Julia Kristeva, Editions Pleins Feux, 2005
dimanche 13 mars 2005 par Alice GrangerPour imprimer
Julia Kristeva commence cet exposé sur l’amour de soi, qu’elle qualifie d’expérience la plus énigmatique, d’une manière étrange. Elle évoque la mort programmée de la cellule, le suicide cellulaire, seul destin inscrit dans les gènes, écrit-elle.
Alors, elle se demande si l’amour de soi n’aurait pas pour fondement biologique le fait que certaines protéines et une interaction complexe spécifique à l’organisme à l’intérieur et à l’extérieur de lui répriment cette mort programmée, cette pulsion de mort.
Pulsion de vie étroitement intriquée avec la pulsion de mort.
D’une manière que l’on pourrait qualifier d’oxymorique. Trouver, unifier les ressources de la vie au plus profond du désastre du point de vue d’une vie antérieure. Apercevoir la lumière au bout du noir. Au bout d’un effrayant tremblement de terre se profile une incroyable terre de sensualité et de certitudes.
Ensuite, Julia Kristeva écrit que l’amour de soi est une lente création du sujet parlant.
Je voudrais insister sur cette étrangeté de commencer ainsi. Parce que je trouve ça génial. Et me lancer de manière très personnelle dans ce que ça m’évoque. Julia Kristeva écrit que cet amour de soi est la pierre angulaire de la séparation avec le contenant maternel, le fondement de l’individuation.
Mais justement, ce contenant maternel, avant même d’envisager ceci au niveau des cellules du corps, n’est-ce pas lui qui, le premier, se détruit, n’y a-t-il pas un programme de destruction matricielle qui se déclenche pour l’événement de la naissance ? N’y a-t-il pas, au moment de la naissance, une mort du contenant maternel simultanément à la naissance et une sorte de mort de cet état presque poisson du fœtus pour naître dans un corps respirant et pourvu de la vue, donc simultanément à la manifestation d’une vie nouvelle autonome bien que d’abord étayée ?
Pour que l’enfant vive, à un certain point, ne faut-il pas que ça meure, que ça meure autour, et que ça qu’on a été meure aussi pour advenir à une vie nouvelle ? Ne pourrait-on pas saisir la première "sensation" construite aussi psychiquement d’amour de soi, d’unité de soi, de solitude mature et refermée de soi, dans cette sensation paradoxale de perte, de manière oxymorique puisque dans le sombre destin se profile la lumière ? Puisque la destruction apporte la lumière dans son sillage, la possibilité d’ouvrir pour la première fois les yeux, sens qui se met en acte pour la première fois et l’événement va donc restructurer les autres sens. Ouvrir les yeux sur Sido ! Sido séparée, Sido si vivante, Sido dont le père Capitaine et amputée d’une jambe est si amoureux, Sido tellement attachée à son fils aîné, Sido si vivement et joyeusement en train de vivre parmi les fleurs, les chats, les chiens, les légumes du jardin ! Sido qui ouvre le monde enchanté ! La fille séparée, bouleversement intense faisant jaillir le désir de se venger d’une mère séparée, qui vit sa vie et "préfère" deux hommes, son mari et son fils, dont elle est la figure d’amour et elle baignant dans cette certitude qu’ils lui confèrent, mais en même temps, mère initiatrice qui emmène dans ce monde enchanté, dans ce jardin merveilleux, où il y a des pivoines, mère qui fait surgir la culpabilité de ne pas la remercier infiniment pour ce à quoi elle initie.
Mère dans le bain de l’amour de son mari amputé, dont elle est peut-être la jambe qui lui manque, dont elle est l’agilité par procuration, la joie de vivre de son mari, sa caisse de résonance lorsqu’il chante des airs d’opéra ! Il faut voir Sido, mère de Colette, qui subjugue sa fille par la façon dont elle vit sa vie à la sensorialité époustouflante, qui est totalement enveloppée dans la certitude que lui confère le surinvestissement sur sa personne que son mari le Capitaine accomplit, de même que cet attachement du fils aîné à sa mère et vice-versa, et le traumatisme que c’est pour sa fille.
