Editions du Seuil, 2023
mardi 14 février 2023 par Alice GrangerPour imprimer
De quel impossible et de quelle castration originaire cette folle obsession du succès, retenant l’aventure humaine dans la logique brutale et archaïque du plus fort, est-elle le signe ? C’est la question qui jaillit immédiatement avec ce livre de Lydie Salvayre. Qui fait débouler le succès comme s’il avait pris toute la place, et que plus rien d’autre n’avait d’intérêt, faisant sentir au commencement une brutalité inouïe. Qui serait une force contre laquelle personne ne pourrait rien, les plus forts n’ayant que la force des vaincus de faire redescendre cette brutalité originaire sur des plus faibles qui ne sont élevés qu’en étant humiliés par les courbettes qu’ils doivent faire à une personne installée dans sa notoriété, toujours fragile, avant, peut-être, d’arriver parmi les élus. Comme si la soif de reconnaissance, légitime pour chaque humain accueilli à sa naissance sur notre terre commune, n’avait aucune chance d’être entendue, parce que ce qui veut se faire reconnaître de manière folle, ce serait une fixation archaïque depuis la nuit des temps des humains à une mère fantasmatique, originaire tout-puissant objet d’amour, et auprès de laquelle chaque enfant de la fratrie humaine se bat pour faire reconnaître qu’il est son objet d’amour total, ou au moins qu’une poignée dans cette fratrie sont ses objets d’amour élus, et le plus grand nombre en est exclu. Comme si, dans cette folie, ceux qui, arrivés à la notoriété, au succès, voulaient encore se prouver que cette mère fantasmatique toute-puissance, en aplomb dans leur inconscient comme une fixation indétrônable, existait, et gardait en son utérus nommé notoriété. Un « état » de succès se faisant spectaculaire, ce que les réseaux sociaux, notamment, servent désormais parfaitement, pour susciter la convoitise de « parvenir » à ce même état, obligeant les candidats au succès à faire la cour à des personnages puissants, pour qu’ils les élèvent, tandis que ceux-ci rabaissent en jouant de leur pouvoir de nantir ou non de notoriété ceux qui sont petits. Une logique de l’humiliation qui fait se sentir puissant celui qui a le pouvoir d’élever et donc concentre autour de lui une cour qui lui dit à quel point il est brillant, mais tout cela faisant entendre une peur au ventre qui habite aussi ceux qui sont au sommet de leur succès, tellement il est fragile. Tellement, de manière folle, c’est la notoriété, nom de cette fantasmatique mère toute-puissance, soleil noir de la puissance, qui veut être reconnue comme la seule qui a tout le pouvoir, et imprime une castration originaire, tout se passant comme si, pour les obsédés du succès, ils n’avaient jamais réussi à dépasser cette peur terrifiante. Et donc la logique des plus forts, pour refouler cette peur originaire ( devant la toute-puissance fantasmée à la femme mère depuis la nuit des temps parce qu’elle a le privilège de faire les enfants, et pas les hommes, Françoise Héritier parlant bien de cela), fait redescendre cette castration sur les plus petits, qui sont harponnés par les images des élus qui brillent, afin qu’ils convoitent eux aussi le succès et la notoriété, les plus forts se persuadant ainsi qu’ils ont, eux, réussi à s’échapper, ou bien qu’ils ont pu prouver que cette instance fantasmatique archaïque existe vraiment, puisque tant d’appelés - comme si toute la fratrie humaine était désormais atteinte de cette folie - convoitent cette notoriété, et que peu sont élus. En tout cas, cela doit être rendu visible, spectaculaire, que la notoriété bichonne par tous les bénéfices secondaires apportés par le succès, l’argent, les relations, comme dans un utérus comblant de privilèges, mais pouvant avorter du jour au lendemain, comme si, en réalité, ce soleil noir de la puissance n’existait pas. Lydie Salvayre excelle à brosser dans son livre une immense logique de cour. Où il n’y aurait pas de bonheur en dehors de la lumière du succès. Et où on dirait que cette instance folle nommée notoriété, comme férocement jalouse de sa toute-puissance, avait le pouvoir de forclore le talent et la créativité de chacun des humains qui, sur terre, se battant contre l’anéantissement sur le chemin de la vie, apprend des prédécesseurs, compagnons, passeurs humains, par leurs créations, leur écriture, leurs œuvres d’art, leur responsabilité politique engagée dans la construction d’un vivre ensemble, par des traces témoignages transmissions laissés dans la bibliothèque, ou par des métissages entre humains, les leçons de vie pour avancer en étant ensemencé, et en ensemençant à son tour.
