Blaise Cendrars, Folio
dimanche 18 juin 2006 par Alice GrangerPour imprimer
A chaque fois que je lis Blaise Cendrars, je suis émerveillée par la richesse de sa langue, une langue qui écrit la vie en train de se vivre, qui rend les détails, les scènes, les images, les paroles, les personnages. Et je suis époustouflée par cette pensée si vive.
Blaise Cendrars dit lui-même comment il écrit : « Et tout ce que j’ai connu dans la vie, heurs et malheurs, m’a extraordinairement enrichi et servi chaque fois que je me suis mis à écrire. Je ne trempe pas ma vie dans un encrier, mais dans la vie. Ecrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. Mais rien n’est moins garanti. En tout cas, dans la vie courante et neuf fois sur dix, écrire...c’est peut-être abdiquer. J’ai dit. » Voilà. Cendrars s’est incliné devant quelque chose. Le titre, « L’homme foudroyé », dit l’essentiel. Un foudroiement. Le livre commence par cela. Par l’évocation d’une belle nuit étoilée, en été 1915, la plus terrible qu’il ait vécue, seul, au front. C’était « dans une plaine du nord, toute en jachères et en herbes folles... d’où montait une buée laiteuse... et que les étoiles criblaient comme des taches d’encre un papier buvard déchiré... et tout devenait fantomatique...Il n’y avait pas non plus de lune au ciel...Et l’éclipse que j’eus alors l’occasion d’observer fut...une éclipse de ma personnalité, et je me demande comment je suis encore en vie...Cette peur, jamais je n’avais raconté cela à personne... ». « Ce que tu m’as dit de ta nuit, du ciel, de la lune, du paysage, du silence a dû ranimer en moi des réminiscences similaires...Et alors, j’ai pris feu dans ma solitude car écrire c’est se consumer...L’écriture est un incendie qui embrase un grand remue-ménage d’idées et qui fait flamber des associations d’images avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes. Mais si la flamme déclenche l’alerte, la spontanéité du feu reste mystérieuse. Car écrire c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres. » « Ne crois-tu pas, tout simplement, que les marins comme les poètes sont beaucoup trop sensibles à la magie d’un clair de lune et à la destinée qui semble nous venir des étoiles, sur terre, sur mer, ou entre les pages d’un livre quand nous baissons enfin les yeux et nous détournons du ciel, toi, le marin, moi, le poète, que tu écris et que j’écris, en proie à une idée fixe ou victime d’une déformation professionnelle. » Cette nuit-là de 1915, c’était le repos, ils étaient hors de la portée des coups de fusils. Eux, les rescapés du cloaque et du bourbier des batailles précédentes, les derniers survivants des combats rapprochés, se la coulaient douce. Ils engraissaient à vue d’œil en mangeant la ration des morts. Les misères de cette première année de guerre les avaient moralement dépravés. « Mais, au fond, cette oisiveté nous pesait. » C’est « dans ce secteur où il ne se passait jamais rien » qu’un beau légionnaire fut emporté par un obus. Foudroyé. « ...j’ai vu de me yeux qui le suivaient en l’air, j’ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé, et j’ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l’épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l’air par une goule invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que l’explosion même de l’obus, et j’ai entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n’existait déjà plus. ». « ...il n’y eut donc pas de mort à enterrer. »
En lisant Cendrars, nous avons la sensation que son temps reste celui qui précède ce foudroiement. Et qu’il l’écrit en le vivant intensément, pris par le désir d’aller jusqu’au bout du monde en prenant la nationale 10 jusqu’en Amérique du sud, faisant corps avec la voiture, la vitesse de celle-ci entrant en résonance avec l’impératif de vivre au maximum des possibilités, de la géographie, des rencontres de hasard, parce que le foudroiement final est au bout de la route, et c’est une bonne raison de prendre le temps de s’arrêter ça et là, dans des maisons accueillantes, vivantes, ou auprès de personnes singulières.
