travers la génération d’après, comme commencer à être mort de son vivant, pour que cette mort puisse avoir une valeur chiffrée auprès de la descendance. La valeur d’un homme commence à glisser de celle que peut incarner une vie singulière, qui peut fonctionner comme paradigme, avec son style, à la valeur de l’argent et de ce que l’argent permet. Ce n’est plus le personnage qui est quelqu’un, c’est l’argent et les biens qu’il laissera qui lui donneront sa valeur chiffrable car assurant la matérialisation du lieu de la jouissance pour l’héritier. Le personnage n’est plus qu’un avare honni, mais qui sera béni après sa mort d’avoir laissé un tel patrimoine. S’installe le postulat selon lequel l’essentiel dans la vie c’est cette matérialisation d’un lieu de la jouissance, d’une sorte d’enveloppe garnie dont non seulement jouir, comme pour s’assurer de sa réalité immortelle, mais surtout à transmettre de générations en générations, via les notaires. Honoré de Balzac, qui devait devenir notaire, avait sans doute saisi qu’il se passait quelque chose d’essentiel dans leurs études, et que ceci témoignait d’une mutation radicale de la société, avec l’importance dominatrice de l’argent. Par l’héritage chiffrable du père, se matérialise littéralement un paradis de jouissance pour le fils, mais en puissance interdit d’abord par le père vivant, puis par le mariage et le calcul dont le contrat témoigne. De l’enveloppe remplie, assurée, amassée par le père, il s’avère que c’est la femme qui en jouit, qui s’en empare vraiment, tandis que, dans ce texte, le patrimoine échoue à se transmettre au fils de Paul, puisque celui-ci n’a jamais été conçu, la femme ayant fait attention à ce qu’aucun héritier ne vienne lui disputer l’enveloppe matérielle. Lui ou elle : et elle, la maligne, répond, c’est moi, et va concevoir avec un autre homme cet enfant, tandis qu’elle est riche, bien pourvue, au terme d’une opération qui l’a restituée comme pourvue de quelque chose et qui visait justement à ce qu’à aucun moment elle apparaisse comme dépourvue de quelque chose, ce qui était la vérité puisque sa mère l’avait ruinée par son grand train de vie. L’état d’enveloppement de cette fille, future épouse de Paul de Manerville, était précaire, la mère avec sa fille vivant au-dessus de leurs moyens, dans une dépense mondaine faite pourtant pour promouvoir la fille à marier comme le meilleur parti. Fille à marier semblant tellement pourvue de quelque chose ! Dépense de la mère pour envelopper sa fille dans une vie mondaine insouciante de comment toute cette aisance matérielle s’assure, comme si c’était éternel, comme si cela ne s’épuisait jamais. Calcul d’une mère très maligne pour n’assurer qu’une seule chose, l’immortalisation de cette enveloppe matérielle, littéralement matricielle, dans laquelle mère et fille, chacune dans leur vie et en même temps ensemble liées, puisse à jamais ne manquer de rien. Un calcul de la mère, qui initie la fille, pour exploiter quelque chose chez un homme, devenant à son insu l’assureur de leur confort matériel à elles, tandis que lui n’a plus qu’à disparaître, complètement plumé, castré, ruiné, il n’a plus rien et c’est elles qui ont.

Il y a une sorte de perversion de ce père, puisque de son vivant Paul le fils n’a pas la force de lutter avec lui si tyrannique. Il est timide, et reste candide, emprisonné dans le vieil hôtel de son père. Là, il se met à envier les plaisirs interdits, la meilleure façon d’être programmé pour s’y précipiter ensuite, c’est pourquoi on peut parler de la perversion du père. Il maintient impossible pour mieux y précipiter son fils. En attendant, l’avare père veille à ce que son fils ait la meilleure éducation aristocratique, la frivole éducation des seigneurs d’autrefois, et les relations qui lui serviront plus tard. La mort de son père le délivre de sa tyrannie, il hérite d’une fortune considérable mais il a Bordeaux, lieu de la fortune héritée, en horreur. Avide de jouissances rendues par le miracle des moyens hérités à portée de mains, il achète des rentes, laisse la gestion de ses domaines à un notaire digne de confiance, et reste six ans loin de Bordeaux, faisant le tour de l’Europe, attaché d’ambassades ou autre. Il dissipe les capitaux libres laissés par son père, se sèvre de beaucoup d’illusions, et un beau jour, ne serait-ce que pour assurer son train de vie, il doit s’intéresser à ses domaines de Bordeaux.

Et là, le tournant s’amorce. Il veut quitter Paris, revenir à Bordeaux. Tout se passe comme si, dans sa vie insouciante jusque-là, il était resté étrangement raisonnable, attentif à en laisser et à en assurer infiniment plus que ce qu’il a dépensé, se présentant alors comme un homme à marier intéressant, à vingt-sept ans. Semblant dépenser, jouir, en réalité n’avait-il pas fait comme son père ? N’avait-il pas inconsciemment veillé à ce que des biens, un titre (il est comte, donc a une valeur matrimoniale à cette époque), soient sauvegardés (un notaire digne de confiance a veillé pendant ses années de célibat à faire fructifier ses domaines et biens de Bordeaux, tandis que lui jouissait des capitaux libres comme d’un argent de poche, pour apprendre la vie et apparaître à une femme raisonnablement initié), pour que ceux-ci pèsent de toute leur importance dans le contrat de mariage ? Depuis l’avarice du père elle-même, tout semble préparé dans le texte de Balzac pour qu’un homme, Paul, puisse se présenter comme un homme « mariable », pour qu’une future épouse puisse l’agréer, et surtout sa maligne et calculatrice de mère. Comme si le père lui-même, par l’accumulation matérielle des biens, avait en réalité préparé le mariage du fils, anticipé les calculs du contrat de mariage. Il faut que tu aies de quoi, mon fils. Face à cette prévision avisée du père, l’avidité dévorante des femmes mariables, avec leurs mères. Balzac écrit : « sa garçonnière était comptée parmi les sept ou huit dont le faste égalait celui des meilleurs maisons de Paris. Mais il n’avait fait le malheur d’aucune femme, mais il jouait sans perdre, mais il avait du bonheur sans éclat, mais il avait trop de probité pour tromper qui que ce fût, même une fille... ». Ce « même une fille » est incroyable ! On pourrait entendre : « surtout une fille » ! Afin qu’elle voit bien : j’ai beaucoup de choses qui peuvent t’intéresser ! C’est la fille qui s’avère, elle, trompeuse, infiniment rusée, de manière à ce que jamais le garçon ne puisse voir qu’elle n’est pourvue de rien... « Mon cher ami, la vie a un sens ! », annonce-t-il à son ami de Marsay. Evidemment, le sens, c’est qu’il apparaît enfin comme le bon candidat au mariage ! Avec son domaine à Bordeaux que son notaire a bien fait fructifier, il a un bon nid à offrir à une femme, ainsi qu’un titre, elle sera comtesse, et des relations à Paris, il peut viser le meilleur parti, et s’installer lui-même, comme dans un giron, pour l’éternité.