Sido a deux hommes pour certifier le lieu dans lequel elle vit comme un lieu enchanté, comme un jardin aux fleurs, plantes et bêtes merveilleux. Ce qui la fait être Sido, cette Sido que regarde sa fille, cette Sido qui embrase la sensualité de sa fille par sa propre sensualité si vivante, c’est une Sido certifiée par un mari amoureux, un mari qui se fait en puissance écrire les pages blanches de son histoire amputée par elle. Donc, Sido déploie, fait éclore, épanouir, sa joie sensuelle de vivre, dans le lieu certain que l’adoration que son mari a d’elle lui tisse. Ce qui subvertit énormément cette suggestion de Gomorrhe qu’il pourrait y avoir dans cet attachement incroyable de Colette à sa mère. Cette mère, si elle avait un autre mari, si ce père de Colette était différent, pas autant en adoration devant celle qu’il nomme Sido, pourrait au contraire être porteuse, aux yeux de sa fille, de la certitude de l’incertitude, pourrait l’assurer de la destruction définitive du lieu matriciel. Or, par cette adoration du père devant sa Sido, cette Sido apparaît au contraire comme pouvant l’introduire dans un temps retrouvé immortalisant une sorte de vie fœtale. C’est détruit pour mieux se retrouver autrement, en regardant, en suivant celle qui guide, celle qui parle aux sens de manière à ce qu’ils se mettent en acte. La mère, cela ne va donc pas de soi. C’est toute une histoire !
Cette sensation de destruction, de chamboulement vertigineux, que ça manque autour de soi, que ça ne circonvient plus, même dans la sensation la plus inquiétante, ne pourrait-elle pas se qualifier comme un oxymore, comme une mortellement vivante vie ? Cela disparaît tout autour, dans un bruit d’avalanche, soi-même est emporté, et d’une certaine manière soi qui meurt à une vie d’avant naît à une nouvelle vie, et pour naître à une nouvelle vie, il doit mourir à celle d’avant, au dispositif d’avant. Donc, c’est pour cela que je trouve génial que Julia Kristeva commence d’emblée par évoquer le suicide cellulaire comme par hasard pour parler de l’amour de soi.
L’amour de soi originaire, celui qui se saisit lui-même au sein du processus de destruction, d’apoptose, pourrait être comme se tisser en se perdant, comme se sculpter sa peau bien fermée en glissant le long des parois de la perte, comme s’inscrire en mémoire la sensation de son propre corps qui se referme dans l’air, dans un nouveau climat. Des sensations. Des sensations nouvelles. Des expériences nouvelles. Sons. Température. Lumière. Images floues. L’amour de soi se condense avec des expériences nouvelles, des intérêts nouveaux. Tout autour c’est disparu, cela s’est détruit, mais tout autour maintenant c’est une autre richesse. Ne pourrions-nous pas imaginer que cet amour de soi, c’est-à-dire peut-être cette passionnante expérience nouvelle de se tisser son corps et son psychisme par des expériences nouvelles, par ce saut inimaginable dans la qualité des expériences nouvelles, s’il peut arriver que cela se passe mal, c’est lorsque la mère fantasme de dénier cette perte, cette mort placentaire, lorsqu’elle se croit toute-puissante pour recréer pour son nourrisson un contenant matriciel ? Alors, elle se met en concurrence avec les premières expériences de soi de son enfant, celui-ci ne pouvant pas faire la différence entre ce que la mère lui fournit comme sensations comme si tout autour c’était encore le ventre et ce qu’il vit lui-même dans le milieu extérieur et qui sculpte son corps, ses poumons, informe et programme ses sens s’éveillant ? Ne pourrait-on pas dire que pour que l’amour de soi s’épanouisse d’une manière merveilleuse, comme les sens d’un nouveau-né embrassant les caresses d’un climat, des couleurs, de la lumière et des sons d’un milieu extérieur si surprenant, si nouveau, il ne faut pas que la mère s’interpose, jalouse, prétendant que tout cela doit continuer à venir d’elle, et comme se vengeant du processus destructeur qui l’a éloignée à jamais comme contenant en terrorisant le nouveau-né quant aux qualités du monde extérieur ? Il faut que cette mère s’offre à son enfant comme en train de vivre sa vie, avec son histoire singulière, ici avec tout ce qui la certifie, dans d’autres cas avec tout ce qui dans sa vie a au contraire introduit la certitude de l’incertitude. Mère qui, certes, étaye la vulnérabilité de l’enfant prématuré toujours, mais en même temps est parlante, et c’est surtout comme parlante qu’elle va, en même temps, certifier, ou non, son enfant comme un être né, donc séparé. Dans le cas de Colette, dans le même temps cette mère certifie cette séparation et lui glisse le secret pour retrouver le temps comme jamais.
