mercredi 8 juin 2005 par penvins
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Jean Hougron - Stock 1964
J’aimerais entraîner nos lecteurs, les jeunes et les moins jeunes hors des sentiers contemporains dans un monde que d’ici peu de temps aucun homme vivant n’aura connu et dont pourtant nous dépendons tous.
Ce roman est paru en 1964, il est aujourd’hui introuvable hormis chez les bouquinistes - et bien sûr sur Internet - je ne vous fais pas de dessin ! - espérons qu’il reparaîtra bientôt, non seulement il le mérite, mais il se pourrait bien qu’il retrouve une actualité quand on fera enfin le point sur les égarements de la littérature française d’après-guerre. Ne commence-t-on pas à se rendre compte comment tout cela a fonctionné, d’où venait cette folie affabulatrice qui d’un côté refusait de parler du réel tandis que de l’autre le cinéma nous abreuvait d’une réalité caricaturale, La grande Evasion 1963, La Grande Vadrouille 1966, voila ce que nous apprenions de la guerre et l’image que l’on aurait bien aimé que nous en retenions. J’exagère à peine.
De ce qui s’était passé sur le territoire français nous n’avions que des images reconstruites à partir des grands mythes fondateurs de l’après-guerre : la Résistance et l’Holocauste. Tout nous a toujours été montré à partir de ce point de vue anachronique. Nous apprenions la guerre du côté des vainqueurs, comme ceux qui l’avaient vécue souhaitaient que nous l’apprenions, à coup de slogans simplistes, pour que nous en sachions rapidement l’essentiel et peut-être aussi pour qu’eux-mêmes n’aient pas à s’attarder sur cette période si douloureuse. C’est sans doute là une des fonctions du mythe, opérer un refoulement salutaire.
De sorte que lorsqu’on lit le roman de Jean Hougron on a l’impression qu’il ne nous parle pas de la guerre, qu’il passe à côté de l’essentiel : l’attitude des français face à l’occupant et face aux juifs. Où sont les beaux héros et les beaux salauds que cette période troublée de notre histoire n’a pas manqué de produire ? Il n’y en a pas. Jean Hougron n’aime pas les héros, il leur préfère les hommes et les circonstances, celles par exemple qui feront de Marcel un résistant ou à l’inverse celle qui feront de Klider un inconscient se jetant sous les balles des Allemands alors même que Georges l’a prévenu du danger.
Il ne voulait rien entendre. Il parlait du message qu’on attendait à Semuges, de ses chefs qui avaient exigé que les ordres soient remis sans délai, qu’une heure de gagnée c’était peut-être capital, qu’il en allait de la vie de je ne sais combien d’hommes.
[...]
J’avais perdu Klider, Klider que je n’avais jamais aimé, Klider, mon héros magnifique et stupide [...]
On m’a conduit devant un major. J’ai remis le message. Il paraît qu’il n’avait plus d’importance, que ces informations-là, ils les avaient depuis deux jours.
Mais l’épisode le plus significatif est peut-être encore, lors des jours qui suivent le débarquement, l’expédition menée par Alberti et par Georges pour détruire un viaduc censé permettre aux Allemands de faire venir des renforts, avec le formidable jeu de renversement des rôles entre Alberti qui joue au héros et Georges entraîné malgré lui dans l’aventure. Il faut pour décrire la réalité en passer par la complexité, c’est ce qui fait la richesse de ce roman et qui explique en même temps la difficulté que l’on a à en rendre compte - comprendre de quoi il s’agit. On n’écrit pas un roman de cette importance sans livrer un peu de soi et dire ce qui vous fait écrire. On peut donc lire ce roman comme une volonté de dire au-delà des clichés ce que fut l’adolescence et la jeunesse sous l’Occupation avec la part de justification liée à la culpabilité des vaincus.
Ce n’est pas parce que Jean Hougron ne croit pas aux héros que la question de l’héroïsme et de la lâcheté ne se pose pas, tout au contraire, elle est au centre des préoccupations du romancier, mais il y apporte une réponse humaine qui fait la part du mythe et de la réalité. La peur n’est ici ni l’apanage du lâche ni celle du héros, elle est une question de circonstances et de personnalités, de sorte que l’on verra Bertrand, le petit frère de Georges affronter Beladin, le voisin irascible, et même le menacer de sa fourche et que Georges se sentira incapable d’une telle bravoure lui qui en d’autres circonstances n’a pas hésité à sauter sur deux fois plus fort que lui, lui qui plus tard sous les bombardements se jettera sur Beladin.
On peut tenter de suivre le cheminement de cet apprentissage du courage tel que le décrit Jean Hougron. Il y a tout d’abord Desébure le lèche-cul qui inspire le dégoût, puis Klider le héros magnifique et stupide, c’est entre ces deux figures que Georges devra se déterminer en prenant petit à petit conscience de la complexité de la vie avec sous les yeux cet autre couple de forces contradictoires : l’attitude des femmes d’abord angéliques avant de devenir terriblement pragmatiques :
[...] ou bien n’est-ce pas plutôt dans leur nature, une aridité qui leur vient avec les années, une vue courte, un cœur opaque, leur biologie qui les rend si lourdement concrètes après tant d’angélisme ?