Mais son ami de Marsay ironise, le met en garde, très au fait des calculs qui se cachent dans cette comédie humaine qui a pour protagonistes un homme et une femme, ceci au moment de cet embourgeoisement des mœurs mettant au premier plan la préoccupation matérielle et l’utile. Il dit : « sois bon père et bon époux, tu deviendras ridicule pour le reste de tes jours...tu ne seras jamais heureux. Tu n’as pas le poignet assez fort pour gouverner un ménage...Je te vois d’ici, mené grand train par madame la comtesse de Manerville, allant contre ton gré plus souvent au galop qu’au trot, et bientôt désarçonné...mais désarçonné de manière à demeurer dans le fossé...Fais des folies en province...Mais...ne te maries pas ! ...Le mariage, mon gros Paul, est la plus sotte des immolations sociales ; nos enfants seuls en profitent et n’en connaissent le prix qu’au moment où leurs chevaux paissent les fleurs nées sur nos tombes. » Et oui, Balzac est d’une lucidité terrible, lorsque l’argent se met à mener le monde, il est bien évident que les parents valent pour leurs enfants infiniment plus lorsqu’ils sont morts...De sorte qu’ils seront toujours vus par eux comme en puissance déjà morts, en train de leur assurer le magot certain, l’enveloppe pour les envelopper, mais qui sera aussi à transmettre à la génération d’après et ainsi de suite, tyrannie de cet argent. L’ami de Paul continue : « Les enfants aiment un père prodigue ou faible qu’ils mépriseront plus tard...Les enfants, mon cher, sont des marchandises très difficiles à soigner...As-tu jamais sondé l’abîme qui sépare la vie de garçon de la vie de l’homme marié ? ». De Marsay n’en finit pas de signifier à Paul que par le mariage signifie au garçon la mort, la mort de la vie de garçon, qu’il y a un sacrifice intolérable, et les bénéfices secondaires promis ne valent pas ça. Quelque chose de vital sera dans l’affaire perdu. Terrible, cette lucidité de Balzac ! De Marsay poursuit : « Je ne te parle pas de tout ce qui peut advenir de tracassant, d’ennuyant, d’impatientant, de tyrannisant, de contrariant, de gênant, d’idiotisant, de narcotique et de paralytique dans le combat de deux êtres toujours en présence, liés à jamais, et qui se sont attrapés tous deux en croyant se convenir. »

Mais tout de suite, de Marsay propose une autre organisation du mariage, dans laquelle en quelque sorte le mari reste indemne de la froide voracité de la femme telle qu’elle apparaîtra plus loin dans le texte. « Je te pardonnerais ta pensée ridicule, si tu me promettais de te marier en grand seigneur, d’instituer un majorat (institution veillant à remédier à l’émiettement des fortunes) avec ta fortune, de profiter de la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer par un courrier. Deux cent mille livres de rente suffisent à cette existence, et tes antécédents te permettent de la créer au moyen d’une riche Anglaise affamée d’un titre. Ah ! cette vie aristocratique me semble vraiment française, la seule grande, la seule qui nous obtienne le respect, l’amitié d’une femme, la seule qui nous distingue de la masse actuelle, enfin la seule pour laquelle un jeune homme puisse quitter la vie de garçon...Le ridicule ne l’atteindra jamais, il a conquis les avantages sociaux du mariage et garde les privilèges du garçon. » On pourrait ajouter que la fille peut aussi garder ses privilèges de fille. Dans cette vie aristocratique, où finalement par le mariage c’est le projet d’installation d’une fille qui est entendu par le garçon, installée symboliquement dans un titre donc une position sociale, c’est à ça que vise le mariage, c’est ça que veut une femme, ensuite vie de garçon et vie de fille chacun de son côté, liberté, respect, et chacun ayant, c’est très important et Balzac le souligne en parlant d’une riche Anglaise, apporté sa part de richesses, sa capacité à assurer le matériel, l’enveloppe dont s’envelopper pour cette vie aristocratique. Dans le mariage envisagé par Paul, il va s’avérer que sa future femme, au contraire, n’a en vérité rien tout en paraissant riche, et c’est cette ruine matérielle qui va être le moteur pour attraper l’homme à plumer. Deux sortes de mariages, l’un, aristocratique, où en fin de compte l’aspect patrimonial et matériel des choses n’est pas dominant puisque aucun des deux protagonistes n’attend de l’autre que sa vie matérielle lui soit assurée, aucun des deux n’attend de l’autre qu’il lui restaure et éternise l’enveloppe garnie toute matricielle où comme dans un ventre rien ne manque, et l’autre où la femme s’avère affamée de cette enveloppe et infiniment calculatrice et maligne pour s’en réapproprier une en l’enlevant à l’homme. Dans le deuxième cas, il s’agit d’une femme, dans une conception bourgeoise de la vie, qui n’a jamais réfléchi par elle-même aux conditions matérielles de sa vie, persuadée que l’assurent d’abord le père (ici le père mort a laissé à sa fille et d’ailleurs à sa femme une fortune, dilapidée par la mère pour promouvoir dans le monde sa fille afin d’attirer le bon pigeon qui leur assurera à toutes deux cet état bien enveloppé à jamais) puis le mari (c’est le mari de madame Evangélista qui a assuré à sa femme une aisance matérielle parfaite, dans la réalisation d’un idéal bourgeois où, en fin de compte, quel bon mari il fut, de mourir en laissant tant d’argent à femme et fille...).

Pour de Marsay, par ce mariage, Paul de Manerville abdique, fait le choix d’un type de femme plutôt qu’une autre, accepte une destinée médiocre, alors même qu’il est encore temps de saisir pour ce garçon déteint des chances. « Mais le mariage, Paul, c’est le : _ Tu n’iras pas plus loin social. » Paul répond : « Moi, j’appartiens à la masse. Je dois jouer le jeu selon les règles de la société dans laquelle je suis forcé de vivre. En te mettant au sommet des choses humaines, sur ces pics de glace, tu trouves encore des sentiments ; mais moi j’y gèlerais. La vie de ce plus grand nombre auquel j’appartiens bourgeoisement se compose d’émotions dont j’ai maintenant besoin. » Voilà, le mot de la mutation est prononcé : bourgeoisement. « Je veux cette bonne existence où vous trouvez toujours une femme autour de vous. » Bien sûr, il n’en est pas ainsi dans le style de vie proposé par son ami, où mari et femme se sont offerts liberté, respect et indépendance. De Marsay rétorque : « Tu me fais l’effet d’un panier de mouches à miel. Marche ! Tu seras une dupe toute ta vie. Ah ! Tu veux te marier pour avoir une femme. En d’autres termes, tu veux résoudre heureusement à ton profit les plus difficiles des problèmes que présentent aujourd’hui les mœurs bourgeoises créées par la Révolution françaises, et tu commenceras par une vie d’isolement ! Crois-tu que ta femme ne voudra pas de cette vie que tu méprises ? » Création d’une femme au rêve d’installation bourgeoise. « Si tu prends une jeune fille pour femme, tu mourras enragé ! ...Comme Napoléon, le mari est condamné à des victoires qui, malgré leur nombre, n’empêchent pas la première défaite de le renverser. » Et là, de Marsay évoque le Code, qui a mis la femme sous tutelle, comme un enfant, et qu’il faut donc gouverner par la crainte. Or, Paul de Manerville est un faible, voire un romantique amoureux déjà de celle que sa mère a su présenter avec prodigalité comme le meilleur parti de Bordeaux, il est pris au piège du sentiment, de l’émotion, alors mère et fille pourront manigancer autour du contrat de mariage comme elles voudront.

Alors, sourd aux conseils de son ami, dans lequel il faut reconnaître Balzac lui-même avec ses idées sur l’embourgeoisement de la société et les âpres transactions autour de l’argent, Paul de Manerville se prépare au mariage. Il dépense pour restaurer et meubler son hôtel afin d’être digne de la réputation d’élégance qui le précédait dans la société royaliste de Bordeaux où des relations nombreuses se tissent. Il enchante le faubourg Saint-Germain bordelais. C’est alors qu’on le surnomma, ironiquement, « Fleur des pois ». Mais on lui savait gré de sa douceur féminine. Il était doux comme on imaginait les femmes, mais sans doute pas rusé et calculateur comme elles. Balzac écrit : « Paul était bien cette fleur délicate qui veut une soigneuse culture, dont les qualités ne se déploient que dans un terrain humide et complaisant, que les façons dures empêchent de s’élever, que brûle un trop vif rayon de soleil, et que la gelée abat. Il était un de ces hommes faits pour recevoir le bonheur plus que pour le donner, qui tiennent beaucoup de la femme, qui veulent être devinés, encouragés, enfin pour lesquels l’amour conjugal doit avoir quelque chose de providentiel. » On pourrait dire que Paul est un homme qui attend d’une femme et de l’amour conjugal les retrouvailles avec une mère qui le reprendrait auprès d’elle, dont il n’aurait jamais admis la perte, à jamais fixé à elle par-delà le froid de la séparation, non sevré, et mère et fille rusées sauront exploiter cette fixation-là, par l’hameçon que sera l’énamourement.