Ne pourrait-on pas dire, et ceci dans le sillage de Julia Kristeva, même en utilisant des termes moins techniques, moins psychanalytiques, que la mère qui offre tout cela à son enfant nouveau-né, celle qui offre ce qu’elle n’a pas et non pas ce qu’elle prétendrait avoir toujours, ce placenta métastasé partout, en bonne perdante, ne serait-ce pas celle qui se montre à cet enfant en train elle-même de s’aimer dans ce merveilleux milieu extérieur, en train de s’ouvrir ses cinq sens et son psychisme aux expériences sensuelles du milieu extérieur au lieu d’en rester à circonvenir son bébé comme s’il était encore un fœtus. Et c’est là que le cas de Colette et de sa mère Sido est génialement choisi par Julia Kristeva.
Colette reste, on dirait, dans cette éclosion des sens, qui s’ouvre à la chair du monde, cette éclosion de nouveau-né, elle est génialement sensuelle, vorace d’expériences sensorielles, et vorace aussi de le dire par les mots, de s’approprier ça par le langage, expérience esthétique et sensuelle. Cette expérience des sens s’inaugure par les mots de la mère, les mots de Sido, qui dit à sa fille : "Ne touche pas, regarde". La vision s’inaugure par la naissance. De voir, de l’irruption de la lumière, et donc, des images, des couleurs, cela transforme aussi l’expérience des autres sens. Ne touche pas ! Avant, c’était toucher. Toucher la paroi matricielle. Toucher ça, toucher la présence maternelle. Là, ce n’est plus possible de toucher, la mère Sido a imprimé la coupure, l’interdit, la destruction matricielle, la disparition du ventre, ce n’est plus possible de toucher, mais voir, si ! La perte, sensation douloureuse, est aussi retrouver quelque chose d’autre, de merveilleux, et même quelque chose de sublime. Sublimation ! Arrache-toi et regarde, tu ne regretteras pas ! Une chose de perdue pour une autre retrouvée, expérience sombrement lumineuse ! Lumineusement musicale ! Colette, nous l’imaginons voir sa mère en train de s’aimer soi-même dans la chair du monde, et la petite fille s’enivre elle-même en la regardant, elle s’ouvre elle-même la vie des sens en regardant sa mère s’ouvrir elle-même la vie des sens, elle est nouvelle-née que sa mère regardée et non pas touchée entraîne à l’enivrement des sens, et le petit rossignol se fait prendre dans les vrilles de la vigne. L’amour de soi réunifie par l’expérience sensorielle se déployant par la vue, en regardant sa mère vivre elle-même sa vie et s’aimer pour sa fille, dans le regard de sa fille qu’elle sait sur elle, qu’elle allaite de cette autre manière, dans l’immensité de l’expérience esthétique, un corps et une activité psychique morcelés par le traumatisme de la naissance, par le grand tohu bohu. Colette petite fille est dans ce temps où ses parents lui fournissent une grande richesse d’expérience. Où le père a une importance radicale dans le type de mère qu’a Colette ! C’est donc aussi du père que parle Colette lorsqu’elle écrit sur Sido ! Du père dans les paroles de sa mère !