Lydie Salvayre fait alors mine de vouloir donner les clefs pour accéder au succès, lançant son investigation « avec l’audace d’un Christophe Collomb, dans l’exploration de ce continent ignoré ». A l’adresse de ceux qui se demandent comment se faire un nom, s’arracher à l’insignifiance, s’acheter une notoriété. Elle met en lumière cette soif de reconnaissance, qui n’a pas d’autre choix pour qu’une vie humaine ait du sens, et même que l’aventure humaine en ait, que d’aller briller aux yeux du plus grand nombre afin de figer une logique de la convoitise, et donc le pouvoir d’élever et de rabaisser, c’est-à-dire une logique de l’humiliation, comme « la passion la plus archaïque et la plus universelle en ce bas monde ». Comme si presque tous les humains sauf une poignée, tandis que les élus brillent et font voir tous leurs trésors, perversement, étaient acculés au supplice sado-masochiste de ne jamais savoir s’ils sont des élus ou s’ils sont à jamais des non-élus, ce qui est inhérent à la logique du néo-protestantisme en cours. Et c’est justement parce qu’ils ne savent pas s’ils sont depuis toujours des élus ou qu’il n’y a pas de solution pour eux de le devenir qu’ils doivent œuvrer à obtenir les faveurs des puissants capables de les élever dans leur entre-soi endogamique, en intriguant, passant de la pommade, évinçant les rivaux, écrasant les plus faibles, se servant des meilleurs amis de manière éhontée. Le succès serait le remède universel, la solution pour sortir du malheur de sentir que sa vie n’a aucun sens, c’est-à-dire… aucun pouvoir. Le sens de la vie devrait ne pouvoir se dire que s’identifiant avec celui de se sentir être le plus aimé d’une fratrie humaine par un objet d’amour semblant avoir encore du pouvoir depuis la nuit des temps, toute-puissante. Et à laquelle s’identifient les élus pour usurper son pouvoir d’aimer ou de rejeter, son soleil noir de la puissance, auprès de ceux qui sont avides de briller et qu’ils courtisent en incarnant l’état convoité au soleil, sous les regards du plus grand nombre. C’est pour cela que Lydie Salvayre écrit qu’il s’agit de la passion la plus archaïque et la plus universelle : c’est celle qui, au plus profond de l’humain, depuis la nuit des temps, est figée à la mère objet d’amour tout-puissant, et qui décide qui de la fratrie humaine est son objet d’amour tout-puissant, d’où le combat fratricide incessant et brutal à l’intérieur de cette fratrie, où tous les coups bas sont permis, et domine l’art d’évincer les potentiels rivaux auprès d’elle, de les écraser, de les soumettre, de les abuser, d’en faire des faux amis pour mieux les utiliser pour servir les intérêts personnels. Le succès vaut cet amour, et d’être un « nanti » d’estime, de considération, d’être vu comme un trésor, un joyau, d’être sans rival auprès de l’autre sexe, d’avoir une haute idée de soi-même. Et les ennemis eux-mêmes, les jaloux de la fratrie humaine, font la preuve de la réussite du plus brillant, et le fouettent pour devenir encore plus brillant, et même pour se sentir immortel et intouchable. Comme le souligne Lydie Salvayre, le succès, c’est de la transsubstantiation, il transforme le plus con en individu le plus intelligent, le plus moche en le plus séduisant. De plus, le succès donne de l’argent, cet état de nanti, de « tout-baigne » qui semble la métaphore du stade fœtal retrouvé. Le désir d’être riche est devenu la nouvelle religion ! A entendre religion dans le sens de « religare », relier, renouer le cordon ombilical, et « rilegere », relire l’histoire souffrante et humiliée de la vie non reconnue dans sa version en pleine lumière, celle du nanti de l’amour total et l’argent amenant tout à portée de mains, les objets qui attestent du statut social privilégié mais aussi les considérations, les admirations, l’estime, la courtisanerie, et mêmes les jalousies, les convoitises, qui témoignent que les regards du plus grand nombre voient que celui qui est couronné tel un roi de succès est l’objet d’amour total d’une bonne fortune sur lui de manière immémoriale.