Dans la perspective du mariage, de l’installation, Paul dépense, mais sans dépenser au-delà. Un nom à conserver, des héritiers auxquels transmettre des biens, les relations avec les principales familles à recevoir. Il fut tout de suite épris de la reine de Bordeaux Natalie Evangélista.

C’est là que l’histoire des Evangélista est très importante. Ce que les Evangélista mère et fille vont, par le contrat de mariage, exiger de Paul, se calquera sur un modèle, le père de Natalie Evangélista, un riche Espagnol établi à Bordeaux et dont la fortune lui ouvrit les portes des salons nobles, d’autant plus que sa femme, appartenant aux Casa-Réal, une illustre famille de la noblesse espagnole, contribua à cette entrée dans le milieu aristocratique bordelais. De par son riche mari, madame Evangélista vivait en grande dame, sans se soucier de la valeur de l’argent, sans freiner ses fantaisies, « en les trouvant toujours satisfaits par un homme amoureux qui lui cachait généreusement les rouages de la finance. » Bref, monsieur Evangélista, le père de Natalie, assurait parfaitement les conditions matérielles de la vie de sa femme, de sorte que, comme une mineure sous tutelle, elle n’ait jamais à se soucier dans ce tout baigne de la valeur de l’argent coulant si facilement, à portée de mains et elle remise au sein d’un giron lui donnant en deçà de toute demande. La réputation à Bordeaux des Evangélista était immense. Puis monsieur Evangélista mourut, laissant à sa veuve de trente-deux ans une fortune considérable et une très jolie enfant de onze ans, Natalie. Ce monsieur Evangélista ne tenait-il pas aussi du père laissant en mourant à sa femme-fille une fortune la mettant à l’abri, métaphore matricielle ? La mère ne change rien de sa manière dépensière de vivre, d’autant plus qu’il s’agit de promouvoir sa fille comme le meilleur parti de Bordeaux, satisfaisant le moindre de ses caprices de jeune fille, « mademoiselle Evangélista portait des cachemires, avait des bijoux et vivait au milieu d’un luxe qui effrayait les spéculateurs, dans un pays et à une époque où les enfants calculent aussi bien que leurs parents. » On disait dans les salons : « Il n’y a qu’un prince qui puisse épouser mademoiselle Evangélista ! » La fortune du père s’épuisait en secret, et il s’agissait pour la mère de harponner le futur mari de sa fille qui puisse avoir pour tuteur secret (comme on mettrait un tuteur à une plante pour qu’elle ne ploie pas, ou bien un tuteur cache-impuissance) le mari de madame Evangélista, donc un homme amoureux de Natalie comme monsieur Evangélista était amoureux de sa femme, un homme qui donnera sa fortune à son épouse et surtout la laissera ignorante des rouages de l’argent tout en le faisant couler à flots comme par un cordon ombilical, et plus encore qui aura, qui sait, le bon goût de mourir tandis que sa succession aura été bien préparée par le contrat de mariage afin que l’épouse soit assurée d’être à l’abri. Modelé sur le père de Natalie, Paul bien sûr, comme toujours en pareil cas, ne pourra jamais l’égaler, ne sera jamais à la hauteur, toujours le père sera le gagnant sur lui dans l’esprit de sa femme, et comme ce père c’est en puissance mort qu’il est le plus généreux.

Les besoins de mademoiselle Evangélista paraissaient si dévorants, si énormes, si ruineux, que, finalement, aucun homme n’osait prétendre au plus beau parti de Bordeaux. Son avidité faisait, à juste titre, peur... L’avidité de la femme...En tant que membre du sexe faible que le Code mettait sous tutelle, « Natalie ne connaissait rien de l’existence », comme une enfant, pouvant se permettre de rester une enfant, « Elle vivait comme l’oiseau qui vole, comme la fleur qui pousse, en trouvant autour d’elle chacun prêt à combler ses désirs. Elle ignorait le prix des choses, elle ne savait comment viennent, s’entretiennent et se conservent les revenus. » Bref, elle est vraiment dans un statut fœtal, et le placenta richement imbibé tout autour qui la nourrit sans qu’elle ne se soucie de rien, et sa mère s’activant à réussir l’opération par laquelle ce placenta métaphorique menacé d’épuisement s’éternisera, toujours aussi riche, immortalisé.

Un jour, au cour d’un bal, la « Fleur des pois » et la reine des bals se rencontrèrent. Madame Evangélista saisit au quart de tour l’énamourement de Paul pour sa fille, et sait que c’est gagné. « La fortune des Evangélista, devenue proverbiale à Bordeaux, était restée dans la mémoire de Paul comme un préjugé d’enfance, de tous les préjugés le plus indélébile. » Bref, Paul voit mademoiselle Evangélista se présenter à lui avec les traits fortunés d’une mère, elle est censée apporter avec elle cette fortune, elle entrouvre un paradis aristocratique comparable à une réintégration de l’enfance. Il croit voir. Les convenances pécuniaires que requiert ce mariage semblent parfaitement respectées. Si quelques paroles glissent des doutes sur le comportement calculateur de madame Evangélista, Paul y répond à l’anglaise, n’y voyant qu’esprit provincial preste aux ragots. « Il avait importé le développement de la personnalité britannique et ses barrières glaciales, la raillerie byronienne, les accusations contre la vie, le mépris des liens sacrés, l’argenterie et la plaisanterie anglaises, la dépréciation des usages et des vieilles choses de la province... ». Paul de Manerville sent, est persuadé, que mademoiselle Evangélista et lui sont du même milieu, à entendre au sens fort, ils baignent dans le même milieu, c’est-à-dire que, de part et d’autre des futurs conjoints, il est déjà là, elle lui promet un milieu dont il est déjà familier, c’est ça qui l’attire spéculairement. Cet effet de miroir. « Leurs fortunes se convenaient aussi bien que leurs personnes. Paul avait l’habitude du luxe et de l’élégance au milieu de laquelle vivait Nathalie. » Piège de ce qui semble. Paul dispose à Bordeaux d’une maison pour loger Natalie comme personne n’en a. Il peut l’installer, cela ne lui semble pas éminemment dangereux, puisqu’il est persuadé qu’elle a les moyens de son milieu et de ce qu’elle paraît. La parade amoureuse, côté Evangélista, se joue aussi bien par la mère que par la fille, la mère qui a la quarantaine étant en quelque sorte une vitrine de ce que promet pour l’avenir la fille, ce qu’elle montre maintenant équivaut à voir plus tard dans sa vie. C’est très habile de la part de la mère. Paul est reçu chez madame Evangélista. « Là seulement respirait cette grandeur, ce luxe dont il avait l’habitude. A quarante ans, madame Evangélista était belle d’une beauté semblable à celle de ces magnifiques couchers de soleil qui couronnent en été les journées sans nuages. » Là, Paul est imbibé des saveurs douces d’un gynécée peut-être à la manière d’un petit garçon étrangement retenu côté femmes, se faisant dorloter par ce climat suave. D’ailleurs, « Les hommes se prenaient à sa conversation comme des oiseaux à la glu, car elle avait naturellement dans le caractère ce génie que la nécessité donne aux intrigants. » Glu d’une saveur ancienne, maternelle, qui séduit les hommes. Tout à son calcul, évidemment madame Evangélista séduit sans rien promettre, a une réputation de vertu inexpliquée. Ou explicable par le fait que ce qu’elle vise, en puissance, par ce calcul qui se déploie dans une mise en scène très mondaine, c’est d’être, ainsi que sa fille, mise à l’abri, c’est de continuer à être à l’abri, dans le giron de la fortune. Elle ne vise qu’à se refaire une métaphore placentaire, et elles deux dedans, et tout continue de baigner. Elle est donc froide, dans cette affaire, madame Evangélista. Et, fusionnant dans ce calcul, bien entendu « La fille et la mère avaient l’une pour l’autre une amitié vraie, en dehors du sentiment filial et maternel. Toutes deux se convenaient, leur contact perpétuel n’avait jamais amené de choc. » En symbiose. Emboîtées.

