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La promesse de l’aube - Romain Gary

Editions Folio, 1980

vendredi 31 décembre 2021 par Alice Granger

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A la fin du roman, sur la plage de Big Sur vide, ayant l’impression que sa chute s’est accomplie, ce fils qui n’a aimé à ce point qu’un seul être, sa mère, regarde l’Océan, l’écoute très attentivement, afin de comprendre ce qu’il cherche à lui confier. Il voudrait une explication. Le débarquement a eu lieu, la guerre est en train de se terminer, il revient d’Angleterre avec les hautes distinctions militaires, dont la Croix de la Libération qui sera épinglée sur sa poitrine sous l’Arc de Triomphe par le Général de Gaulle lui-même, il a publié à Londres un roman remarqué pour lequel il avait été invité à parler à la BBC, il a en poche une lettre officielle du Ministère des Affaires étrangères lui suggérant de poser sa candidature au poste de secrétaire d’ambassade. Bref, il peut se présenter à sa mère, qu’il n’a pas vue depuis plus de trois ans, depuis qu’il s’était engagé en tant qu’aviateur dans la lutte clandestine pour libérer la France de l’ennemi nazi, tel qu’elle avait décidé depuis son plus âge qu’il serait, à la fois Ambassadeur de France et écrivain ! Et ayant prouvé à la patrie - qui lui avait donné la nationalité française, alors que depuis sa naissance en Pologne sa mère lui avait toujours dit qu’ils seraient Français, qu’en esprit ils l’étaient depuis toujours, la France ayant depuis l’enfance été présentée à son fils par cette mère comme le seul pays au monde où la personne humaine avait de l’espérance et qu’ils allaient la rejoindre – son esprit de service et de sacrifice comme le plus patriote des Français ! Mais, imaginant se présenter à cette mère comme ayant tenu la promesse de l’aube, être comme elle avait rêvé qu’il soit, alors même qu’il savait bien qu’il ne l’avait pas vraiment tenue, qu’il n’avait pas vraiment été un héros tout en s’étant senti toujours invincible enveloppé de l’amour de sa mère parce qu’entre eux le cordon ombilical n’avait pas été coupé et ayant donc échappé à la mort alors que la presque totalité de ses camarades avait laissé leur vie, il apprend qu’elle est en réalité morte depuis trois ans, peu de temps après qu’il soit parti dans la résistance ! Elle était morte en l’ayant donné à cette patrie ! Mais, afin qu’il se sente enveloppé de l’amour de cette mère tandis qu’il engageait sa vie au service de cette patrie à arracher à l’ennemi, avant de mourir elle lui avait écrit plus de deux cents lettres, qu’une amie devait lui envoyer de Suisse régulièrement ! Il n’avait pas pu tenir sa promesse de l’aube ! C’était la chute. Telle la naissance, sur cette plage, face à l’Océan, essayant de comprendre son murmure. Parfois, il a le sentiment d’être sur le point de comprendre. Qu’il n’a pas démérité, qu’il a servi la France de tout son cœur, et que c’est tout ce qu’il lui reste de sa mère.
En fait, il dit qu’il ne faut pas qu’on s’imagine qu’il attend encore un message, même s’il l’a espéré. Et même si ses amis ont l’impression qu’il a l’étrange habitude de s’arrêter dans la rue, de lever les yeux au ciel, et de prendre un air avantageux « comme si je cherchais encore à plaire à quelqu’un ».
Ce roman, en réalité, raconte comment cette mère exceptionnelle a conçu son fils par l’esprit ! En s’incarnant en femme capable, seule, de se battre en ayant une imagination battante et foisonnante, une audace incroyable - exploitant chaque opportunité afin de migrer de la Pologne natale jusqu’à la patrie promise idéalisée avec son fils que dans les entrailles de son imagination elle conçoit futur Ambassadeur de France et écrivain comme par exemple d’Annunzio - elle lui présente les ennemis contre lesquels se battre par l’imagination, elle l’abandonne sur terre, sur cette plage vide, en insoumis se sentant invulnérable, ayant en lui une confiance indemne. Mais bien sûr avec la douleur de ne jamais voir venir à sa rencontre de femme qui ait comme sa mère « intellect d’amour » dirait Dante. En fait cette mère, tout au long de cette enfance qui a été une longue migration vers cette patrie, la France humaniste unique au monde comme elle l’était à leur regard d’étranger, l’a éduqué, par sa propre vie battante où elle réussissait à lui donner tout alors qu’elle n’avait rien ! Rebondissant toujours incroyablement dans cette vie de hauts et de bas, arrivant comme tout droit en France en traversant indemne les vicissitudes, par l’imagination et l’audace, trouvant sans cesse du merveilleux dans le malheur ! En lui faisant sentir d’autant mieux l’ennemi qu’elle le choyait comme un prince et lui faisait donner une éducation d’excellence afin que, bien sûr, il soit formé pour son avenir prestigieux, comme si cette formation à la beauté, à la vie comme littérature, à l’art, allait lui donner à vie un sentiment d’invincibilité tout en étant sans cesse confronté aux ennemis. L’espérance était invincible.