Ce sera le destin de Paulette, la sœur de Georges qui aurait tant aimé être institutrice avant de devenir femme de commercant. Georges lui, ira jusqu’au bout de son envie de vivre, parce que ce qui importe finalement c’est d’aller voir - ce sera l’Indochine - plutôt que de rester professeur dans un collège religieux de Normandie.
Toute une série d’événements apparemment de peu d’importance fera que petit à petit Georges deviendra ce qu’il est devenu, événements de la vie sous l’Occupation : si Georges ne rejoint pas la L.V.F. c’est en raison de la sale gueule de mouchard du recruteur, Georges qui comprendra peu à peu que l’Allemand n’est pas aussi gentil qu’il en a l’air.
Les Allemand qui viennent quelquefois, comme on vient chercher un lapin dans un clapier, le samedi soir... Oui, exactement... Mais qu’est-ce que ça peut faire aux autres lapins, qu’est-ce que ça change à leurs pensées de lapins ? Ils ne s’en aperçoivent même pas. Ils continuent de remuer inlassablement le nez, comme si la vie, c’était ça, remuer le nez en grignotant des carottes.
Georges qui se rend compte que chacun joue un rôle qu’il lui est de plus en plus difficile d’abandonner :
...A partir d’un certain moment, quand on est à peu près installé dans l’existence, on joue tous un personnage. [...] Il faut avoir atteint un rang élevé pour se permettre de ne pas ressembler au modèle, pour s’offrir des fantaisies, et encore ne faut-il pas exagérer.
Georges qui s’aperçoit que l’on peut comme Cécilia être heureux tout en étant abominablement exploitée, que le salaud peut muter en héros pour des raisons tout à fait contingentes et tant d’autres choses comme l’histoire d’Yvette qui se dépêche de coucher avec un « type à marché noir » parce qu’elle se sait coincée :
Plus tard, je ne m’amuserai plus. Il faut bien que j’en profite maintenant... Qu’est-ce que j’ai à espérer ? Je n’ai pas d’instruction, je ne suis pas si belle que ça, je ne suis même pas très intelligente.
Georges/Jean Hougron la prend en pitié comme s’il nous disait déjà que l’important c’est de partir à la découverte et que l’histoire du bien et du mal...
Voilà pourtant pourquoi je pense que ce livre s’est écrit sous la pression de la culpabilité mais à la différence de ses contemporains qui s’en tirent par la mythification de la Résistance et de la Shoah, il remet les choses en place, il ne s’agit pas de dire : le monde se partage en deux, les victimes et leurs défenseurs d’un côté, les bourreaux et les collaborateurs de l’autre, alors je suis du bon côté et je le proclame ou je suis du mauvais et je me terre mais de dire au contraire nous avons tous vécu cette période horrible et il y eut très peu de vrais héros et tout aussi peu de vrais salauds.
Parce que ce qui guide les hommes ce n’est pas le bien et le mal :
[...] qu’est-ce que c’est, sinon des notions après coup quand tout est terminé. Alors ils te disent : « Ca c’est bien, ça, par contre, ce n’est pas bien du tout », mais ils savent bien que c’est très secondaire ce genre de distinction, que ça ne les empêchera pas de recommencer la prochaine fois, d’entreprendre.
Lorsque madame Lesaulnier est partie laissant mari et enfants pour suivre un voyageur de commerce
[...] peut-être qu’elle ne l’aimait même pas ce voyageur de commerce, que ce n’était que l’instrument, un moyen comme un autre, le plus classique, pour changer de vie, pour goûter à l’autre fontaine...
La véritable éthique, c’est alors celle de la vie, partir comme Mme Lesaulnier, prendre comme Yvette son comptant, non pas de bonheur :
C’est une notion très moderne, à la mode, politique en somme le bonheur. Ce que les gens veulent d’abord, c’est vivre, et ce sont eux qui sont dans le vrai, parce que vivre, c’est n’importe quoi, pas seulement être heureux...
Prendre son comptant de vie avant qu’il ne soit trop tard, ne pas se résigner, ne pas se laisser pièger comme cette jeune femme que Georges aurait voulu [] avertir, lui dire ce qui l’attendait, pour qu’elle comprenne bien ce qui allait se passer et qui lui donnerait ce regard vide.
Entre classe ouvrière et bourgeoisie, il y avait pour Georges deux façons de s’en sortir : La première celle que sa sœur a choisie, la vision épicière de l’existence, celle de tous ceux qui pendant l’Occupation n’ont pensé qu’à faire prospérer leur commerce, non pas par calcul souvent, mais par crainte de manquer, Georges avait sans doute été de ceux-là lorsqu’il avait été glaner des haricots et puis en avait vendu une partie à des réfugiés - qui étaient peut-être des juifs - avant de donner le reste par pitié. Et puis la seconde façon, celle de ceux qui se posent des questions et qui refusent les simplifications abusives parce que dans la vie la confusion est horrible.
On en vient tous plus ou moins à être des schémas, des sortes de fables à l’usage des autres [...]
Ce roman d’apprentissage de la vie, est un roman de la maturité, publié en 1964 après les romans de La nuit indochinoise, il a obtenu le prix du roman populiste, on n’en a sans doute pas encore mesuré toute la portée. C’est un livre où l’on peut lire la difficulté de dire d’une génération qui s’est vu confisquer son histoire par les mythes qu’elle a elle-même construit. Merci à Jacques d’Arribehaude qui me l’a fait découvrir.
Penvins
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