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De la guerre en Amérique - Thomas Rabino
samedi 6 août 2011 par Mohammed-Salah Zeliche

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États-unis : une culture de guerre

De Thomas Rabino, qui vient de publier un essai aux éditions Perrin, De la guerre en Amérique, on retiendra qu’à l’origine de la puissance de l’Oncle Sam était la culture de guerre. Et, en effet, à bien explorer la décennie 2001/2011, riche en péripéties, comme d’ailleurs toute l’histoire de ce pays, il apparaît que la guerre est ancrée dans les mœurs.

Chacun sait que les USA ont vu le jour dans la foulée d’une chasse aux Indiens et d’une guerre civile qu’ils se sont livrés. Mais on leur connaît encore bien d’autres guerres, celles-là extérieures, qui ont fini par forger une présence d’esprit fatalement expansionniste. À ce jour, et durant les deux siècles et demi de son existence, la nation américaine aura commis pas moins d’une soixantaine d’interventions : soit, en moyenne, une tous les quatre ans. Aucun État au monde, au cours de son histoire, n’a autant déployé d’artillerie ou de moyens d’action. Les exemples ne manquent pas : Mexique, Panama, Philippines, Vietnam, Afghanistan, Irak… À telle enseigne que le destin de ce puissant pays paraît frappé du sceau implacable de la guerre.

Résistance et contre résistance

Or ces guerres ne sont pas sans rappeler des souffrances et des atrocités. Et, par conséquent, l’Américain rechigne à se laisser embarquer dans l’aventure. Nous sommes en démocratie et se lancer dans un conflit ne se conçoit guère sans l’appui du peuple. Une gageure : car il convient aux politiques d’attiser les passions de celui-ci, de ranimer ses réflexes de guerre. Ce à quoi on a pu assister lors de l’extraordinaire battage médiatique qui a suivi le 11 septembre. Les discours, servis pour des guerres passées, retrouvent ainsi une nouvelle vigueur – enrobés certes d’intentions humanistes et cependant conçus pour frapper les esprits.

C’est à ce titre qu’en 2003 l’entrée en guerre contre l’Irak s’est déroulée sans trop de désaccord de la part des pacifistes. Les statistiques ont même attesté de revirements d’opinions profitant à la politique d’agression de George W. Bush. Celui-ci, on se souvient, alors que sa cote de popularité est au plus bas la veille du 11 septembre, acquiert grâce à une population manipulée et sous le choc un statut d’homme providentiel. Il devient du coup celui qui peut rassurer… mais aussi exalter jusqu’au martyre.

L’après-11 septembre aura été riche de prétextes. On a pu redorer le blason des discours militaristes et accorder un droit de cité aux images qui convertissent au nationalisme. L’événement est de ceux qui rassemblent et engagent dans des postures d’ordinaire jugées indécentes. En effet, on a vu rarement s’accomplir d’alliances aussi spontanées – qui, plus est, débouchant sur un Etat policier et des lois liberticides. L’opposition politique se range d’elle-même au côté du parti au pouvoir – avec accolade et God Bless America chanté d’une même voix sur les marches du Capitole.

L’opinion dans sa totalité est frappée d’amnésie. Il n’est pas jusqu’aux laissés-pour-compte du système économique qui ne font le choix de s’enrôler. Ceux-ci, lors même qu’ils hésitent à être au service d’intérêts contraires aux leurs, franchissent le pas – soutenus par la culture de guerre. Leur ardeur patriotique est à ce point sollicitée qu’ils seront là toujours nombreux, sinon pour grossir les rangs des troupes du moins pour échapper à leur sort : le système aggravant à dessein l’écart entre le monde des riches et celui des pauvres.

De ce contexte où l’émotion gouverne, on tire parti pour amplifier aux yeux de l’opinion les moyens militaires de l’Irak, persuadant que ceux-ci pourraient passer entre les mains d’organisations prêtes à sévir contre les États-unis. On agite la menace que la dictature de Saddam ferait planer sur ses voisins et les États-unis, tout en dressant des parallèles avec les crimes hitlériens. Les spectres de l’ennemi étranger et d’une cinquième colonne d’Al-Qaida, brandis à tout bout de champ, instaurent un climat de paranoïa annonciateur de guerre. Voire propice à la volonté américaine d’un contrôle du monde.

