Benoîte Groult, Editions Grasset, 2006
mardi 23 mai 2006 par Alice GrangerPour imprimer
Moïra, qui est la destinée dans la mythologie grecque, pourvoira à la sortie définitive d’Alice, journaliste féministe octogénaire qui n’a jamais accepté d’être rangée des voitures pour cause de vieillesse, lorsque celle-ci appuiera sur la touche étoile.
Appuyer sur la touche étoile : faire intervenir la destinée, Moïra, qui va pourvoir à faire arriver quelque chose d’imprévu, d’exceptionnel, d’unique. Même pour sa mort, après celle d’Adrien, son mari, elle désire que ce soit en rupture avec celle que les plus jeunes annoncent à leurs ascendants juste en ne les voyant plus vraiment comme des vivants.
Ce roman de Benoîte Groult excelle à nous décrire des choses en apparence inexorables, pour mieux mettre en relief l’échappatoire, la chance, la possibilité de la bifurcation, de l’aventure, du pas de côté. D’un air de dire, oui c’est comme ça, si nous n’avons pas grandi avec l’informatique nous sommes des débiles largués par les jeunes générations, oui la vie de couple s’use, oui les petits enfants ont tendance les petits rois à être des tyrans domestiques, oui la vieillesse est un délit, mais, désolée, j’ai pu dénicher un ordinateur avec un livre d’explication dans lequel l’informatique n’est pas sacralisée ni une question de pouvoir à ne pas partager, moi Marion fille d’Alice je vais me permettre une aventure passionnée avec Brian, quelque part dans un coin perdu d’Irlande et avec mon mari Maurice nous avons su nous laisser nos libertés respectives, et dans des croisières pour retraités enfin les épouses peuvent se prélasser tandis que pour leurs maris « peu de différence avec la vie quotidienne. A bord ou à terre, ce ne sont pas eux qui essuient les verres. » L’amant, Brian, y est pour beaucoup dans la survie du couple Marion-Maurice : « je lui dois d’avoir pu être deux femmes sans avoir dû en sacrifier une. ». Cette lucidité moqueuse : « Nous avions beaucoup de raisons de nous déplaire, au fond. Je me demande si ce n’est pas le secret des couples qui durent, cette part d’incompréhension, d’incompressible on pourrait dire, chez l’autre... » Toujours le pari de le comprendre, certes, mais surtout, je crois, cela laisse la porte entrouverte au destin, au désir d’escapade, de respiration, de solitude, d’autre chose, cela donne un coup de pouce à l’éventualité de s’autoriser un chemin de traverse, un jour d’exception, appuyant pour voir sur la touche étoile...
Ce roman lui-même est la liberté de dire des choses qu’on ne doit jamais dire. Se permettre cette insolence comme un cri de vie. Par exemple : « mon pamphlet à moi sera très mal reçu, car on ne peut dire du mal ni des enfants ni des chiens dans notre société. » Or, Benoîte Groult, titillée par Moïra, restée très jeune dans sa tête, désobéit. Même si « être une méchante grand-mère est impardonnable et pour une arrière-grand-mère, c’est proprement monstrueux ». Dans une sorte d’éclat de rire ironique et cinglant, nous l’entendons dénoncer l’échec des grandes théories libertaires jamais plus évident que dans la vie quotidienne. « Voir réapparaître chez des mômes de sept huit ans les schémas des relations Homme/Femme les plus éculés me désespère ». Et oui, juste d’en avoir conscience permet à cette vivante arrière-grand-mère d’échapper sans états d’âme à la tyrannie des charmants bambins qui sont « nos égaux maintenant, pour ne pas dire nos maîtres ! » S’échapper par les paroles ! Par l’écriture ! Et le rire, « nous irions nous asseoir au Poney Club avec plein d’autres mamans et grand-mamans ennuyeuses comme la pluie (pas un papa dans ces endroits-là ! Pas si bêtes !). » Et l’inévitable magasin pour les enfants, dans lequel « Pour les filles, du matériel de vamp ou de servantes du foyer. Tout pour Superman et Superpute ! » Le petit Valentin hurle : « c’est l’ordinateur de papa qu’on veut ou rien du tout ! » Benoîte Groult se tord de rire et d’ironie cruelle en dénonçant la fidélité des enfants d’aujourd’hui, plus que jamais, « aux stéréotypes les plus désolants de la différence des sexes. » Elle, une femme