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Catherine Millet et la sidération du corps.
jeudi 19 janvier 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret

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CATHERINE MILLET ET LA SIDERATION DU CORPS

Catherine Millet, "D’Art-Press à Catherine Millet", Gallimard,
Catherine Millet "Le Corps exposé", Editions Nouvelles Cécile Defaut.
Jacques Henric « Catherine Millet », Editions Chez Higgins, Paris.

Formaliste, avant-gardiste, « pute » (dit—elle - mais aucunement soumise…) Catherine Millet avance sans masque et à son rythme sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on. En attendant son projet de récit de son enfance, dans "D’Art-Press à Catherine Millet" elle fait le point, dresse son état des lieux : c’est passionnant. On comprend mieux un itinéraire particulier et libre.

Sans la moindre posture l’auteur parle de ses choix, de ses prises de décisions, guidée par les questions de Richard Leydier. Elle rappelle comment elle a défendu d’abord des formes d’art très abstraites qui éliminaient les références au réel. Mais elle souligne que pour autant elle s’éloignait des logiques « tabula ras ».

Sans complaisance envers elle-même Catherine Millet évoque par exemple l’anecdote qui inspire l’allusion du début. Restany la taxait d’être « toujours une petite pute ». Mais l’interviewée ajoute avec humour « ce qui pouvait être une appréciation de ma vie personnelle mais tait très injuste concernant ma vie professionnelle ».

Une de ses qualités majeures demeure avant tout son intégrité ( l’inverse de l’intégrisme esthétique dont elle fut taxée) et son impeccabilité dans tous les domaines. Ce qu’hélas n’ont pas forcément compris le plus grand nombre des lecteurs son livre brûlot et brûlure : « La vie sexuelle de Catherine M »).

La créatrice est toujours restée très sceptique envers les vagues « néo » qu’elle prit à rebours en défendant par exemple des artistes qui - hier comme aujourd’hui - incarnent l’avant-garde : Klein par exemple. En conséquence de ces entretiens passionnants se dégage l’esthétique de celle qui se revendique comme formaliste « dans la mesure où mon petit scanner personnel analyse d’abord l’échelle, le matériau, la forme et la manière dont les sens y réagissent ».

Elle rappelle avec raison combien tout un pan de l’art (en particulier dans les installations) a négligé ces effets formels. Catherine Millet précise : « les artistes sont trop attachés à la valeur symbolique des objets qu’ils mettent en scène. Il fallait presque un mode d’emploi pour comprendre les œuvres ».

L’auteur revendique aussi le droit de demeurer avant-gardiste. Et elle précise « une avant-gardiste au sens où je considère qu’un geste est important parce qu’il est accompli pour la première fois dans l’histoire de l’art, un objet important car doté d’une forme inédite ». Selon ce seul principe (majeur) l’analyste a toujours fomenté une vidange non seulement possible mais nécessaire. Ce fut là – et cela reste – le mérite d’Art-Press.

On peut comprendre alors ce que signifie la notion « de corps au-delà des corps » élaborée par Didi-Huberman dans sa théorie sur la dissemblance de la figuration. Et l’auteur met en lumière comment par les pratiques artistiques (et sa « Vie sexuelle de Catherine M » en fut une) restent des manières d’appréhender le monde. Elle montre comment il existe deux pôles afin de penser. La pensée réaliste pour qui un " corps est un corps " et à l’opposé une pensée à caractère symbolique qui permet vraiment de le recréer en échappant (comme Gasiorowski ou Tunga) à tout langage conventionnel.

La recréation du corps signe ainsi le passage du chaos au cosmos, du monde informe à la forme, de la naissance avortée à la Renaissance. Preuve que l’art - et l’art du corps en particulier – reste avant tout lié à une idée d’altérité L’art, le « vrai » n’est jamais la tentative d’entretenir un rapport de traduction et de répétition de l’exégèse corporelle mais une production (et non reproduction) toujours renouvelée, diversifiée des mille et un réseaux du mystère de l’Incarnation.

L’auteur aime en conséquence les artistes qui prennent des risques afin d’y parvenir. Elle même en a pris. En particulier entre autres avec son « autofiction ». Elle précise qu’elle l’aurait écrite d’ailleurs dans tous les cas de figure : « la famille passe après le travail, la procréation après la création » . C’est la marque d’une maturité et d’un courage que peu d’auteurs font preuve. Certes on pourra dire – et l’auteur le revendique – qu’elle est (et Jacques Henric à ses côtés) peu pudique – on y reviendra. Mais s’exposer comme elle l’ose dans son rapport à son compagnon est une manière de partage absolu et une stratégie afin d’aller plus loin dans la connaissance de soi.