En réalité, Balzac nous apprend que si la fille consola sa mère du veuvage, elle n’en fut pas toujours le motif unique. La fille est devenue le motif unique pour la mère, le moyen pour cette mère elle-même se greffant alors sur sa fille établie de satisfaire ses ambitions notamment parisiennes, seulement à partir du moment où un homme n’accepta pas de l’épouser, où il s’avéra qu’elle ne pourrait pas refaire sa vie, qu’un deuxième mari ne marcherait pas dans les pas du premier pour couronner sa vie. Après s’être vengée de cet homme qui ne voulut pas d’elle, œuvrant à sa ruine, elle se tourna définitivement vers sa fille, et orienta ses calculs visant à s’assurer son état d’enveloppement par la fortune dans le déploiement fabuleux d’images destinées à présenter sa fille comme le meilleur parti. L’homme destiné à entretenir leur fortune, ce serat celui qui épousera sa fille. Ne pouvant plus espérer le harponner elle-même, elle va le faire par sa fille, et ce calcul-là, lui profitant autant à elle qu’à sa fille, les mettra en symbiose. Bien entendu, ayant repéré Paul, elle ambitionne pour lui de grandes destinées à Paris, elle se voit déjà intrigant pour sa réussite politique, bref elle lui tisse déjà mentalement sa réussite comme s’il était entre ses mains malléable et obéissant, tout cela pour son ambition à elle. Balzac écrit si finement : « Elle se proposa d’employer les ressources de son talent et sa science de la vie au profit de son gendre, afin de pouvoir goûter sous son nom les plaisirs de la puissance. Beaucoup d’hommes sont ainsi les paravents d’ambitions féminines inconnues. » Elle ne doute pas « de dominer par avance l’homme en qui elle vit le moyen de continuer sa vie aristocratique. » Pauvre Paul de Manerville, tout de même, supposé si passif, si totalement entre les mains de femmes, mère et fille, qui lui ont donné en secret pour tuteur à son impuissance monsieur feu Evangélista, et dont l’ambition est celle de sa future belle-mère, qui dessine déjà toute sa vie d’homme marié comme s’il s’était mis dans ses mains à la manière d’un enfant garçon qu’elle pouponne pour qu’il devienne grand comme elle veut. « Cette femme est capable, pensa Paul en sortant, de me faire donner une belle ambassade avant même que je sois nommé député. » Toute la puissance qu’il accepte de reconnaître à cette femme, et lui passif, se laissant faire, se laissant modeler, quelque chose d’une initiation à couleur incestueuse. La mère se saisit du futur mari de sa fille, qu’elle a bien en mains comme une mère son nourrisson, et elle le prépare de manière à le rendre capable de faire jouir à la fois la mère et la fille...Et Paul se laisse étrangement faire, peut-être comme trop heureux de récupérer ainsi une mère d’autrefois dans ces femmes d’aujourd’hui, c’est-à-dire sur la base d’une addiction secrète.

A Bordeaux, Natalie n’avait bien évidemment pas de rivale, elle était la fleur unique, peut-être rafraîchissait-elle la femme unique qu’est la mère pour Paul à la sensibilité si féminine. Fille dans l’écrin de sa mère, telle une chrysalide. Balzac la peint longuement, de manière à nous faire entendre qu’il ne faut pas se fier à son apparence, car il y a des indices. « Ces indices supposaient des passions violentes sans tendresse, des dévouements brusques, des haines irréconciliables, de l’esprit sans intelligence, et l’envie de dominer, naturelle aux personnes qui se sentent inférieures à leurs prétentions. »

Balzac parle de cette œuvre destinée à retracer cette grande comédie qui précède toute vie conjugale. « Cette scène, qui domina l’avenir de Paul, et que madame Evangélista voyait venir avec terreur, est la discussion à laquelle donnent lieu les contrats de mariage dans toutes les familles, nobles ou bourgeoises. » Comédie jouée devant notaires, puisqu’il s’agit de biens et d’argent, puisqu’en fin de compte ce dont il s’agit concerne uniquement l’enveloppe garnie, dont chacun veut s’envelopper, veut s’assurer, le mariage étant du point de vue de ce contrat ici âprement discuté pour chacun des partenaires la bonne affaire faite avec l’autre. Mariage avec les biens, l’argent, la situation, bien plus qu’avec une personne, laquelle n’est qu’une sorte de sein d’où coule le lait riche installateur.

Paul, naïf, qui ne connaît rien aux ruses féminines, se demande pourquoi sa tante lui conseille de consulter le vieux notaire de famille, Mathias, pour défendre ses intérêts dans le contrat de mariage. Comme s’il ne pouvait douter des bonnes mains qui s’occupent de lui, et qui pourtant vont le plumer faute de n’avoir finalement pas réussi à lui faire produire assez de jus pour leurs ambitions. Car le problème de Paul, c’est que le doute s’étant insinué en lui par le biais de son notaire qui réussira à introduire dans le contrat quelque chose destiné à le protéger des calculs de sa belle-mère et de sa femme, il se présente aux deux femmes, mère et fille, pas si facilement travaillable et malléable que ça, ce n’est pas si évident que ça de le faire jouir sur le plan de l’ambition afin qu’il produise de la fortune pour elles, elles ne peuvent tout à fait espérer savoir le caresser dans le bon sens d’une carrière afin qu’il gicle dans leur giron les moyens de leur train de vie. C’est à cause de cela, de quelque chose mis dans le contrat de mariage par le vieux notaire de Paul, qui a bien vu les calculs, que les deux femmes vont organiser leur vengeance, la mère de manière délibérée, la fille comme naturellement, en allant voir ailleurs tout en sachant habilement et froidement maintenir l’illusion d’une épouse aimante.

Donc, dans ce texte admirable de Balzac, la chose importante, qui va dévoiler à ciel ouvert la haine d’une femme qui s’est vue découverte dans son calcul et qui va logiquement amener sa vengeance à exécution capitale, est faite par le notaire. C’est notaire contre notaire.

Bien sûr, sous une apparence tranquille, madame Evangélista est horriblement inquiète, elle a dépensé une bonne part de la fortune de son mari qui revenait à sa fille, et qui va manqué à sa dot. La discussion entre notaires pour le contrat de mariage va dévoiler cela. Le meilleur parti de Bordeaux, qui semblait pourvu de tant de fortune, va se révéler n’avoir rien, honteuse nudité de fille. Il faut absolument masquer ça. Elle devait dire cela à son propre notaire : « Il fallait avouer une détresse intérieure qu’elle n’avait jamais voulu s’avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers l’abîme en comptant sur un de ces hasards qui n’arrivent jamais. » Phrase qui décrit une femme qui se voit sexuée, c’est-à-dire sans rien, pas comme un homme. Femme qui se voit désenveloppée. Sans giron écrin tout autour d’elle. Inquiétude immense. Comment d’urgence éviter cette sensation de désenveloppement, de nudité intolérable ? Surtout, ne pas montrer cette nudité à un homme, juste à ce notaire, qui va l’aider à la masquer. Paul devenait un innocent ennemi à vaincre. Elle devait démontrer sa supériorité de femme. Le trésor qu’elle avait conservé, sa fille, ne valait-il pas une quittance ? Renversement très rusé : la nudité dépourvue désenveloppante d’une femme devient un trésor en la personne de la fille parfaitement bien éduquée, qui saurait initier un homme forcément nul. « Paul était un homme nul, incapable ; elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait faire un beau chemin dans le monde ; il lui serait redevable du pouvoir ; n’acquitterait-elle pas bien un jour sa dette ? » Ce n’est rien, qu’il ait des biens, de l’argent, puisque, forcément, les idées, c’est elle qui les a, et que, telle une mère revenue sous les traits d’une jeune fille experte, elle peut le prendre par la main et faire s’ériger son pouvoir...Les hommes auraient un organe mou, et les filles sauraient bien les durcir...Madame Evangélista « avait agi constamment comme si le comte de Manerville lui était inférieur...elle avait sur son gendre un ascendant insurmontable. » Ceci sans doute parce qu’en vérité la relation du comte avec ces deux femmes, en vue du mariage, s’inscrit profondément dans la logique d’un petit garçon s’imaginant revenu entre les mains puissantes d’une mère, se laissant faire...mais en vérité se méfiant quand même...et mal lui en a pris du point de vue des femmes.