Donc, perte et retrouvailles autrement, sur un autre sol, sur terre. Mort et vie. Oxymore. L’expérience devient encore plus sublime lorsqu’elle s’abstrait de quelque chose de trop personnel. D’abord, la fille à qui la mère dit, peut-être dès la naissance, arrache-toi, regarde, ne touche pas, cette fille-là regarde sa mère en train de s’aimer soi-même dans une éclosion des sens, sa mère s’aimant dans la présence du père, sa mère fleur épanouie, et cette fille s’enivre elle aussi des vrilles de la vigne, de la vigne du père, de ce milieu extérieur enivrant d’émotion esthétiques, de caresses et de couleurs et de lumière et de parfum, mais le risque est de se précipiter, d’être aliénée, alors sur la même lancée de l’arrachement originaire, il s’agit de s’arracher encore à la vigne, pour être le rossignol non pas prisonnier, mais libre, et alors l’expérience sensorielle devient encore plus sublime, est réellement sublime, c’est de la sublimation, elle éclot dans toute sa maturité indemne dans la mesure où elle ne se cale plus sur la vision fascinée de Sido, mais par une force de vie définitivement intégrée en soi et se déployant dans la certitude du jardin. Amour de soi. Sublimation. Des mots pour s’arracher à la vision de Sido.
Julia Kristeva, en des termes psychanalytiques, écrit, en citant Freud et surtout Mélanie Klein, que l’amour de soi se construit dans et par l’introjection du "bon objet" et grâce à l’identification primaire, celle avec le père de la préhistoire individuelle. En revenant à Colette et à sa mère Sido, ne pourrait-on pas dire que ce bon objet introjecté résulte du fait que la mère Sido ne se présente pas à sa fille nouveau-né comme en soi-même le bon objet dans une continuation matricielle, au contraire ça s’est détruit, et cette mère se présente à la vision de sa fille encore plus qu’à ses autres sens comme étant elle-même sublimement ouverte à l’expérience sensorielle de bons objets, et ce sont ces objets, ce dont la mère fleur éclose jouit dans l’amour de soi dans un milieu sublime, qui orientent la fille, qui ne se trompe pas d’objet. Elle peut introjecter le bon objet, l’objet d’après la naissance, non pas un objet qui devrait être mort, décomposé, comme l’est le placenta, dans l’amour de soi s’imbibant d’expériences sensorielles en même temps que sa mère mais dans deux corps différents, deux psychismes différents.
L’identification primaire se fait avec ce père de la préhistoire, ce père qui est la vie dans laquelle sa mère s’épanouit, cet amour de soi de Sido qui s’enivre de la vigne du père. Sido, la mère, parle du père de la préhistoire à sa fille en s’aimant soi-même dans un milieu extérieur sublime, un jardin, en s’arrachant à cette symbiose de la grossesse sans nostalgie, et la fille regarde cette mère qui a sa vie sublime, la fille commence elle aussi à aller dans le sillage de sa mère s’enivrer des vrilles de la vigne du père, ensuite elle s’arrachera encore de ces vrilles pour ne pas rester prisonnière d’un enivrement. Colette ne cesse pas de s’emprisonner comme le rossignol dans les vrilles de vignes successives, puis de s’en arracher, pour quelque chose de plus sublime, comme si cette sublimation en acte était la meilleure façon de sauvegarder l’amour de soi, une sorte d’intégrité, d’unité vitale. Le rossignol s’enivre d’amour conjugal, d’amour homosexuel avec des maîtresses du mari, d’amour incestueux, mais toujours s’arrache, laisse quelque chose se détruire pour qu’autre chose s’épanouisse de manière sublime.
Julia Kristeva écrit, à propos de Colette : "Un gigantesque soi s’aime dans ces pages…élargi aux plantes, aux bêtes et à tous les plis de l’Etre lui-même. Il s’avoue, en fin de parcours, confondu avec la figure maternelle elle-même gigantesque". Peut-être parce qu’elle a senti littéralement ce qu’était la vie en regardant sa mère vivre. Elle l’a senti sensorielle ment, avant même les mots, par identification immédiate, par quelque chose parlant directement aux sens.