Le militarisme investit tous les domaines : sport, enseignement, chanson, télévision, produits de consommation et autres jeux vidéo. Ainsi la fiction cinématographique se veut-elle réalité. Partant dans une surenchère de la violence, elle exhorte à un passage à l’acte peu ordinaire : « Ils font sauter une église, nous […] explosons dix [mosquées]. Ils détournent un avion, nous prenons un aéroport. Ils exécutent des touristes américains, nous bombardons une ville » [1]. De quoi témoigner d’un imaginaire terroriste en création, de campagnes diabolisantes et d’exacerbation des colères.

Dans un manichéisme évident, la caricature divise le monde en deux : les bons et les méchants. Elle force le trait, cantonne l’Autre dans des rôles abominables en le vidant de toute humanité. Le terroriste y apparaît sous les traits d’un bédouin barbu, vêtu par ailleurs d’une djellaba. L’art de la généralisation apprête ainsi les mentalités aux pires attitudes. Et, de fait, les rapports des militaires américains, comme on le verra, seront infernaux à l’égard des Irakiens.

Le 11 septembre aura été le lieu de toutes les manipulations possibles, pour obtenir l’adhésion de l’opinion publique et en fait pour repositionner l’Amérique sur le plan géostratégique.

L’arbre qui cache la forêt

C’est quand la guerre fait rage et qu’on commence à compter les pertes humaines que les voix s’élèvent plus sévèrement contre les choix des gouvernants. Car si l’argument d’exporter la démocratie en Irak a connu ses lettres de noblesse, il coûtera pour le moins 4000 morts aux Américains – autant que l’effondrement du World Trade Center lui-même. Et la doctrine d’une guerre dite nécessairement préventive contre la menace terroriste (dont on arrive à persuader qu’elle trouve un ferment dans l’islam) n’a eu d’autre résultat que de provoquer un embrasement sans fin.

Du point de vue de Thomas Rabino, le déchaînement contre l’Irak n’est ni une nouveauté, ni le fait du seul 11 septembre, mais un réflexe que des siècles de manœuvres ont si bien rodé. On a renversé d’autres chefs d’État pour moins que des allégations d’armes de destruction massive. Bien d’autres pays ont subi la puissance de feu des États-unis sans pour autant être sous la coupe d’aucun despote. C’est là le fait d’un colonialisme qui frappe pour la énième fois. Et, à ce propos, l’Irakien ne risque pas de se fourvoyer. Lui dont l’histoire est hantée d’actes de prédation.

Selon l’auteur, l’idée assez répandue, par les médias officiels, qu’après le 11 septembre rien ne sera plus comme avant aux États-unis, est sinon erronée du moins tendancieuse. Elle est l’arbre qui cache la forêt et n’appartient qu’à l’immense dispositif de recadrage psychologique.

La trajectoire américaine de domination du monde emmène donc une fois de plus à un bourbier. Après les frappes sur l’Irak, vient le temps des révélations : une telle guerre est loin d’être aussi propre qu’on a voulu la présenter. Ses motifs et ses objectifs premiers n’apparaissent guère dans les images qui font le tour du monde. Et on remarquera qu’elle obéit à des impératifs économiques et stratégiques, tant périlleux que déshumanisants.

L’enfer d’Abu Graïb, le sinistre camp de Guantanamo, les malheurs de l’uranium appauvri, pour ne retenir que ceux-là… voilà des pratiques que les Américains auront du mal à gommer des mémoires.

On soumet les prisonniers aux pires tortures pour, dit-on, leur soutirer des renseignements et dissuader tout mouvement d’insurrection. Et en fait, on laisse libre cours à la rancœur que l’après-11 septembre aura à force d’endoctrinement instillée à l’être américain. Préméditée, et inspirée des méthodes que l’armée française utilisa pour briser la Résistance algérienne, cette attitude trouve ses ressources dans un jugement séculairement hostile aux « Arabes [qui] ne comprennent que la force brutale […] » [2]. La bataille d’Alger , film de Gillo Pontecorvo, n’a-t-il pas été présenté aux officiers américains la veille de l’invasion d’Irak pour leur enseigner les « postures qui conviennent » ?

Entre enlisement et illégitimité morale

Or, en sacrifiant à cette logique, le monde civilisé se récuse et se décrédibilise. La culture de guerre atteint ainsi ses limites. Et le soutien populaire à la classe politique rétrécit. Nombreuses sont les voix qui, dès septembre 2005, réclament le retrait accéléré des troupes. On se désolidarise graduellement de cette guerre qui persiste à être longue. Qui évoque d’autres bourbiers. Et dont les malheurs ont touché une bonne partie de la société. Ses absurdités et ses fausses justifications, des vétérans en ont témoigné comme d’un scénario galvaudé. Aussitôt, Guantanamo devient l’objet de tous les reproches.