Pour faire le portrait de cette femme d’exception, c’est Toni Morrison qui vient à l’esprit, et le conte qu’elle a raconté lors de sa réception au prix Nobel de la littérature (La source de l’amour-propre) : par son roman, « La promesse de l’aube », Romain Gary nous fait entendre le récit de la vie de sa mère, ses hauts et ses bas et comment elle a pu arriver victorieuse dans cette patrie de l’humanisme comme elle l’avait décidé en Pologne alors qu’elle était seule, sans mari, sans amant, sans argent, et avec un fils à élever dans l’esprit de service et dans l’esprit que sa vie compte dans l’histoire de l’aventure humaine, comme les enfants dans le conte avait demandé à la vieille femme aveugle qu’elle le fasse, qu’elle leur dise ce qu’est une femme afin qu’ils sachent ce qu’est un homme ! Romain Gary se retrouve sur cette plage face à l’Océan, jeté seul sur terre comme par la naissance, et sait ce qu’est un homme ! Sentant sa vulnérabilité. Comme celle que sa mère avait sûrement sentie, lorsqu’il était né, et qu’elle était seule, sans mari, sans amant, sans rien. Forcée de trouver du merveilleux dans ce monde abrupt.
Parce qu’il sait ce qu’est un femme - parce que sa mère lui a parlé de sa vie en la vivant, en l’inventant, en l’imaginant, en se battant, en trouvant des opportunités dans le dénuement, en se relevant toujours après les chutes, et ceci toujours afin de raconter simultanément cette vie à son fils, le concevant, l’accueillant en nidation, en gestation, dans les entrailles de son imagination - il sent, lorsqu’il est abandonné sur cette plage, qu’il a été conçu en esprit formé à se battre avec ce merveilleux malheur qu’est la vie jetée sur terre, la vie comme une prodigieuse marche en avant en luttant contre son anéantissement selon le Tao. Comme si, ainsi formé par son propre témoignage battant et créatif en acte, elle l’avait abandonné sur cette plage en lui disant, après l’avoir donné à la lumière par l’oreille comme Gargamelle avait fait naître Gargantua, « Fais ce que tu voudras » ! Elle l’avait abandonné à la vie et ses hauts et ses bas par l’oreille, en lui racontant sa vie en la vivant, en l’inventant, et en le choyant par sa réussite face aux vicissitudes. Comme lui disant, fais de même. Trouve le merveilleux dans le tragique, en partant de cette vulnérabilité, de cette solitude, de ce vide d’origine.
Cette femme se présente, sous la plume de son fils, ainsi : seule, sans mari, sans amant, luttant courageusement depuis la naissance de son fils, pour gagner ce qu’il fallait pour vivre, pour qu’il ait chaque jour ce « bifteck qu’elle plaçait chaque jour devant moi dans l’assiette, un peu solennellement, comme le signe de sa victoire sur l’adversité ». Voilà : cette femme existe comme un être humain libre, indépendant, dans un statut de solitude et de vulnérabilité. Elle doit se débrouiller ! Mais quelqu’un doit être témoin qu’elle sait merveilleusement se débrouiller : et qui est le mieux placé pour incarner ce témoin, sinon son fils ? Ainsi, elle le conçoit par l’esprit comme le témoin à la fois de son indépendance comme être humain femme et de son énergie batailleuse, de son imagination, de sa foi en la vie, de son audace. Que lui ait son bifteck chaque jour (puis sa formation d’excellence le destinant à un haut destin dans la patrie humaniste unique au monde), c’est la preuve incarnée de sa réussite ! Elle lui donne tout afin qu’il sente, et sache, qu’elle, elle réussit à se débrouiller alors qu’elle n’a rien. Ni mari, ni amant, surtout ! Elle n’a pas besoin d’un homme pour penser, imaginer, faire, juger, oser ! C’est sûr qu’ensuite, toute sa vie, ce sera impossible pour lui de rencontrer sur ce chemin une femme ayant une telle intelligence, une telle force de vie, un tel amour-propre, capable d’être un être humain femme existant par elle-même. Et concevant de le prouver à un garçon, à son fils ! Désespérant de retrouvailles avec un être humain femme existant d’elle-même, et non pas par les formes à elle données par un mari, un amant, un père, à « quarante-quatre ans, j’en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle ». Le chauffeur de taxi qui l’avait conduite à lui pour qu’elle vienne lui dire adieu à sa mobilisation dans l’aviation (il ignore qu’il ne la reverra plus vivante, que c’est vraiment un adieu, ce qu’elle elle doit savoir, puisqu’elle est malade) témoigne : « Votre vieille dame, elle a toujours pleuré comme un enfant ». Lors de cet adieu, devant tous ces camarades de l’Armée de l’Air, elle avait dit « Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio, Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! », et elle s’aperçut qu’il avait honte de sa vieille mère ! Mais aussitôt, ne voyant plus les regards moqueurs « j’entourais ses épaules de mon bras et je pensais à toutes les batailles que j’allais livrer pour elle, à la promesse que je m’étais faite, à l’aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont j’avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas la puissance et la cruauté ».