En ce sens Catherine Millet est une grande artiste à placer sur le même plan que ceux qu’elle défend et qui même sous le registre de l’abstraction demeurent des artistes du corps. Toute fabrique plastique passe par lui. Comme Journiac l’auteur a par exemple exploré dans « Jour de souffrance » la jalousie selon un angle très particulier. A savoir moins comme un sentiment qu’une pulsion sexuelle. Cette vision - mais ce n’est qu’un exemple - permet une fois de plus de faire bouger les lignes de l’écriture et du corps, de leur excitation et tous les fantasmes qu’ils engagent forcément. À ce titre un tel livre est un chemin de vie.

Il est renforcé par le livre de Jacques Henric intitulé sobrement « Catherine Millet ». L’auteur s’y situe résolument en tant que voyeur et Catherine Millet « en modèle » afin de partager la certitude d’une empreinte privilégiée et d’une entente à caractère exceptionnel. Surgit le caractère sublime d’une rencontre où le jeu de la proie et de l’ombre crée l’intervalle chargé d’images qui laissent surgir le profil perdu. Il vibre au-delà de la simple lisibilité documentaire.

Catherine Millet pose et ne pose pas. Joue et ne joue pas. Tout est sujet à un jeu de mise en scène où les deux artistes « jouent » à être eux-mêmes tout en feignant tenir un rôle. Et ce dans une dimension à la fois littérale et surréaliste de la rencontre.

Millet et Henric n’exploitent jamais quelques trouvailles et leur arrogance exhibitionniste ou voyeuriste est partiale. Ce projet dénonce radicalement le statut d’artiste et l’usage paradoxal et frauduleux qu’en font les institutions. Millet ne cherche pas à se faire statufier ni devenir le simple prétexte à des désirs vicaires auquel est trop souvent soumise la femme.

Dans le travail d’Henric la photographie évoque une mise en présence du modèle et de l’opérateur. Cela charge d’intensité l’image érotique. Elle prend un caractère particulier et rappelle que la rencontre n’est pas un moment éphémère révolu puisque les prises traversent trente ans de relation affective et atténue subtilement ce qui est montré.

Existe dans le livre un aspect « reportage » qui peut amuser les deux artistes. Mais montrer le corps ne répond plus à des fantasmes narcissiques. La représentation de soi tient de la « fantaisie » et d’une sorte de travestissement ou de transfiguration.

Une telle approche sous son ingénuité provocatrice est animée de l’exigence d’excéder toute limite. Sauf une peut-être : celle de renverser les rôles et de faire du voyeur un exhibitionniste, et de l’objet un sujet...

C’est pourquoi, à regarder cet ensemble de photographies, on ne peut être que profondément ému par le saisissant contraste. À la fragilité de l’homme agité par sa propre faiblesse s’oppose la permanence troublante de la femme dont l’hiératisme fait perdurer le frémissement du désir eu égard à son énigmatique sourire d’offrande amusée et tendre. Il semble, s’affichant, se ficher du qu’en-dira-t-on des familles Duraton du nouveau siècle.

Il touche aux limites de la représentation avec une intransigeance particulière qui élimine tout mauvais goût. Un tel projet n’est pas créé afin de satisfaire aux normes définies par la tradition ni de s’offrir à la consommation libidinale de nos plus scabreux penchants. Existe une sorte de magie – au sens surréaliste du terme. Du moins lorsque celui-ci cherchait à prendre dans le quotidien ce qui lui donne une force de plaisir et de douceur.

Et si Henric peut être taxé de fétichiste - ce qui reste discutable - il faudrait donner à ce terme non l’acception aujourd’hui courante et réductrice du terme, mais lui restituer sa signification initiale... À l’inverse de ce qui se passait pour un Molinier la figure qui peuple l’environnement immédiat du photographe n’est pas du fétiche mais « sa » femme propre à provoquer chez lui une fascination. Henric prouve par ce travail à deux que tout créateur n’échappe pas au corps, qu’il n’est en rien sans lui. Il est son rien d’autre. Cette approche atteste l’absolu du rien, du tout. Elle les nie autant qu’il les appelle. Elle nie l’art comme (surtout) elle l’appelle.

L’accent de provocation qui se dégage des prises photographiques de l’ « élue » prive la perception de toute stabilité et la fait osciller entre la poupée de chair, la statue et le mannequin dont la puissance onirique reste intense car il est soumis à un jeu pervers. Le regard du photographe en une indissoluble union épouse (à tous les sens du verbe) la femme pour accomplir une promesse de présence.

À la fin survient un sourire encore empreint de timidité. Reste pour le voyeur la caresse d’un plaisir ludique pour en révéler le profond principe. Sans cette nouvelle Ariane, jamais peut-être Jacques Henric n’eut franchi le seuil de la chair si souvent scruté pour parvenir au cœur de la féminité dont chaque épreuve photographique concrétise l’écho et dont les miroirs recueillent la présence majeure.

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