Ses pages sur la voiture et la vitesse sont exceptionnelles. « Je suis surpris qu’aucun romancier d’aujourd’hui n’ait encore consacré une œuvre à l’auto, à la route moderne, aux auberges au bord de la route, à la galanterie...mais je crains fort que l’auto saute à l’as car ce n’est pas, n’est-ce pas, le Guide Michelin qui fera comprendre à nos petits-neveux la découverte que furent pour nous la route et l’automobile et l’entraînement qui s’ensuivit dans notre ligne de conduite et dans nos mœurs clandestines... ». « Que font tous ces artistes, mes contemporains ? Ma parole, on dirait qu’ils n’ont jamais vécu ! Et pourtant, il n’y a qu’une seule chose de sublime au monde pour un créateur : l’homme et son habitat....Et foin du cubisme, du futurisme et de l’art social ! » Voilà : Blaise Cendrars est l’écrivain de l’homme et son habitat, il vit intensément sur terre, il y rencontre ses habitants, il désire aller jusqu’au bout de cette terre, même là où l’auto ne va pas. Passion de la vivre, de la sentir, tous les sens en train de brûler. « La N 10 je la connais de bout en bout et sur tout son parcours j’y ai mes habitudes. Jusqu’à Biarritz j’en connais chaque cahot et je puis y rouler les yeux fermés. En Espagne et au Portugal j’y ai eu des histoires. Au Brésil, des aventures. Et, au bout de son dernier, de son ultime tronçon sud-américain, là où elle n’est encore que jalonnée, en projet, j’ai subi toute une nuit le rire énorme de cet échassier de nuit qui se moquait de mon chagrin et que rien ne pouvait faire taire... ». « Cette rupture avec Paris et son ‘intelligentsia’ me faisait parfois peur car je ne suis pas un contempteur du monde, tout au plus de la connerie, et encore, parfois elle me réjouit ! Peut-on reculer dans le futur ? L’éloignement dans l’espace est comme un recul dans le temps. J’ai si souvent vécu aux antipodes que j’en suis arrivé à juger des œuvres de mes contemporains sans indulgence. Ce n’est pas du mépris. Je ne suis pas un pion. Mais lire à l’ombre d’une termitière ou installé le plus confortablement possible entre les racines aériennes d’un pilocarpe (tout en se méfiants des serpents) c’est lire comme la postérité le fera avec beaucoup de détachement et une soif ardente de connaissance. » L’écriture et la vie de Blaise Cendrars est un recul dans le futur, c’est-à-dire que, sachant l’inéluctable foudroiement, il revient dans chaque recoin de la terre vivre avec intensité, tous ses sens en alerte, dans une soif ardente d’expériences, de découvertes. Et là, les femmes, l’amour, la sexualité, jouent un grand rôle. Là aussi, foudroiement. « Mais il n’y a pas que l’éloignement pour accentuer ma rupture avec Paris et la rendre sensible. Au début, en 1917, quand je m’éloignais pour cacher ma joie de vivre car mon amour était tel, Raymone, que je craignais de tomber foudroyé, je ne poussais pas plus loin que la forêt des Landes. Ce n’est que petit à petit et par une longue pratique de l’automobile, au fur et à mesure que les voitures se perfectionnaient, quand on put enfin faire de la vitesse, de la vitesse pure, que je compris que je me dépouillais insensiblement de tout en fonçant dans l’inconnu car à quoi peut-on comparer la vitesse sinon à la poussée lente de la pensée qui progresse sur un plan métaphysique, pénétrant, isolant, analysant, décomposant tout, réduisant le monde à un petit tas de cendres aérodynamisés... et reconstruisant magiquement l’univers par une formule fulgurante...cette illumination qui redonne vie : ‘Le monde est ma représentation’ ». Voilà, c’est plus explicite. Le foudroiement est, au plus profond de la logique psychique de Blaise Cendrars, lié aux femmes,...à la mère ? En tout cas, voilà que l’automobile, l’éloignement qu’elle permet, la vitesse, apparaît comme une métaphore du refoulement, du déplacement, quitte à rencontrer d’autres femmes en voyage. Toujours le foudroiement. L’homme foudroyé au front semble une représentation d’un autre foudroiement, d’une envolée en l’air définitive, et alors la vie n’est plus qu’un recul dans le futur, qu’un déplacement infini du seul amour foudroyeur. « Je n’oublie jamais qu’au volant je vise le cœur de la solitude, assis dans la joie de la contemplation, le pied sur l’accélérateur. Mes pensées volent. Je n’ai aucun regret et plus de désir. » Il est dans un ventre, et la vitesse lui donne la sensation que le temps et l’espace, là-dedans, sont infinis.
Les pages sur la voiture continuent, splendides : « ...ce qu’il y a d’admirable dans l’automobile, et ce que ne donne pas l’avion, c’est que la route, aussi triomphale soit-elle, ne s’écarte pas des hommes, se faufile au milieu d’eux, relie leurs villes à leurs villages...Dépaysé dans un décor familier. ...Mais les bourgeois qui ne sont sensibles qu’à leurs aises et que leur bien-être usent de la motorisation pour satisfaire leurs besoins sexuels...et on les voit partir saisonnièrement et rentrer à dates fixes comme des troupeaux en transhumance... » Sur le réseau routier brésilien, « on peut s’y abandonner au démon de la solitude dans les solitudes effarantes des campos. On peut y rouler des jours et des jours sans y rencontrer âme qui vive et sans même lever un oiseau tellement la chaleur est accablante. » Certaines fois, en effet, en reculant dans le futur, il apparaît que cet espace du passé, cet espace matriciel représenté par la terre et par l’opération des pensées de l’écrivain, est invivable, il y fait trop chaud dedans...