Mère gigantesque dans la version du père, dans la père-version, mère en train de se laisser voir s’épanouir dans le milieu sublime d’essence paternelle, et la fille Colette s’identifiant à elle, son moi qui grossit démesurément s’exerce à ordonner le monde à son goût pour que, par cette emprise, il soit comme le monde sublime de Sido, reste du même ordre, dans la même possibilité d’y faire éclore les sens, du même ordre que par ce père-là.
Julia Kristeva évoque la revanche de la fille sur sa mère. Cette mère si liée à son fils aîné Achille a négligé l’amour pour sa fille. Bref, cette sorte de "préférence" de la mère pour son fils aîné a été l’écriture de la séparation entre mère et fille, l’écriture de la destruction matricielle, l’écriture de cette mort originaire, quelque chose de sombre qui a ouvert le monde à cette fille, qui a suscité son regard puisqu’elle n’était plus touchée de manière fœtale ni elle ne pouvait toucher se relier à cette mère distante, cette mère retenue par son amour pour son fils aîné et l’amour de son mari le Capitaine.
Culte du passé, de ses espaces, de ses sensations, écrit Julia Kristeva, qui lui permet de renaître en ressuscitant la déesse-mère elle-même jusque-là oubliée, Sido, enfin pour elle toute seule. Pour y reconnaître la permanence, au centre du plaisir, d’une mère toujours recommencée, et au cœur de l’écriture, de la culpabilité exquise, culpabilité pour cause de n’avoir pas été assez digne d’un monde en quelque sorte ouvert par cette mère-là, un monde de l’éveil sensoriel, de l’éclosion sensorielle à partir de la vue, à commencer la vue de cette mère vivant sa vie, la vue de cette mère paradigme de la vie, non pas une mère maternante, une mère centrée sur sa fille, non, une mère en train de vivre, pas seulement une mère coupée de sa fille par son amour pour son fils aînée (et Colette n’expérimentera-t-elle pas ça dans son amour incestueux pour le fils de Bertrand de Jouvenel), mais une mère en train de vivre, de s’enivrer les sens dans un monde ouvert par le père préhistorique. Une fille en train en fait d’explorer par ses sens faisant son corps nouveau l’enchantement du lieu où vit sa mère par l’amour du père.
Exquise culpabilité de ne pas avoir assez écrit et célébré cet événement-là rendu possible par sa mère, cette brèche, cette déchirure qu’elle lui avait ouverte sur ce monde sublime, sur cette version sensorielle et sensuelle de la vie. L’exaltation cosmique de soi se fait dans la sensation en train de se vivre dans ce monde ouvert par Sido, ce monde avec lequel l’osmose peut se faire par les sens, joie extrême des sensations en train de se découvrir au contact des objets, tous les objets, monstrueux appétit de nouveau-né pour ces jouissances-là. Culpabilité pour n’avoir pas assez insisté sur cette éclosion-là, et pour n’avoir pas assez remercié cette mère-là d’avoir rendu cela possible justement parce qu’elle était séparée, donc visible, donc non pas touchable, mais regardable.
D’une certaine manière, l’expérience par les sens est illimitée, sans interdits, sans frontières. Alors, écrit Julia Kristeva, "Colette pourra se dégager du lien amoureux lui-même, celui du couple, qu’il soit homo ou hétérosexuel, pour ne célébrer que les amitiés et les liens ’d’éclosion’, qui sont des liens de fusion et de renaissance avec l’infinité de l’Etre : plantes, bêtes, éléments…Colette écrit un Soi amoureux sans objet d’amour, l’infini de l’amour lui-même".
Bref, Colette ne se met-elle pas à la place de Sido elle-même par rapport à toute velléité de couple, et à celui ou celle dont elle s’écarte, elle dirait, ne touche pas, regarde. Regarde-moi, je suis vivante. Regarde la vie en train de se vivre dans l’immensité du jardin éternel !
Et alors : "Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux". Sortis de quoi ? S’arracher de quoi ? De toute métaphore matricielle ? Du couple comme si c’était encore un dispositif fœtal pour elle ? Laisser se détruire cette enveloppe-là, en même temps le reste est gai, varié, nombreux !