Alors, madame Evangélista va, dans la guerre qui se prépare, faire coïncider la révélation de la fortune dissipée de sa fille, révélation de sa nudité sexuée de fille, avec l’entrée en scène d’une fille qui se fait, sur le conseil de sa mère, plus séduisante que jamais, éblouissante. Armée de beauté ! La mère surveille la beauté de sa fille, pour en faire une innocente complice de sa conspiration financière. Chère mère, la rassure sa fille, Fleur des pois s’est trop bien plantée là, dans mon cœur, pour s’échapper... Pris à la glu des sentiments...Qu’elle soit un peu coquette !

Métaphore guerrière ! Les deux notaires sont des « condottieri » matrimoniaux qui vont se battre pour leurs clients. Les deux notaires en présence représentent les anciennes et les nouvelles mœurs, l’ancien et le nouveau notariat. Comme si le notaire de Paul se présentait d’emblée comme inférieur...Mais gare à son expérience, à la confiance qu’il inspire, à son savoir-vivre... Le notaire Mathias s’intéresse comme un père aux affaires de ses clients. C’est une figure de père pour Paul de Manerville. Mais il va s’avérer, au cours des années, impuissant à protéger Paul. Face à lui, il y a le notaire nouvelle génération de madame Evangélista, qui arrive en fredonnant, se fâche d’être pris pour un notaire, postule la Légion d’honneur, a sa voiture et laisse ses clercs vérifier les dossiers, va au bal, au spectacle, achète des tableaux, bref un notaire qui marche avec son époque, risque les capitaux en placements douteux, spécule et veut se retirer avec trente mille livres de rentes après dix ans de notariat, bref un notaire qui ne rêve que d’être à l’abri, et dont la science vient de sa duplicité, un complice qui possède les secrets, et qui voit dans sa charge un moyen de se marier à quelque héritière en bas bleus. Il représente l’intérêt pour cet argent qui assure l’installation.

Discussions entre les deux notaires. Le jeune a rédigé le contrat, mais le vieux ne se laisse pas faire. Chacun doit faire l’inventaire des biens respectifs de leurs clients. Et là, la fortune dilapidée de mademoiselle Evangélista va se trouver révélée. Mais, avant de le dire, le jeune notaire fait appel aux sentiments de Paul pour la jeune fille, mise sur l’émotion. Si Paul l’aime, le mariage passera outre. Solonet le jeune notaire lance : « la plus belle fille du monde doit toujours manger plus qu’elle n’a. » Arrive la belle jeune fille, parée comme un paon faisant la roue dans le soleil. Devant cette apparition, Paul, fasciné, se trouve dans l’état voulu par sa future belle-mère, ivre de désirs, comme un lycéen, à un degré de passion qui fait faire mille bêtises. Pourtant lucide dans son aveuglement, glissant à l’oreille de madame Evangélista : « Natalie est si belle que je conçois la frénésie qui nous pousse à payer un plaisir par notre mort. » C’est dit : le prix de ce plaisir est la mort. Elles le font jouir d’une jouissance mortelle, décidées à lui tirer tout son jus, d’une manière ou d’une autre, comme d’un citron. Fasciné par Natalie, ivre de désirs, Paul semble accéder à toutes les exigences de sa belle-mère quant à leur future installation. Défaite en jouissance.

Mais rentre le vieux notaire, lucide quand son client est rendu aveugle par les sentiments et le désir. Il annonce à Paul qu’il n’y a pas un sou de dot ! Horrible angoisse de madame Evangélista. C’est à ce moment-là que la fille, Natalie, inaugure le premier geste indépendant, non prémédité avec sa mère, mais issu de son propre calcul, ayant bien appris de sa mère. Elle feint, avec le visage de l’innocence, de comprendre Paul s’il ne voulait plus l’épouser sans dot, c’est-à-dire qu’elle met en avant son désintéressement. C’est le coup de grâce pour Paul ! Une femme si désintéressée ! Et il se fait avoir par ces paroles innocentes ! Alors, la transaction avance, madame Evangélista accepte de céder des biens propres à sa fille, elle sait bien que si ce mariage se fait elle sera elle-même à l’abri. Mais l’indignation brille dans le regard du vieux notaire, à qui n’échappe pas la victoire en puissance de ces femmes, et l’impuissance de Paul, également sa propre impuissance devant le jeune notaire nouveau style. « La ruine du comte de Manerville ne s’accomplira pas devant mes yeux, je me retire. » Et le vieux notaire d’expliquer cette ruine par les obligations envers les futurs enfants du couple, en plus de celles contractées vis-à-vis de sa femme. Voici en puissance Paul de Manerville ruiné à la fois par sa future épouse et par sa descendance à venir par rapport auxquels le contrat de mariage établit déjà le montant de la succession qui leur sera due. C’est dire si ce contrat de mariage envisage déjà avec violence, froideur et âpreté ce que vaudra sa mort. Terrible ! Là-dessus, c’est au tour de madame Evangélista de jouer les désintéressées, pour masquer ses calculs implacables : « Je puis renoncer au monde, si ma mort anticipée assure le bonheur de ma fille. » Il est tellement question de mort, pour assurer la transmission de cet argent et de ce patrimoine ! Madame Evangélista en rajoute : « J’ignorais ce qu’était un mariage en France, je suis Espagnole et créole. J’ignorais qu’avant de marier ma fille il fallût savoir le nombre de jours que ma fille souffrirait de ma vie, que j’ai tort de vivre et tort d’avoir vécu. Quand mon mari m’épousa, je n’avais que mon nom et ma personne. Mon nom seul valait pour lui des trésors auprès desquels pâlissaient les siens. Quelle fortune égale un grand nom ? Ma dot était la beauté, la vertu, le bonheur, la naissance, l’éducation. L’argent donne-t-il ces trésors ? » Voilà la guerre et sa stratégie qui continuent. Madame Evangélista avance un modèle, son mari, qui rabaisse en puissance Paul. Sera-t-il à la hauteur d’un tel homme, qui non seulement sut, lui, être à la hauteur, sans se ruiner, mais laissa une fortune à la hauteur du nom de son épouse...Paul, s’il est un homme qui en a, doit relever le défi, et se faire prendre. D’autre part, dans ce discours d’une femme, il apparaît clairement que, contrairement aux apparences, c’est une femme qui en a en puissance, et pas un homme, qui, avant de passer entre ses mains, n’est qu’un petit garçon impuissant. Elle la puissante, lui l’impuissant, l’inférieur, tel le petit garçon qui imagine sa mère pleine de pouvoir. Bien sûr, madame Evangélista reconnaît avoir dissipé, mais pour la bonne cause, et de plus, elle brandit comme une arme l’image de feu son mari qui savait, lui, remplir ses bourses...Petit Paul confronté à puissant père...La transaction se joue sur l’angoisse de castration. Où monsieur Evangélista puisait-il ses millions ? Il « faisait des affaires, il jouait le grand jeu des commerçants, il expédiait des navires et gagnait des sommes considérables ». C’est le vieux notaire de Paul qui est habilement amené à dire cela, comme pour mieux aiguiser l’ambition de Paul dans le sens d’une imitation du modèle que les deux femmes lui ont jeté...

Le vieux notaire n’en démord pas, pour lui il s’agit dans ce contrat de sauvegarder les intérêts de tout le monde, sans perdant, sans bourses vidées, les intérêts du père, de la mère, et des enfants à venir, c’est-à-dire qu’il raisonne comme si le calcul, aux mains des femmes, ne menait pas encore le jeu.

