Floribert Mugaruka mukaniré, Editions NZE, 2005
mercredi 11 janvier 2006 par Alice GrangerPour imprimer
C’est sur des cahiers d’écoliers, qui ont échappé à la guerre sévissant en Afrique entre Bukavu et Bounia, que Floribert Mugaruka Mukaniré a écrit ce roman magnifique, d’une grande poésie. Nous plongeons dans les rites, les coutumes et les symboles d’une société traditionnelle africaine juste au moment où les Blancs arrivent. Mais l’essentiel de ce roman si sensible réside à mon avis dans quelque chose de plus universel : la question du parricide, ici spécifiée en régicide. La conception d’un fils d’une part assure la continuité et la transmission, ici celle de la royauté et de la tribu, mais d’autre part elle met en « danger » le père, ici le roi. Le roman commence par un régicide. A la fin du roman, il y a effectivement un fils, qui porte sur son corps la preuve imprimée de sa lignée, il est bien le fils de son père, qui hérite et devient le nouveau roi, ceci après la mort violente d’un premier fils qui ne fut roi que très peu de temps. Le rôle des femmes, des mères, dans cette transmission de la royauté de père à fils, est dans ce texte brillamment et finement développé. C’est bien sûr le fils qui doit gagner, c’est dans la logique des choses, en Afrique comme partout ailleurs, mais le père se « défend », lorsqu’il le voit se pointer de très loin. Il se défend par une tentative de filicide qui s’effectue à travers un matricide, pour tuer le fils qui s’annonce il faut tuer la mère qui le porte en son sein et qu’aucun père ne protège, il faut éliminer une femme enceinte sans être mariée, une femme qu’aucun homme et pas même le roi dont elle fut la maîtresse ne sacralise. Mais, envers et contre tout, voici une mère qui échappe au matricide filicide, et elle le met au monde, ce fils, celui que le père lui-même a bien reconnu comme son successeur et l’annonceur de sa mort, sinon il n’aurait pas décidé de la mort de la jeune femme qui le portait en son sein.
Tout cela est universel, mais en Afrique, dans cette tribu, c’est la tradition qui règle la question. Le roi a évidemment accès aux femmes qu’il désire, mais lorsqu’une jeune fille est enceinte sans être mariée, sous-entendu lorsqu’elle peut en puissance mettre au monde un fils qu’aucun père ne pourra « cadrer », elle est condamnée à mort, on va la jeter dans un tourbillon très profond de la rivière Iko appelé « le Bassin des dieux ». Filicide par le matricide. C’est ce qui arrive à la jeune Lola. Mais, miracle, elle en réchappe et est recueillie par un vieux sage de la forêt impénétrable, qui pourrait symboliser la sagesse de l’acceptation de la transmission au plus jeune, la sagesse à laisser envers et contre tout la victoire à la génération d’après. En ce sens, le vieux de la forêt, qui recueille Lola et lui permet d’avoir son fils, Kafunze c’est-à-dire le Bâtard, c’est aussi le roi, il représente la part du roi et père qui accepte l’inéluctable passation de pouvoir et la marque du temps, l’inscription de la mort, mais pas sans résistance ni bataille ni suspense. Le fils aussi doit recevoir d’emblée de plein fouet la réalité de la mort. Ce n’est pas parce qu’il hérite qu’il est indemne de cette mort, qui s’inscrit déjà par le fait que sa mère est en puissance disparue, même si elle ne survit que pour le mettre au monde.
Dans cette tribu africaine, les fils ne restent pas, on le comprend, près de leurs pères. Ils sont recueillis et élevés par des proches, des notables. Distance entre père et fils marquant la crainte devant ce qui, inéluctablement, arrive, à savoir que le fils, par le simple fait de l’inscription du temps, détrônera son père et héritera, même si cet événement est repoussé dans le lointain par la distance que la tradition met entre les deux générations.
Yaki, le fils adoptif du roi Mbala I qui sera assassiné, seul à pouvoir voir le roi lorsqu’il le désire, représente le fils qui n’a plus ni père ni mère pour le protéger. Sa mère est morte en le mettant au monde, elle fut attaquée par des fauves dans la forêt et le roi sauva l’enfant qu’elle portait en lui ouvrant le ventre avec une épée. Son père est mort peu de temps après en tombant ivre mort dans un ruisseau. Bien sûr, Yaki, qui pourtant ne peut prétendre hériter de la royauté donc peut approcher le roi parce qu’il ne représente aucun danger pour lui, est soupçonné d’être l’assassin du roi, puisque, précisément, avec la vieille Nzabuka, il était le seul à ses côtés la nuit du régicide.