Julia Kristeva parle de cette "maîtrise gourmande de la langue maternelle, signification et sensation jumelées, qui sous-tend cette solitude radieuse". La fille s’arrache, et un monde maternel différent d’un monde matriciel s’ouvre à elle par les sensations dont elle fait l’expérience en même temps qu’elle nomme les choses qu’elle voit à partir de sa solitude de séparée. Monde maternel parce que ouvert par la distance maternelle et la parole maternelle, mais s’ouvrant par une parole paternelle dite par la mère, même si elle est dite aussi par cette préférence pour un fils.
Sido, dit Julia Kristeva, est une hyperbole. Sido n’était appelée comme cela que par un être au monde, son mari. C’est dire l’importance du père !
Incantation d’un lieu, d’un espace enchanté qui, dit Kristeva, s’avère être une mère qui embrase la sensualité de sa fille. Et elle parle du "plaisir désormais totalement désinhibé du corps à corps entre fille et mère". Mais est-ce vraiment un corps à corps ? Ne touche pas, regarde ! Plutôt, en regardant sa mère, la fille sait de manière sensorielle ce qu’est un corps vivant, un corps avec des sens qui s’éveillent, qui bourgeonnent. C’est une mère qui signale à sa fille qu’elle possède des sens, et que ceux-ci sont de sublimes portes sur le monde. Le corps, c’est ça. Elle voit le corps sensoriel de sa mère dans le lieu du père, lieu enchanté, merveilleux, sublime, lieu de Sido, et son corps à elle s’exerce au même éveil. En ce sens, il n’y a rien d’incestueux. Une intimité inavouable ? Une cavité qui s’ouvre sous la robe en coton de cette mère adorée ? Approche amoureuse du corps maternel ? Je dirais plutôt, dans le sillage de cette mère, approche sensuelle de son propre corps à l’intérieur de ce lieu enchanté, la terre et ses merveilles, ses plantes, ses bêtes, ses parfums, ses fleurs. Approche, appropriation de son corps sur la terre aux merveilles, en interactivité avec les choses. La musique de la voix maternelle ensorcelle Minet-Chéri ? Bien sûr, puisque c’est la voix de la vie en train de se vivre. Mère qui a livré son intimité sexuelle à une enfant ? Elle a livré, en lui disant ne touche pas regarde, la vision d’un corps sensoriel s’épanouissant dans le lieu enchanté où le père la nomme Sido, c’est un monde littéralement imaginaire puisque c’est par la vision, ce sens qui s’éveille en naissant, qu’elle en a la révélation. C’est donc un habitat imaginaire, par ce que les yeux qui s’éveillent voient, qui s’ouvre à la fille par la mère.
Bien sûr, comme l’écrit Julia Kristeva, Colette explore l’inceste dans ses deux versants, de fille à mère ( et ses amours homosexuelles) et de mère à fils ( et ses amours incestueux avec des hommes beaucoup plus jeunes), manière d’aller à la recherche de cette mère si énigmatiquement vivante, en la prenant au père par des relations homosexuelles avec les maîtresses de Willy son premier mari, puis en se mettant à la place de sa mère aimant son frère aîné par des relations incestueuses avec le fils de son deuxième mari. Mais tout cela pour aller à la recherche de cette femme, pour arriver à l’énigmatique vie d’abord en vivant les histoires qui séparaient cette mère d’elle, et, dans ces histoires, s’apercevoir que ça, ce n’était pas encore la possibilité de coïncider à cette vie vivante dont elle était le paradigme, et qu’en en restant à ces différents couples, elle se rendait coupable, elle n’était pas assez digne du monde ouvert par sa mère, et que sa mère c’était encore quelqu’un d’autre, c’était quelqu’un s’ouvrant le monde enchanté nommé Sido par le père.