La transaction se poursuit donc, le mariage aura lieu, la belle-mère pourra vivre dans le domaine de Paul de Manerville, à l’abri, Madame Evangélista laissant de manière faussement innocente qu’elle ne veut pas déranger ses enfants...

Mais le vieux notaire Mathias ne désarme toujours pas. « Il essaya de surprendre quelques indices du complot dont la trame si savamment ourdie commençait à se laisser voir. » Grande comédie autour des diamants de madame Evangélista qu’elle accepte de donner à sa fille, puis qui seront sauvegardés... Le notaire Mathias pense : « Ce pauvre enfant que j’ai vu naître sera-t-il donc plumé vif par sa belle-mère, rôti par l’amour et dévoré par sa femme ? Moi qui ai si bien soigné ces belles terres, les verrai-je fricassées en une seule soirée ? » Il jetait un long regard sur l’avenir et n’y voyait rien de bon. Il commence à contre-attaquer. « Semblable au général qui, dans un moment, renverse les combinaisons préparées par l’ennemi, le vieux notaire avait vu le génie qui préside au Notariat lui déroulant en caractères légaux une conception capable de sauver l’avenir de Paul et celui de ses enfant. ». L’ennemi est clairement identifié : l’avidité des femmes, s’appuyant sur l’argent qui rend possible la jouissance des biens, une avidité très matérialiste, et qui, si besoin est, n’hésite pas à précipiter la ruine du mari et des enfants. Fou désir d’installation des femmes. Pour rester, finalement, au sein de, où rien ne manque pour satisfaire à l’infini leur faim et leur pouvoir.

Alors, le vieux notaire explique que, désormais, la profession de notaire a changé de face, et les révolutions politiques influent sur l’avenir des familles, ce qui n’arrivait pas autrefois où les existences étaient définies et les rangs déterminés. Donc, les notaires sont obligés de suivre la marche des affaires politiques intimement liées aux affaires des particuliers. Autrefois, les familles nobles avaient des fortunes inébranlables que les lois de la révolution ont brisées, et donc, par son nom, le comte de Manerville est appelé un jour à la chambre élective, et peut-être à la chambre héréditaire, alors ce mariage est l’occasion de fonder ce fameux majorat, pour lequel il doit consacrer une partie de ses biens. Face à une fille qui dépenserait le Pérou, voici donc cette proposition du majorat, qui est inaliénable, aucun des époux ne pouvant y toucher, non dépensable. Il s’agit de vendre terres et hôtel à Paris pour constituer ce majorat, les époux et la belle-mère vivront avec ce qui restera de biens. Sur le coup, madame Evangélista ne comprend pas vraiment, elle est aveuglée par la perspective de la réussite politique de son gendre. Elle est prête à donner ses diamants à sa fille. Elle va vendre son hôtel pour restituer la dot de sa fille. Face à la fille qui voit sa mère se dépouiller pour elle, Paul rétorque qu’il s’agit de leurs futurs enfants, ce sont eux qui exigent des sacrifices, à cause des biens à leur transmettre. Le fameux majorat se transmettra à l’aîné des enfants, un fils. En somme, voici une situation où ce sont les enfants qui garantissent au père que la mère ne va pas tout dilapider la fortune par la voracité qui l’habite et qui la pousse à la dépense, à la jouissance des choses matérielles comme si c’était mis à portée de mains. Mine de rien, c’est pourtant cette avidité-là, qu’on pourrait qualifier d’avidité littéralement fœtale exigeant un état de non manque et de tout à portée de mains rendu possible par l’argent et sa transmission, qui va tout dominer et gérer désormais, en s’étendant à tous.

Le jeune notaire est admiratif devant l’habileté du vieux notaire et le lui dit.

Le mariage se déroulera sans faste, ainsi le décide alors madame Evangélista. Sa fille a tout, nul besoin de dépenser pour un apparat inutile.

Cependant, le germe de la défiance s’était insinué dans la tête de la belle-mère. « Dans la plupart des familles, la constitution des dots et les donations à faire au contrat de mariage engendrent ainsi des hostilités primitives, soulevées par l’amour-propre, par la lésion de quelques sentiments, par le regret des sacrifices et par l’envie de les diminuer. » Paul pensait que son notaire avait garanti sa fortune de toute ruine. La belle-mère s’apprête à s’occuper de la fortune politique de son gendre et la fille à faire le bonheur de son mari.

Natalie pose la question à sa mère : comment la tempête s’est-elle apaisée ? Par l’offre de mes diamants, dit-elle. Et d’en énumérer la valeur. Collier, boucles d’oreilles, offerts par le mari. Et puis son diamant de famille, celui que Philippe II avait donné au duc d’Albe et que lui a légué sa tante. Il y en a pour beaucoup d’argent. D’après le contrat de mariage, les diamants appartiennent désormais à la fille, qu’elle fera vendre. Mère assurée qu’il y aura assez d’argent pour que leur train de vie soit inchangé.

Des bruits courent à Bordeaux sur la ruine éventuelle de madame Evangélista, sur ce mariage qui ne se fera peut-être pas. Mais madame Evangélista prie tout Bordeaux de venir pour la signature du fameux contrat de mariage, ayant l’intention de déployer tout le luxe habituelle pour cette dernière fête, afin de faire taire les rumeurs de ruine. L’achat du majorat se faisait à Paris, des terres avaient été achetées où vivrait la belle-mère, et la fête se préparait, fleurs et toilettes. Les camélias étaient dans l’attente de la fête annoncée. Natalie apparut comme une fleur enveloppée de son feuillage, madame Evangélista portait au cou son diamant pour stopper la rumeur, la mère et la fille assises entre les deux notaires écoutaient la lecture des pièces. Tout se passa bien, jusqu’au majorat. Le jeune notaire expliqua qu’il s’agissait d’une fortune inaliénable, prélevée sur celle des époux et constituée au profit de l’aîné de la famille, à chaque génération, sans qu’il soit privé de ses droits au partage général des autres biens. Inquiète, madame Evangélista demanda ce qu’il en résulterait pour sa fille. C’est-à-dire, en cas de décès de l’un ou de l’autre. Pas de problème si c’est elle qui décède, mais si c’est lui, laissant des héritiers mâles, sa femme n’aura aucun droit sur le majorat. Madame Evangélista comprit que sa fille était ruinée. Là où elle croyait triompher, voici que sa fille était, selon ses vues, la victime, ceci s’effectuant sur la base même de la maternité. En cas de mort de son mari, elle ne serait pas riche comme sa mère fut riche lors du décès de son père, au contraire elle serait ruinée du fait même d’avoir donné naissance à des héritiers mâles, à cause de ce fameux majorat. La haine de madame Evangélista pour son gendre décupla en un instant, et pour toujours. Certes, elle était prise au piège, le mariage était trop avancé pour reculer.

Mais le jeune notaire saisit l’occasion de battre son vieux collègue. D’abord, il suggéra à la mère qu’une épouse peut chez elle mener son époux par le bout du nez. Ce que saura admirablement et froidement faire la fille après son mariage, tandis que le mari ne remarquera jamais cette froideur rusée derrière cette femme amoureuse. Mais le sort de Paul était pour une autre raison encore entre les mains de madame Evangélista. Le jeune notaire s’adressa au vieux notaire, et lui fait remarquer que malgré son habileté, il n’avait rien prévu en cas de mort de Paul de Manerville sans héritier. Ce vieux notaire n’avait compté que sur l’existence d’enfants mâles pour bâillonner l’avidité de la femme... Le jeune notaire proposa donc qu’en l’absence d’héritiers, il soit fait donation générale des biens entre époux, et qu’en cas de mort en présence seulement de filles, le majorat serait caduque. Le vieux notaire fut tout de suite d’accord, et la terrible clause fut rajoutée au contrat. Paul de Manerville ne savait pas encore que c’était sa ruine à lui, et sa mort, qui étaient en marche. Au terme d’une petite comédie, les diamants ne seront pas vendus, mais offerts à sa femme par Paul...madame Evangélista avait déjà un peu gagné, puisque sa fille était riche de ces diamants...