En fait, lors de cet adieu, cette mère s’apprête à s’en aller pour toujours parce que ces « ennemis » contre lesquels elle s’était battue si bien que son fils choyé et éduqué à l’excellence comme si sa vie était de la littérature et de l’art et de la beauté incarnait la preuve de sa réussite à elle contre les hauts et les bas de la vie, contre l’abandon (par un homme ? par le père de ce garçon ?) parce que la guerre et la France attaquée par l’ennemi devenait pour ce fils l’ennemi contre lequel c’était à lui maintenant de se battre, avec les armes qu’elle lui avait donné ! Lui le garçon si aimé de sa mère, qui a toujours été prête à tout pour lui, pour tout lui donner, voici qu’elle l’abandonnait face à l’ennemi attaquant la patrie humaniste unique au monde, qui leur avait accordés la nationalité française, et ce serait désormais à lui de se débrouiller, comme elle avait su le faire, formé et armé par une imagination littéraire, poétique, une science des sensations pour boussole.
Donc, cette mère, il dit qu’elle lui a appris à connaître dès ses premiers pas la puissance et la cruauté. Et, sur cette plage où il a chuté, abandonné à la vie par la mort de sa mère, il n’a qu’à lever les yeux pour « voire la cohorte ennemie qui se penche sur moi, à la recherche de quelque signe de défaite ou de soumission ». Or, cette mère a fait de lui un insoumis, qui reste indemne par sa capacité à faire de la littérature, comme sa mère si imaginative, battante et audacieuse, avait su faire de leur vie précaire de la littérature vivante ! Enfant, sa mère lui avait appris l’existence de cette cohorte ennemie, « ils vinrent se ranger autour de moi et ne me quittèrent plus jamais ». Tandis que sa vocation d’insoumis n’a fait que grandir ! C’est avec un regard de huit ans qu’il affronte toujours ces ennemis présentés par sa mère ! Qui sont : le dieu de la bêtise, avec un derrière rouge de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions, dont la ruse préférée est de donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nos grands hommes pour assurer notre propre destruction ; le dieu des vérités absolues, sorte de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, notre plus vieux maître et seigneur, qui a longtemps présidé à notre destin, est devenu riche et honoré, « chaque fois qu’il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement » alors même qu’il sait bien que les vérités absolues n’existent pas mais sont un moyen de nous réduire à la servitude ; le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine, en train de crier dans sa loge de concierge à l’entrée du monde habité « sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre », qui est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, de guerres, de lynchages, de persécutions, qui est un habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, qui est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve dans tous les camps, « un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d’habileté » ; et d’autres dieux plus mystérieux, plus masqués, satrapes courant le monde. Romain Gary, dans ce roman, dit que lui, aujourd’hui (et on entend, par la littérature), c’est sa lutte contre ces vieux ennemis dont il veut faire le récit. Il avait été témoin que sa mère en avait été l’un de leurs jouets favoris. Alors « dès mon plus jeune âge, je m’étais promis de la dérober à cette servitude ». Pour elle, « j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour ». Donc, à travers sa mère, c’est pour chaque personne humaine qu’il veut arracher cette terre aux dieux absurdes et ivres de puissance ! C’est pour cela qu’il ne parviendra jamais à épouser les querelles intestines de ces puissants, ne croyant pas aux victoires individuelles, restant tourné vers l’extérieur, « au pied du ciel, comme une sentinelle oubliée ». Et il se voit pour toujours « dans toutes les créatures vivantes et maltraitées et je suis devenu entièrement inapte aux combats fratricides » ! Parce que sa fidélité est à la vie comme la littérature qu’avait été la vie inventée par sa mère !
Donc, pour que les hommes sachent ce qu’est un homme, Romain Gary nous a offert dans son extraordinaire roman le témoignage incarné qu’est cette vie de femme exceptionnelle, un être humain femme libre, disant sa lutte victorieuse contre l’anéantissement se traçant comme une marche prodigieuse en direction de la patrie de l’humanisme, la France. Et ainsi, par la littérature, il tient la promesse de l’aube.

Alice Granger



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