Traversée de la perversion, de la version du père ? Freud parle de nouage immédiat entre perversion et sublimation dès la phase de latence, rappelle Julia Kristeva. Freud parle de la perversion comme une transgression et un arrêt. C’est bien le cas chez Colette. Elle a la sensation aiguë que sa mère l’emmène là où il s’agit d’aller vivre, cette terre qui suscite les sens, et donc, d’abord, par la transgression, cette mère séparée, elle la rejoint, dans des amours homosexuels ou incestueux. Et là, arrêt, parce qu’elle s’aperçoit d’autre chose, de la vie sensorielle qui reçoit le monde qui s’ouvre, sublime.
Freud dit que dans cette perversion, il s’agirait d’une surestimation sexuelle. Surestimation de la mère comme initiatrice, sur la base de cette prématurité requérant un long étayage maternel et parental ? Appétit d’excitation continuellement à la recherche d’un objet de satisfaction toujours insatisfaisant ? La perversion ne recouvrirait-elle pas une mère-version ? Mère surestimée par le nom Sido donnée exclusivement par le père. Séduction parentale, maternelle ou paternelle. Puis arrêt. Le corps et ses sens peuvent continuer sans avoir besoin d’un paradigme toujours présent ou d’un fétiche. Nouage précoce entre pulsion et idéalisation, ou bien les perversions seraient-elles des œuvres d’art avant la lettre ? Questions que se posait Freud.
Julia Kristeva écrit : "Il existe une ’créativité primitive’, une ’sublimation primitive’ en rapport avec le Moi idéal chez le tout petit enfant, qui construit déjà une sorte de ’fétiche’ prélevé sur son désir osmotique pour la mère et sur le désir de la mère elle-même : c’est ’l’objet transitionnel’ de Donald Woods Winnicott."
Dans la sublimation, la satisfaction change d’axe, elle vise non plus les zones érogènes mais des plaisirs idéaux, et des mots, des couleurs, des sons, qui deviennent des représentations du narcissisme et du Moi idéal.
"Dans l’activité sublimatoire la pulsion érotique (ou de vie) ne vise plus un objet sexuel de satisfaction, mais un médium qui est soit un pôle d’idéalisation amoureuse (la beauté d’un autre ou de soi) soit une production verbale, musicale ou picturale, elle-même hautement idéalisée". La pulsion de mort peut s’attaquer soit au dehors, objet ou autre, soit s’infléchir sur le Moi, dépréciation, sévérité critique, dépression, mélancolie suicidaire. "Du fait de cette désintrication pulsionnelle, l’apparente sérénité narcissique de l’aventure sublimatoire expose, en réalité, le sujet qui s’y engage aux risques d’une catastrophe psychique dont seule peut le sauver…la continuation de la créativité sublimatoire elle-même". Mais risque d’exaltation maniaque et de déni de la réalité.
Jouissance autre qui s’impose souverainement avec l’apparition de Sido ? Sous-entend-elle ce retournement de la perversion en sublimation de telle sorte que, écrit Julia Kristeva, la perversion elle-même s’y résorbe et, sans disparaître, s’y recueille comme une pureté ? Cette féminité-là, spécifique à la jouissance autre, ne serait-elle pas le secret de toute écriture, se demande Julia Kristeva ?
En-deçà de toute perversité, ce lien enfin retrouvé de la fille à sa mère (mais cette mère-là nommée Sido par le père…) participerait d’un autre temps que le temps du désir qui est celui de la guerre et de la mort. C’est dans une autre césure, celle du commencement, de l’éternel recommencement, que Colette célèbre son temps retrouvé à elle, plongeant dans le temps de l’éclosion. Temps maternel du commencement ? Le mot "maternel" est-il si simple que ça ? Père-version, version du père qui, en nommant sa femme Sido, ouvre un lieu enchanté. Que ce lieu-là, la mère l’ouvre à sa fille, s’agit-il pour autant d’un temps strictement maternel ? C’est cette mère-là parce que c’est ce père-là, et parce que c’est cette configuration familiale-là, une joie de vivre de la mère qui en témoigne.