La mère si dépensière se transforma en avare, et résolut de reconstituer la fortune de sa fille. De plus belle, elle déploya ses terribles talents calculateurs. La nuit lui porta conseil. Avant de se séparer de sa fille, elle lui donna les conseils qu’il fallait pour dominer son mari, et pour que la vengeance s’accomplisse, la fortune étant revenue à sa fille, et le gendre rejeté au loin vaincu. Il s’agissait d’avoir l’air de toujours faire ce que voulait le mari, mais en restant froide, voire en s’intéressant ailleurs. Surtout, nous le saurons bientôt, il s’agissait bien sûr d’éviter toute maternité. Le « je ne veux pas » était présenté par la mère comme le dernier argument, là où la force féminine se montrait tout entière. Il fallait qu’il n’y eût qu’une seule volonté au logis, celle de la femme. Qu’elle fût femme de son mari et jamais sa maîtresse.

Natalie, rendue mélancolique par le départ de sa mère, obtint facilement toutes les concessions de son mari. Et une parfaite obéissance.

Cinq ans après, nul héritier, bien évidemment, et Paul de Manerville s’est ruiné pour satisfaire sa femme, réalisant le moindre de ses caprices par amour et tandis qu’elle sait habilement lui laisser croire que c’est réciproque, ses biens doivent être vendus tandis qu’il y a séparation de biens d’avec Natalie Evangélista, et bientôt aussi séparation de corps, puisqu’il se prépare à partir à Calcutta pour se refaire une fortune, et éventuellement retrouver ensuite Natalie. Il préfère partir se refaire une fortune, plutôt qu’arracher sa femme à la vie qu’elle aime. Naturellement, et surtout logiquement, il ne peut être inférieur à son père, qui réussissait si bien dans le commerce, et sa femme inconsciemment et de manière perverse le défie d’être aussi bien, signant ainsi son éloignement tant désiré puis sa disparition. Le désir de sa femme de l’éliminer tout en conservant sa fortune par la volonté même de celui qu’elle élimine est froid comme une logique bien maîtrisée, celle qui autour d’une fille défie un mari par le père de celle-ci. Il est parti en cachette d’elle, et dans la lettre qu’il lui laisse il écrit : « Quand je rapporterais des millions, j’imiterais ton père, je les mettrais à tes pieds, comme il mettait les siens aux pieds de ta mère, en te disant : - Tout est à toi. Je t’aime follement. » . « Ma ruine progressive m’a fait éprouver les délirants plaisirs du joueur. A mesure que mon argent diminuait, mon bonheur grandissait. », « à moi seul la tâche d’amasser la fortune qui nous est nécessaire...A moi les travaux, à toi les plaisirs. » Et il rêve que son travail aux Indes puisse lui offrir en récompense une existence fleurie à Paris. C’est d’une lucidité époustouflante, et c’est terriblement actuel. N’est-ce pas les femmes, par leur avide désir d’installation, qui, si souvent, aiguillonne l’ambition de leur mari, pour qu’il soit à la hauteur ? Et l’aiguillon, en ces temps de matérialisme galopant, ne serait-ce pas le désir d’installation, du tout baigne, des choses à portée de mains comme dans un retour au sein d’un giron comme unique et massif horizon ? Cette fameuse femme nouvelle. C’est-à-dire installée et assurée de sa jouissance matérielle. Autrement dit, bourgeoise. « Je reviendrai pour trouver une femme nouvelle, l’absence ne te donnera-t-elle pas des charmes nouveaux ? » Le mari qui part au loin afin d’assurer à son épouse son installation bourgeoise n’a-t-il pas les traits d’un père, et sa logique ? Si tu veux jouir, et jouir de moi, sois comme mon père, ensuite seulement tu pourras revenir ! Propos valables aujourd’hui encore. Les pères de leurs femmes ne régissent-ils pas la relation d’un mari avec son épouse, du point de vue dominant de l’argent, sur la base de la relation d’un père avec sa fille, ce père étant défini comme celui qui a su, le puissant, assurer la jouissance de la mère et de la fille en faisant couler beaucoup d’argent de ses affaires ? « ...voici ta pauvre Fleur des pois emportée par un vent d’orage ; mais elle te reviendra pour toujours sur les ailes de la fortune. » Comme un bon petit garçon sous le regard de sa mère satisfaite ? Et, dans la même logique, l’hypocrite épouse ravie du départ de son mari qui arrange bien son amour adultérin ne manque pas de lui répondre, puisqu’il colle si bien au père parti dans la mort : « Mon cher Paul ; jamais tu n’as été si grand à mes yeux que tu l’es en ce moment. » Et elle lui annonce qu’elle attend un enfant, leur enfant. Histoire de lui donner une autre bonne raison de partir se refaire une fortune. Or, il s’agit d’un enfant qu’elle a fait avec un autre. « Tu me reviendras riche et fidèle. Moi seule au monde connais ta délicatesse de femme et tes sentiments secrets qui font de toi comme une délicieuse fleur humaine digne du ciel. Les Bordelais avaient bien raison de te donner ton joli surnom. Qui donc soignera ma fleur délicate ? » On croirait entendre le discours d’une mère contemplant son fils chéri d’une manière quasiment incestueuse et jouant avec sa « petite fleur délicate » à laquelle elle aurait appris à s’élever...L’allusion à une homosexualité latente de cette « Fleur des pois » est évidente, celle-ci s’enracinant dans ces sentiments secrets que Natalie dit si bien connaître, c’est-à-dire un attachement maternel, une addiction à la mère jamais sevrée. Cependant, Paul est perplexe devant la nouvelle de la grossesse de sa femme. Il se demande comment elle est possible, il est sans doute bien placé pour savoir que...

Son ami de Marsay lui a prêté de l’argent, et il s’embarque sous le nom de Camille, qui est comme par hasard un des nom de baptême de sa mère. Face à son épouse, Paul est resté en effet dans la confiance d’un petit garçon fasciné par sa mère et lui laissant le pouvoir sur sa vie. Mais une lettre de son ami qui l’avait tant prévenu à propos de ce mariage, arrivée trop tard alors que le bateau était en partance, lui apprend la vérité. D’une part, c’est madame Evangélista qui a œuvré pour la ruine, et d’autre part Natalie a depuis un certain temps un amant, et attend de lui un enfant. Balzac rejoint dans son œuvre le moment où sa propre mère fut enceinte d’un enfant adultérin. Passé chez le vieux notaire avant de s’embarquer, celui-ci met le doigt sur le point stratégique qui permit à sa femme de gagner : « la nature de votre contrat et votre nom, vous allez me trouver bien notaire ? tout vous obligeait à commencer par faire un bon gros garçon...dans les familles nobles, monsieur le comte, une femme légitime doit faire les enfants et bien les élever...une femme n’est pas un instrument de plaisir et la vertu de la maison. » Or, ce fut justement le contraire. C’est par le plaisir qu’elle eut son mari, lui qui voulait vivre heureux, tel un enfant peut-être, et qui crut que ce n’était possible qu’en aimant sa femme telle qu’elle voulait être aimée, et non pas selon la tradition comme autrefois. Et le vieux notaire de continuer : « Si vous aviez eu des enfants, la mère aurait empêché les dissipations de la femme, elle serait restée au logis... » Puis il veut savoir comment il en est arrivé à la ruine. Alors, Paul dit que cela a commencé ainsi : en laissant les fameux diamants à sa femme, pour qu’elle en soit parée, au lieu de les vendre comme c’était stipulé dans le contrat de mariage. Commençant à se faire avoir aux sentiments dès ce moment-là, s’attachant à veiller à ce que sa femme soit satisfaite de le même manière qu’elle était satisfaite par la fortune de son père et sous l’aile de sa mère, dès les diamants qui sont le symbole de sa faiblesse, de son impuissance à s’en tenir à la loi, en fait, et à la tradition en vigueur dans sa famille noble. Commençant à se préoccuper de maintenir sans coupure le train de vie de sa femme qui était le sien depuis son enfance, comme si le mot d’ordre c’est que son cordon ombilical ne soit jamais coupé, qu’elle baigne éternellement dans un état bien enveloppé métaphore fœtale, il ne prend pas garde que la coupure intervient dans sa vie à lui, c’est lui qui est dépouillé pour elle de ce qu’il avait avant, c’est elle qui a, et lui non. Et ainsi parée, de ses diamants et de ses biens, bien évidemment c’est à un autre homme qu’elle se donne, et à un amour adultérin.