La plume de Blaise Cendrars est impitoyable à l’égard de « l’intelligentsia » parisienne, des surréalistes ( « ...je n’aimais pas ces jeunes gens que je traitais d’affreux fils de famille à l’esprit bourgeois...), des bourgeois, et il fut très en avance pour savoir regarder le problème des banlieues déjà là au commencement, et pour évaluer la guerre des classes. Ses pages sont extraordinaires, et la situation consternante. Il évoque une époque où l’arrivée sur les chantiers était différente. « C’était le bon temps. On parlait d’autre chose que de politique. Ces ouvriers étaient encore des hommes libres. Ils avaient du temps à perdre. ...Le travail n’était pas une corvée. ...C’est la guerre de 1914 qui a mis fin à cet état de choses, tuant tous les braves petits gars indépendants pour ne laisser vivre que les saligauds de politiciens et les braillards débrouillards des syndicats. Quelle perte pour la poésie ! Depuis, on ne peut plus s’entretenir avec un homme du peuple ni échanger trois mots avec un ouvrier. On ne parle plus le même langage. C’est la guerre des classes en France, la guerre des mots. L’accent y est, mais pas l’esprit. On est dans les abstractions. Il s’en dégage de la haine. » Pages extraordinaires !
Et cette phrase sublime : « ...je vaquais toute la matinée à mes ruchers en écoutant zinzinuler les mésanges et les fauvettes. » On entend ces oiseaux dans le verbe qu’il a inventé !
Pour finir, évoquons les pages de Blaise Cendrars sur la banlieue parisienne, dont il dit qu’elle a évolué si mal. D’abord, c’est la guerre 14-18 qui l’a défigurée. Destructions, abattages, tirs et tranchées, cartoucheries, poudrières, amoncellements de débris, baraques pour loger la main-d’œuvre exotique, les éclopés, les vérolés, les gâleux, les mutilés, les fous, les usines de munitions. A la fin de la guerre, les Etats-Unis interdirent leur territoire aux émigrants de la vieille Europe, qui submergèrent la banlieue de Paris, des Polonais, des Ukrainiens, des Juifs de Galicie,...des Italiens, des Espagnols, etc... hommes, femmes, enfants, sans argent et sans métier, sans aucun espoir de s’en tirer dans un vieux pays épuisé, saigné à blanc, durement policé et de petite bourgeoisie en chômage. « ...c’était la rué vers la misère, dans la boue où l’on patauge mais qu’on ne lave pas car elle ne contient que de la merde... ». De petits lotissements « s’esquissèrent alors sous forme d’îlots de misère encerclés de barbelés... ». « Et enfin une nouvelle rué conduite par les caïds et les mastroquets groupés en syndicats rivaux...les nouveaux arrivants, refoulés d’Amérique, ne cessant d’affluer en banlieue...et comme la crise des logements sévissait à Paris, la couche la plus pauvre de la population suivit le mouvement qui drainait en banlieue toute la misère de l’étranger. » Quel formidable travail de mémoire ! « Alors ce fut la fièvre, et tout le monde se mit à spéculer. Les entrepreneurs de la capitale, les grandes compagnies de construction des habitations à bon marché, les sociétés de publicité, les financiers, les banques, tous les vautours et les requins, les urbanistes et les auteurs de slogans, et les politiciens qui transformèrent les syndicats initiaux des bistrots et des tôliers en comités d’initiative, tous d’accord pour lancer des lotissements de plus en plus considérables et de plus en plus prétentieux... ». Dans ces logements, qui sont une sale blague, froid, humidité, inconfort, voisinage inquiétant. « J’ai assisté à l’exode des Parisiens se transplantant en banlieue et à leur installation dans les pavillons et c’est bien un des spectacles les plus décourageants qu’il m’ait été donné de voir...Ce déménagement de toute une population de gagne-petit, d’artisans, de bricoleurs, de pauvres petits fonctionnaires et vieux retraités, de pensionnés et de veuves de guerre qui y perdaient leurs derniers sous était une affaire d’or. ». « ...un lustre et un poste de radio à même le sol dans le jardinet d’un pavillon de la banlieue parisienne sont des signes de décrépitude, de dégénérescence, d’ivrognerie, de pauvreté, de misère définitive et sans issue car il s’agit d’un déménagement de citadins aux portes de Paris ou d’une saisie. ». « je me suis fait des amis dans cette sinistre banlieue et j’ai assisté à bien des agonies... ». Blaise Cendrars va presque chaque année en Amérique du sud, « tellement j’étais fatigué de la vieille Europe et désespérais de son destin, et de la race blanche (les autres croyaient à l’avènement du socialisme parce qu’ils sont de formation universitaire, moi pas. Je ne prévoyais que l’antique tuerie...la guerre sophistiquée par la science). » Quelle lucidité et quelle force de la pensée ! Et c’est écrit en 1944 !
A lire absolument !
Alice Granger Guitard
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Messages
1. L’homme foudroyé, 29 mai 2008, 16:06, par Paul
Bravo. Très belle analyse . Je suis en train de lire ce chef d’oeuvre.
Mais ce n’est pas facile de se constituer la bibliographie de grand Blaise.
Je suis aussi passionné par Carco et Hougron
2. L’homme foudroyé, 12 juin 2008, 06:07
Bonjour, j’avais lu un autre livre de Cendrars, il y a longtemps et puis j’ai pris celui-ci à l’Alliance française de Bangkok où j’habite depuis un mois et pour un an en principe. J’avais lu Cendrars quand j’avais vingt et quelques années, maintenant j’en ai soixante dix sept et je partage vos sentiments. C’est que j’ai vécu entre temps et que le passé crée la lecture d’un tel livre.