Cependant, Lydie Salvayre nous fait entendre entre les lignes que cet objet d’amour immémorial comme la mère fantasmatique toute-puissante, archaïque, en aplomb sur les humains depuis le fin fond de leur enfance et la nuit des temps, et qui est le soleil noir de la puissance qui peut décider si oui ou non cet enfant de la grande fratrie humaine est celui qui est son objet d’amour total ou pas, exige de celui-ci des preuves d’amour. Elle est d’une exigence perverse, comme Louis XIV à la cour de Versailles exigeait des nobles qu’il avait élevés de leur province moisie qu’ils fassent les beaux sinon il les rabaissait. Dans une logique de l’humiliation, elle fait se sentir vulnérable celui qui désire être l’élu, elle lui met la peur au ventre, elle lui fait craindre à tout moment l’avortement. Alors, Lydie Salvayre donne des conseils à qui veut se lancer dans la course au succès. Elle donne au jeune homme ou à la jeune femme qui cherchent la célébrité des conseils pour affronter ceux que, sur leur chemin, ils devront fuir, ceux auxquels ils devront faire la cour pour les amadouer, les bichonner, les aguicher, les racoler, les séduire, comme s’ils représentaient l’objet d’amour premier et total tout-puissant, celui qui, en aimant, fait se sentir être son objet d’amour unique tout-puissant à satisfaire le désir de cette mère fantasmatique au point qu’elle comble de bienfaits, ce qui est « l’état » de qui est au sommet du succès.
Et alors, Lydie Salvayre fait débouler dans son livre « L’influenceuse bookstagrameuse » comme si elle incarnait ce soleil noir de la puissance devenue visible partout par la puissance des réseaux sociaux, par Internet infiniment plus puissant qu’un Etat pour « toucher » les gens de l’ombre, pour faire devenir riche par d’infinis « likes » une poignée d’élus. Mais peut-être comme si c’était une fille faisant une avec cette mère parce que du même sexe qu’elle, un sexe féminin tout-puissant et très excitant accueillant la vie, suscitant la convoitise d’y être accueilli, ou pour une femme, d’être comme elle, totalement engloutie dans elle qui peut vendre toutes ses idées beautés. Elle a un pouvoir de fascination comme si elle était là en aplomb de ce grand nombre de « gens » de l’ombre qui désespèrent, assoiffés de reconnaissance, elle a « un potentiel érotique hors du commun », son visage a « la profondeur qui manque à son cerveau », telle la mère fantasmatique universelle qui aspire dans une totalité la fille devenant aussi convoitable qu’elle, elle prend « l’apparence de la plus grande affliction, dans des discours vibrants de sentiments compassionnels », elle défend le Bien et le Mal évidemment, elle est « Idôlatre d’elle-même », « Son cul incarne pour elle le centre cosmique autour duquel tournent le monde et ses admirateurs et ses admiratrices » bien sûr puisque ce corps immémorial par ce cul a la toute-puissance de donner la vie, de l’abriter, de fasciner les humains depuis la nuit des temps pour cette mystérieuse toute-puissance, qui semble être restée intacte dans la fixation inconsciente. Cette fixation, c’est son âme, qui lui permet de se faufiler comme un poisson dans l’âme du plus grand nombre comme chez elle, d’où cette « Influenceuse » qui est suivie « par des millions d’ardents et d’ardentes catéchumènes ». Et comme elle s’est autopromue écrivaine, n’ayant elle aucun problème pour se faire éditer, évidemment son livre, et ses recettes magiques, s’arrache. Comme si c’était parce qu’elle incarne une puissance immémoriale, elle peut être celle qui donne le la pour la mode, les produits aphrodisiaques, et même être la plus fiable pour appeler à se défier des vaccins anti-Covid, etc. On dirait qu’elle fascine, sidère, parce qu’elle incarne la facilité à s’enrichir que donnent les réseaux sociaux à quelqu’un comme elle qui a son corps, sa beauté pulpeuse, faisant vibrer des choses archaïques chez « le plus grand nombre », sans avoir besoin d’être cultivée, de faire partie de l’élite, d’avoir un diplôme. Juste son apparence, dont sans doute elle a appris tôt à jouer, est toute-puissante à susciter les passions à l’infini, et donc à vendre des produits en parfaite influenceuse. Faisant d’elle la « nantie » par excellence, celle pour laquelle « tout baigne » et que le monde entier par les tout-puissants réseaux sociaux aime, même les plus intelligents avouant qu’elle excite en eux quelque chose de profond, et donc qu’elle est très forte. Presque intelligente. Un adulateur a même réussi à lui dire qu’elle était la Sainte-Beuve de notre époque. Que conseille Lydie Salvayre, en présence d’une « influenceuse » comme elle, qui semble visibiliser l’influenceuse encore tapie dans le cerveau des humains depuis la nuit des temps ? Et bien, de lui plaire, et de manière générale, si un con est dans une position de pouvoir, brille, a du succès, il faut se montrer con avec les cons, odieux avec les odieux, etc. Car le succès, c’est plaire au plus grand monde, donc faire vibrer au plus profond des humains le « cookie » le plus archaïque, en phase avec celle à laquelle il fallait plaire pour mériter de briller à ses yeux comme son objet d’amour unique, évinçant les autres.