Dans sa lettre à son ami de Marsay, Paul écrit qu’il lui confie sa femme, qui a été traitée par lui comme une enfant gâtée, et à laquelle il veut cacher qu’il sent qu’il va à la mort. Il lui dit qu’il a écrit à sa femme une lettre comparable à celle qu’écrivent à leur mère les fils qui savent qu’ils vont à la mort. Retour à la mère, retour à la mort, en effet, c’est de cela qu’il s’agit, de quelque chose de très régressif. Retour à avant dans ce départ aux Indes, et on n’entendra plus parler de lui, comme s’il n’était plus né.

Dans sa lettre, de Marsay dévoile la vérité, et la vengeance, le coup de grâce dont Paul est la victime. Tout se dévoile de la conspiration domestique ourdie contre lui par la mère et la fille, qui ont patiemment fait progresser la ruine, et fait passer les biens de leur côté. Elles l’ont dévoré. Reste la fille, libre comme l’est en France une femme séparée de corps et de biens. Libre désormais d’aimer à la folie Félix de Vandenesse. Celui-ci n’avait eu aucun mérite à reconnaître à quel point son mari lui était indifférent. Et de Marsay de persifler : « J’aurais pu te raconter à toi-même la scène qui se passait tous les soirs dans sa chambre à coucher entre vous deux. Tu n’as pas d’enfant, mon cher. Ce mot n’explique-t-il pas bien des choses à un observateur ? Amoureux, tu ne pouvais guère t’apercevoir de la froideur naturelle à une jeune femme que tu as formée à ce point pour Félix de Vandenesse. » Voici Paul aussi bête que le bourgeois trompé par sa femme et qui s’en étonne...Et de Marsay d’enfoncer encore plus son ami : « Mon cher Paul, as-tu donc vécu dans Paris, as-tu donc l’honneur d’appartenir par les liens de l’amitié à Henri de Marsay, pour ignorer les choses les plus vulgaires, les premiers principes qui meuvent le mécanisme féminin, l’alphabet de leur cœur ? » « L’amour, mon gros Paul, c’est une croyance comme celle de l’immaculée conception de la Sainte Vierge : cela vient ou cela ne vient pas. » En tout cas, il est formel, cet amour qui est une croyance comme celle de l’immaculée conception ne doit rien avoir à faire avec le mariage. « Nos femmes légitimes nous doivent des enfants et de la vertu, mais elles ne nous doivent pas l’amour. » « Le jour où Vandenesse a remué dans le cœur de ta femme la corde du désir que tu laissais vierge, tes fanfaronnades amoureuses, tes torrents de cervelle et d’argent n’ont pas même été des souvenirs. Tes nuits conjugales semées de roses, fumée !...Une émotion d’amour effaçait tes trésors de passion qui n’étaient plus que de la vieille ferraille. » La belle-mère a été, bien sûr, du côté de sa fille, « Cette indulgence est un héritage transmis de femme en femme. » On dirait qu’ici Balzac a percé le secret de l’amour adultère de sa mère...

Dans la lettre de son ami, Paul apprend les cancans des femmes sur lui qui, parce qu’il est parti, se trouve chargé de tous les torts à propos de sa ruine. Et sa femme connaît le plus prodigieux succès, bien sûr ! Le complot domestique est à son apogée ! Mais de Marsay propose à son ami une autre voie, celle de la politique, et non plus celle de la femme, et il peut l’aider à réussir. « Il vient un âge où la plus belle maîtresse que puisse servir un homme est sa nation. » Dans cette voie, il y a la possibilité de renverser l’amant de sa femme. « Les questions personnelles en fait de roi sont aujourd’hui des sottises sentimentales, dont il faut dégager la politique." »Là, Balzac fait allusion à ses opinions politiques, en faveur de la monarchie. « La politique n’est plus là...Elle est dans l’impulsion à donner à la nation en créant une oligarchie où demeure une pensée fixe de gouvernement et qui dirige les affaires publiques dans une voie droite, au lieu de laisser tirailler le pays en mille sens différents comme nous l’avons été depuis quarante ans dans cette belle France, si intelligente et si niaise, si folle et si sage, à laquelle il faudrait un système plutôt que des hommes. » Un événement heureux est arrivé à de Marsay : sa mère s’est souvenu de lui. De Marsay représente le désir inconscient de Paul de retrouver sa mère, et c’est fait pour son ami. Cette mère lui a déniché une vieille fille anglaise riche qui lui convient très bien pour un mariage...elle a trente-six ans, est une vraie couveuse qui soutient que les femmes adultères devraient être brûlées publiquement, donc aucun risque avec elle...Et c’est une riche héritière... « ...elle a l’air d’une poupée mal coloriée ; mais elle est d’une économie ravissante. » Il s’agit bien sûr d’un autre statut du mariage...Elle a le génie anglais, elle adorera son mari quand même. « Si tu m’avais écouté, tu aurais une Anglaise, quelque fille de nabab qui te laisserait l’indépendance de garçon et la liberté nécessaire pour jouer le whist de l’ambition. » Là se profile le côté des garçons, et non plus celui des filles. Le côté des garçons voulant arriver à leurs fins, comme nous avons vu que des filles sont arrivées à leurs fins... « Au lieu d’aller te mariner dans les Indes, il est beaucoup plus simple de naviguer de conserve avec moi dans les eaux de la Seine. » « je te ménagerai un duel avec Félix de Vandenesse où tu tireras le premier, et tu me l’abattras comme un pigeon. En France, le mari insulté qui tue son rival devient un homme respectable et respecté...Tue Vandenesse, et ta femme tremble, et ta belle-mère tremble, et le public tremble, et tu te réhabilites, et tu publie ta passion insensée pour ta femme, et l’on te croit, et tu deviens un héros. Telle est la France. ..Puis, une fois éclairée sur le caractère de ta femme, tu la domineras par une seule parole. En l’aimant, tu ne pouvais pas lutter avec elle. » En somme, il s’agit de déposséder une femme d’attributs qu’elle n’a pas...De voir qu’elle n’en a pas... « La question argent n’est-elle pas une misère, un rien dans ces grands rouages préparés ? Qu’est surtout une femme ? Qu’est la vie, mon cher, quand une femme est toute la vie ? Une galère dont on n’a pas le commandement, qui obéit à une boussole folle, mais non sans aimant, que régissent des vents contraires et où l’homme est un vrai galérien qui exécute non seulement la loi, mais celle encore qu’improvise l’argousin, sans vengeance possible... Viens avec nous, tu auras ta part dans le pudding que nous allons cuisiner. » L’argousin, le gardien des forçats. Mais Paul est trop loin pour redresser son destin et accepter la proposition de son ami afin d’envisager tout autrement le mariage que par le biais d’un amour insensé pour sa femme. Paul est la proie d’une rage impuissante et se borne à se demander, que leur ai-je fait, au lieu de commencer à bien comprendre la logique en cause pour ces femmes. Cette demande, écrit Balzac, est le mot d’un niais, le mot des gens faibles qui, ne sachant rien voir ne savent rien prévoir. Alors, Paul de Manerville s’endormit de ce profond sommeil qui suit les immenses désastres, le même que celui de Napoléon après la bataille de Waterloo.

Quel splendide texte, toujours valable aujourd’hui, et d’une intelligence fabuleuse !

Alice Granger Guitard



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