Père-version, mère-version ? Le mot "mère" n’apparaît pas si simple. L’amour de soi éclate dans toute sa démesure parce que le lieu où le père nomme Sido est un lieu enchanté. Et, écrit Julia Kristeva, dans ce soi démesuré qui retient en quelque sorte Colette, celle-ci est à l’égard des siens, de sa fille et de ses maris, d’une cruauté de religieuse. Amour de soi qui ne se laisse pas déranger, peut-être, et qui ne reconnaît dans personne d’autre une Sido paradigme de la vie en éclosion. Sa fidélité la rend cruelle à l’égard des siens. Quelqu’un n’est jamais détrôné dans cette histoire, Sido et soi-même. Mais peut-être pour transmettre par exemple à sa fille la même chose que sa mère lui a transmis, ce temps retrouvé de l’éclosion sensorielle, la chose la plus précieuse pour elle. Sa cruauté de religieuse entre en résonance avec celle de sa mère aimant son frère, celle de sa mère également distante, Sido de son père, et dans cette distance-même, la fille peut littéralement s’approprier, en la regardant et ne pouvant la toucher ni avec les mains ni avec les émotions, la même sensuelle vitalité, la même vie dans le lieu enchanté. Elle se donne à regarder et donne à regarder à sa fille comme sa mère Sido se donnait à regarder et donnait à regarder à elle-même.
Peut-être que la question est celle du père, dans ce temps retrouvé spécial de Colette. La père-version. Car si la fille s’arrache, lorsque sa mère dit ne touche pas, regarde, si la fille a la sensation bouleversante d’une distance de sa mère, d’une destruction, ensuite, en regardant comme lui dit sa mère, ce qu’elle retrouve, c’est un temps enchanté, un temps de sensualité, de choses et de mots, de musicalité, c’est un temps qui ne se perd plus, qu’elle garde religieusement, un temps qui ne se "père" plus. C’est-à-dire qu’il y a là une certitude, qui fait que plus personne d’autre ne peut faire irruption comme une vivante de la même envergure que Sido, or Sido c’est une femme nommée ainsi par son mari, par le père. Ce père-là n’introduit pas l’incertitude mais un lieu enchanté. Une sorte d’éternité de sensations et un monde de choses nommables. Une sorte de lieu matriciel retrouvé autrement. De mère-version. Une certaine immortalité. Et le père n’est pas celui qui produirait au sein de cette certitude un bouleversement d’avalanche, de naissance nouvelle. Ce que soi escompte de lui, c’est la pèrennité du lieu terrestre enchanté.
On pourrait au contraire imaginer un père introduisant l’incertitude. La certitude de l’incertitude. Et l’amour de soi se jumelant à la sensation de perte serait-il peut-être encore plus énigmatique de toujours éclore dans des situations oxymoriques où des Sido pourraient être renouvelées. Des situations oxymoriques comme autant d’occasions de mourir à un état donné, de perte d’un certain dispositif des choses, pour retrouver autrement, ainsi de suite, suite de morts et pertes pour renaître. Colette, elle, on dirait qu’elle n’a perdu qu’une fois, un ancien dispositif, fœtal, et ensuite elle est assuré d’un monde enchanté, même si elle met du temps pour le retrouver. Ensuite, ça ne se détruira plus autour d’elle comme le programme de destruction du placenta, et cela n’ouvrira plus aucun autre monde, son monde enchanté, son temps retrouvé, est immortel. Jamais ailleurs la vie ne lui apparaîtra aussi vivante, vivante autrement, pouvant la faire décrocher, se renouveler, renaître, se ressourcer. Non, c’est pour la vie.
Voilà, comme toujours, en lisant j’ai laissé ma pensée vagabonder à travers les phrases très psychanalytiques de Julia Kristeva.
Alice Granger Guitard
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Messages
1. L’amour de soi et ses avatars, 17 septembre 2008, 16:59, par Béatrice Romand
Bonjour,
Je suis actrice et réalisatrice et commence un film où je me mets en scène et parle de mes amours, en cherchant sur le net quelques idées pour défendre mon dossier, je suis allée de Walt Whitman à votre site, cela dans le but de ne pas être taxée de "complaisance" ; avez vous un conseil, un avis ?
Béatrice Romand