toujours féministe à sa manière, échappe infiniment plus que la jeune génération aux stéréotypes les plus aliénants de la relation Homme /Femme. C’est de cela qu’il s’agit, dans son roman : un regard libre, militant, sur la société d’aujourd’hui, qui a beau regarder les générations avant elle comme rangées des voitures, elle a tellement perdu de liberté en croyant qu’elle est naturellement donnée, sans avoir à se battre comme les « vieux ». « C’est la société qui fabrique ces mâles prétentieux et ces femelles idiotes ? » « A quoi pensent les mères, poussant elles-mêmes leurs filles dans le piège ? Et d’où vient cette prédisposition féminine à la victimisation que je vois déjà à l’œuvre chez Zoé, que Valentin, déjà prédateur, poursuit de ses bisous tout au long de la soirée ? » « Au fond, je ne sais pas ce qui m’irrite le plus : les petits chefs ou les petites putes ? pense Alice. » La liberté, semble nous dire Benoîte Groult, il faut toujours se battre pour se l’ouvrir, elle n’est jamais donnée naturellement, et si on le croit, alors, les vieux schémas éculés reviennent plus forts que jamais ! Quel regard acerbe et vigoureux sur les aliénations d’aujourd’hui par-delà tant de mignonne tyrannie et de permissivité !
« Alice se laissait aspirer peu à peu par le néant que sécrétait Adrien. » « Maurice et moi », « nous ne vivions plus sur la même planète qu’eux ». Les petits-enfants « jugent indécent qu’elle recherche encore des plaisirs ». Pourtant, l’octogénaire Alice va se lancer dans l’aventure de réinventer sa vie, même si elle est une arrière-grand-mère « qu’ils ont dans leur tête gentiment condamnée à mort ». Avant d’appuyer sur la touche étoile pour le départ définitif, elle appuie encore et encore sur la touche étoile de l’invention de sa vie, le destin réservant des surprises jusqu’à la sortie. « J’ai attendu ma quatre-vingt-unième année pour admettre que je pourrais mourir...un jour qui n’était plus si lointain ». Avec la perte de son mari Adrien, « J’ai perdu ce que personne ne sera plus pour moi : mon contemporain. » « Je me retrouve seule également pour affronter les exploiteurs du grand âge ». « Nous sommes la première génération de grands-parents abandonnés, coupés de leur descendance ». « C’est de cela aussi que nous allons mourir : d’une immense indifférence. » « Vous n’avez eu le droit de vote qu’à trente ans ? Pas possible ! disent ces décervelées. _ Y avait pas la pilule « autrefois » ? Comment vous faisiez ? demandent ces déculturées, pour qui « autrefois » commence hier et touche le Moyen Age. »
« Je veux m’en aller, ma hotte lourde de souvenir et les yeux pleins de la fierté d’avoir vécu vivante jusqu’au bout. »
Vivante jusqu’au bout ! Voilà, c’est une magnifique conclusion !
Alice Granger Guitard
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Messages
1. La touche étoile, 6 juin 2006, 13:52, par annie ORTIS
J’ai été séduite par la prestation télévisée de l’auteure. Son livre ne m’a pas déçue ! d’une cruelle lucidité, il disait tout des tristes constats que je suis amenée à faire presque chaque jour, d’une façon trop récurante à mon goût. Ceux qu’on ose à peine s’avouer lorsque que moi, on est encore "jeune" puisque je n’ai "que " 55 ans mais déjà grand mère pour la première fois !
Merci à elle de toutes ces choses qu’elle a su si bien traduire, si bien écrire et dont on peut s’inspirer pour faire passer des messages.
Merci de m’avoir rappelé qu’il faut avant tout profiter du temps qui passe.
Comme je suis aux yeux des autres : une impertinente, "une belle emmerdeuse" une rebelle, une féministe, je la remercie tout particulièrement pour sa citation de René Chat en page 283 " Tout ce qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni regard ni patience" et puis j’ai beaucoup pleuré lorsque j’ai lu, en page 274 : "Mais je sais que tout ce que j’ai déjà perdu et tout ce qui s’en va chaque jour, ne sera remplacé par rien "
Ce livre m’a profondément émue ! Je vais l’offrir à toutes mes amies même si comme moi, elles auront les yeux rouges et gonflés comme ceux d’une grenouille en refermant la dernière page !
Annie ORTIS