mercredi 10 juin 2009 par Florence Noël
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Emmanuelle Urien… Du danger de se poser des questions…
Georges Braque : « Je fuis mon semblable,
dans tout semblable il y a un sosie. »
Un bon roman est celui dans lequel l’histoire même dévoilée dans sa trame garde tout son potentiel d’intérêt pour le lecteur, parce que sa vérité est plus profondément enfouie. Bien sûr, le style d’Emmanuelle Urien, y est pour beaucoup. Efficace, petites phrases épluchant le fruit du récit détails par détails, avec ce quelque chose de la distance qui relie à l’humour ou à son noir côté, même quand rien n’est vraiment drôle, sinon, l’absurde aigu de la situation. Et en envoi de chaque chapitre, la signature de la nouvelliste : la petite phrase qui ponctue d’une chute provisoire, bien tapée, bien tempérée.
Sarah, secrétaire médicale, la trentaine séduisante, vit seule avec une passion de Sisyphe : écrire et un jour « réussir »… traduisez « exister ». Bien sûr, elle existe pour sa meilleure amie, Fatiha, et de plus en plus pour son amant Julien qui est prêt à abandonner sa femme, ses trois enfants pour elle… Mais, timide, effacée, elle n’ose pas. Elle existe, utile et même couvée par les trois médecins qui l’emploient. Quant à ses parents, lointaines voix dont son père est la plus distante, ils l’ont mise au monde mais existent-t-ils encore, elle pour eux et eux pour elle ?
Un jour, comme dans toute bonne histoire, un grain de sable (de folie ?) grippe la mécanique. Janvier surgit. Il est même servi en préambule du livre, puis disparaît alimentant l’implicite des premiers chapitres. Ce récit qu’on croyait psychologique se tend déjà d’un suspens inhabituel : le lecteur sait que Sarah est aussi « autre ». Il ne soupçonne pas encore à quel point.
Lorsque Janvier réapparaît peu avant la cinquantième page, tous les ingrédients sont en présence pour que l’histoire se colore d’autres enjeux…. Et Emmanuelle Urien sait y faire pour nous balader dans toutes les hypothèses que l’incongruité de la présence de Janvier amène, inévitablement. A chaque chapitre, une nouvelle piste nous est servie, et les personnages secondaires, l’amie fidèle, la parfaite Fatiha et son mari à la fermeté séduisante, Julien, s’éclipsent davantage pour nous laisser seuls avec le face-à-face de Sarah et de « son » Janvier. Un peu comme Robinson et son Vendredi lièrent des rapports étrangers, puis étranges et parfois gémellaires au-delà de leur opposition apparente.
Janvier, l’homme au complet veston et au chapeau sombre (magrittien à peu de lignes près), à la face impassible. Homme à tout faire, à défaut de s’en défaire. Vision ou spectre. Scotome négatif ou positif ? Qu’importe… les deux sans doute. Tatoué au bas de son dos « Je n’existe pas », tatoué sur tous les tissus nerveux de Sarah, « Je n’arrive pas à exister ». Surgissant importun, usé jusqu’à la trame de son origine, Janvier devient le souffre douleur, l’esclave même de sa maîtresse. Où est-ce le contraire ? Sarah esclave de la présence de Janvier le laisse devenir maître de tout son temps, de tout son espace, de toutes ses lubies, aux confins de la claustrophobie.
Mais le récit est longtemps léger. On ne plaint pas Sarah, elle nous dérange, nous aussi, dans son côté pas finie, dans cet inachevé qui nous renvoie à tous nos regrets voire à nos tentatives désespérées d’apparaître enfin aux yeux de tous tels que nous ne sommes que pour nous-mêmes, si minusculement. On en vient à se dire qu’elle n’a pas mérité ce Janvier qui la change en profondeur, qui lui fait descendre les échelons de son propre enfer. Qui lui offre l’issue d’une piste à suivre pour échapper à ce monde tacite où elle se terre depuis toujours.
Puis le récit touche au drame, à la déchéance, au noir et enfin à l’émotion… lorsqu’on n’arrive même plus à distinguer ce qui « mine » Sarah, la main rongée accrochée à ses crayons de plomb : folie, émergence fantastique de la créature, Syndrome Madame Frankenstein, confrontation avec sa « part des ténèbres » ? Peut-être… peut-être pas…
Car en parfaite maîtresse d’œuvre, Emmanuelle Urien trace ici un récit dans la pure veine fantastique. Celle où le doute persiste, où tout peut être relu autrement, où toutes les voies restent à ouvrir, à tracer, où l’imaginaire du lecteur se doit d’entrer dans la danse, troisième point de vue sur ce presque huis clos.
Je vous dis tout cela, mais, en fait, je ne vous dis rien. Révèle-t-on une trame quand on liste les questions que l’histoire nous pose ? Ce n’est que brocard. L’essentiel c’est l’étoffe. Allez fourrer vos mains dans ce récit si bien filé, c’est de la bonne ouvrage.
Florence Noël
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