L’union sacrée se fissure. Bush cède la place à un démocrate progressiste amplement majoritaire : Barack Obama. Et cela dénote un souci populaire de prendre ses distances avec l’ère des conflits et des mensonges d’État. Lui à la Maison-Blanche ne serait que le vœu (périssable !) d’une Amérique pressée de se refaire une virginité morale. Les attentes du camp de la paix sont vite déçues. Et la tradition guerrière – quand bien même l’homme serait prix Nobel de la paix – n’a pas en lui rencontré d’opposant. Tout au plus, déplace-t-il le gros des troupes en Afghanistan. La raison, pense Thomas Rabino, est que sa « personnalité et sa candidature, portées par des intérêts financiers clairvoyants, ont fait de lui le candidat idéal à la poursuite d’une politique semblable par ses fondamentaux mais modifiée sur la forme, et donc plus acceptable » [3]. Prendre son appartenance à la « diversité » comme un gage d’apaisement, c’est oublier les désirs qui agitent l’empire.

Obama, quelle voie ?

Certes le jeune chef d’État se prépare à un retrait des troupes d’Afghanistan. Mais sous quelle pression ? Compte tenu de quels calculs ? Quel sens accorder à cela quand les Talibans n’ont jamais autant fait parler d’eux ? Ne serait-ce pas là une banale attitude pour trouver grâce auprès de l’opinion nationale et internationale ? Et auquel cas un signe que l’artillerie doit savoir céder le champ à la communication pour transformer l’échec en grandeur d’âme ? Avec déjà un pied en Libye et un printemps arabe bouleversant la donne, les stratégies ne sont-elles pas à redessiner ?

Rien, en tout cas, n’indique que les jours de l’interventionnisme sont comptés, au contraire : l’économie en ruine, l’accroissement des besoins énergétiques, le tarissement des réserves pétrolières… ce, au moment où l’on voit émerger de nouvelles puissances soucieuses de leurs essors. D’aucuns parlent déjà des prochaines cibles : l’Iran et la Libye, États dits voyous et cependant détenteurs d’inestimables ressources. Sont mis au ban et diabolisés en fait ceux des pays qui refusent aux multinationales de tirer profit de leurs gisements. Les matières énergétiques sont au cœur de toutes les convoitises et cela va de pair avec la résolution d’un leadership mondial à préserver. L’on en veut pour preuve la place de premier plan qu’occupe la politique étrangère. Et les budgets colossaux alloués aux dépenses militaires.

Tout compte fait, la décennie écoulée a tant marqué les consciences. Et, dans l’état présent des choses, Obama entend nourrir l’illusion de la fermer comme une parenthèse – tant avec l’annonce de la mort de Ben Laden qu’avec celle du retrait des troupes. N’oublions pas que les présidentielles se profilent à l’horizon 2012 et qu’il jouerait sa réélection s’il ne persuadait d’avoir agi pour donner une meilleure santé à l’économie du pays.

Voilà qui nous amène à cette constatation : l’Amérique tire tout aussi bien sa force que sa faiblesse de la guerre. Et cela n’est pas sans représenter une atteinte permanente à l’équilibre du monde.

***

Dans De la guerre en Amérique, ouvrage très documenté, l’auteur focalise sur les moments particulièrement significatifs de l’après-11 septembre. Mais tout en éclairant sur les rapports à la guerre d’une Amérique en crise, il érige des passerelles avec le passé lointain – comparant, commentant et tirant de solides conclusions.

***

Moralité : le peuple américain est loin d’être le grand bénéficiaire de cette logique d’affrontement payant toujours les frais des combines dans lesquelles l’impliquent les gouvernants, les compagnies pétrolières et les industries de l’armement. Mohammed-Salah ZELICHE

Thomas Rabino, De la guerre en Amérique, Essai sur la culture de guerre, 535 pages, 24 €, Perrin, juin 2011. ISBN : 978-2-262-03408-5


[1- De la guerre en Amérique, cité par l’auteur, p. 154.

[2Marquis Pierre de Castellane, « Souvenir de la vie militaire en Afrique », Revue des deux mondes, t. 4, cité par l’auteur.

[3De la guerre en Amérique, p. 444.



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