Dans cette tribu africaine, lorsqu’un roi meurt, la reine et sa famille tombent en esclavage et servent le nouveau roi. Tradition qui, là encore, vise à sauvegarder le pouvoir du nouveau roi. C’est ainsi que la vieille Nzabuka devint la servante dévouée de la nouvelle royauté, sous Mbala I, le roi soudain assassiné en pleine nuit. Nous apprenons loin dans le roman que cette Nzabuka est la mère de la fameuse Lola, mère de Kafunze, et morte jeune dans la forêt. Kafunze, dans un délire, murmura qu’il voulait venger Lola. Mais Nzabuka ne représente-t-elle pas l’instance maternelle gardienne de l’inscription du temps, gardienne de l’inéluctable passation de pouvoir entre père et fils, à travers le couperet de la mort du père, par-delà la résistance active du père ? Nzabuka la mère n’est-elle pas l’instance pourvue du pouvoir d’inscrire la mort dans le père afin que le fils, enfin, hérite, reçoive ce qui est transmis ? Mère de Lola, grand-mère de Kafunze, qui œuvre non pas pour promouvoir la femme et la mère en tant que telles, mais pour assurer la transmission, donc pour veiller, en somme, à ce que le père meurt, et à ce que le fils reste en vie pour recevoir ce qui est transmis.
Dans ce roman africain sur la transmission, ancré dans la tradition au sein d’une tribu, le fait est que, au fil des péripéties, tandis que Yaki reste jusqu’au bout le suspect numéro un, la première possibilité, celle où le fils qui hérite de la royauté est en quelque sorte désigné par l’ancien roi, ne dure pas. Mbala II règne quelques jours, puis meurt dans une bataille. En donnant un bracelet à Yaki juste avant de mourir, il le désigne comme son successeur, comme le nouveau roi. Mais est-ce que la transmission, c’est ça ? Le suspense dure jusqu’à la fin. Tandis que Yaki, qui depuis le début veut découvrir qui est l’assassin du roi Mbala I son père adoptif, sent bien que l’héritier, ce n’est pas lui. La nomination de l’héritier ne peut être faite par le père, cela ne marche pas dans ce roman. Mbala II ne vit pas.
L’héritier ne peut être que le fils de Lola, la jeune fille qui a échappé au Bassin des dieux. Kafunze le Bâtard est l’héritier légitime, qui porte sur son corps le symbole de son élection, comme un nom du père imprimé. Il est l’héritier car sa grand-mère, la vieille Nzabuka, a vengé Lola sa fille, en tuant le roi qui l’avait condamnée en la faisant jeter dans le Bassin des dieux. Il est l’héritier parce le régicide accompli par la vieille esclave qui avait accès à la tente du roi est un acte qui sauvegarde l’instance matricielle en laquelle se nide l’héritier qui s’annonce comme l’inscription inexorable du temps, de la succession, de la mort, mais sans sacraliser cette matrice. Cette matrice doit être « vengée », c’est-à-dire doit être reconnue pour sa valeur pivot, parce que sans elle pas de continuité pour la tribu elle-même dans toute sa cohésion. Elle doit être reconnue seulement pour sa valeur juste le temps de la gestation de l’héritier, juste comme l’instance en laquelle, par la conception du fils, elle signifie la mort annoncée du roi son père, elle accomplit le geste sanglant du temps qui passe. L’inscription du temps qui accomplit son œuvre violente arrive à destination par le bras de la vieille Nzabuka qui tranche la gorge du roi endormi par des herbes. Le parricide ne peut être vraiment accompli que par la main de cette vieille femme « déchue » d’une position sacralisée, qui, par son acte, installe au pivot de toute transmission et de toute continuité au sein d’une tribu ou d’une société l’instance maternelle qui les permettent, c’est ce que démontre de manière admirable ce roman africain. D’autre part, l’arrivée des Blancs dans cette tribu africaine, démontrant qu’il y a autre chose au-delà de l’horizon, ajoute une plus grande intensité au caractère précaire et changeant des choses, ce qui souligne encore plus que le confort matriciel n’existe pas au-delà de la naissance. Dans « le Bassin des dieux », ce qui est jeté ne serait-ce pas le giron maternel fantasmé comme éternel, et ce qui en réchappe ne serait-ce pas une matrice qui ne dure que le temps gestationnel, le temps pour que le successeur soit formé, et ensuite elle disparaît, tout ce processus que la vieille Nzabuka défend par sa vengeance de Lola ? En tout cas, avec le nouveau roi, les femmes de l’ancienne famille royale ne deviennent pas des esclaves. Une sorte de réhabilitation des femmes s’inscrit dans ce roman.
Un pacte se signe avec le Blanc, pour organiser de la permanence dans le changement, non sans inquiétude.
Très beau roman ! Vraiment !
Alice Granger Guitard
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