Après, il s’agit, selon la même logique descendante, toujours de plaire à ceux qui sont installés dans le succès, qui brillent, qui ont leur Cour, leur réseau d’influence, leur carnet d’adresse. Par exemple l’homme influent : bien conservé et bien mis, toujours accompagné d’une jeune blonde mais lorgnant des bimbos au cas où, qui ne se livre jamais, empêche toute intrusion afin d’éviter que l’on découvre son fond cupide, se méfiant de tous, et, face à une personne dont il soupçonne qu’elle lui est supérieure, a déjà préparé dans l’ombre des rumeurs, des diffamations, des choses sordides, afin de l’attaquer et le mettre KO, stratégie fratricide pour garder pour lui tout-seul l’amour de la mère qu’est la notoriété. Par contre, dans les soirées mondaines, il est le cœur d’un essaim de groupies extasiées, de sorte que tous les invités le regardent, et son nom passe de bouche en bouche, celui de l’homme influent, qui ne manque jamais d’évoquer ses dîners avec des hommes puissants. Un Monsieur assez riche pour avoir un majordome, des domestiques, des ministres à sa botte, des maîtresses blondes, des intellectuels célèbres pour amis, des artistes car eux sont vraiment décoratifs. Un homme qui a le bras long, qui fréquente les milieux de l’art, qui dit-il chasse ses soucis d’homme supérieur. En vérité, il s’est entouré d’un réseau qui étaye son pouvoir. Et qui fait qu’il peut avoir des protégés qu’il a les moyens d’élever, et de faire jouer les uns avec les autres, finissant par se croire être leur initiateur, promouvant des jeunes, les câlinant. Mais, inconstant, il peut d’un coup rabaisser ce protégé promu s’il s’avère ne pas être rentable sur le marché, alors comme un jouet qui ne l’amuse plus, il le jette. Bref, il se comporte comme une fantasmatique mère toute-puissante qui rejette un objet d’amour qui n’est plus à la hauteur pour la mériter. L’homme influent, on l’aime comme elle d’un amour apeuré, on a la peur au ventre. Face à lui, si on veut en être aimé et donc être élevé au succès, comme à la cour de Louis XIV, il ne faut jamais le contredire, faire pardonner son talent pour que jamais il ne fasse de l’ombre à celui qu’il croit posséder (puisque l’objet d’amour total doit rester lui), ne jamais montrer qu’on en sait plus que lui, ne pas faire esprit d’indépendance mais au contraire lui faire sentir qu’on est à sa merci, mais en même temps le tenir en haleine, surtout lui dire qu’on l’aime, être à ses petits soins, le flatter sans être lèche-cul, médire sur ses concurrents. Bref, pensez à se rabaisser, et en même temps, lui faire sentir qu’il a le pouvoir de vous élever, et qu’en cela, il partage la jouissance du soleil noir de la puissance qui, dans tous les inconscients humains, telle la plus archaïque des fixations, est encore active. Devinez son point faible : souvent sa maman, le seul objet d’amour qui l’enlève à son idée fixe d’homme puissant, s’enrichir. Demander alors souvent des nouvelles de sa maman. Persévérer dans les tentatives d’approche, en endurant les petites humiliations, comme si on avançait dans l’ombre. Puis, quand cela commence à être gagné, sortir de cette ombre, oser des provocations, qui vont l’émoustiller, puisque cela viendra de quelqu’un qui est devenu brillant grâce à lui ! Bref, comme c’est triste d’être dépendant d’un homme influent dont il faut commencer par l’assurer, en lui faisant la cour, que c’est lui, l’objet d’amour que la notoriété, la puissance de l’argent, le soleil noir de la puissance, aime, et qu’il est le seul à être à une telle hauteur, parmi la fratrie humaine des privilégiés. C’est triste, de devoir l’élever par des cajoleries, des guilis-guilis, de la courtisanerie, en se rabaissant soi-même afin qu’il se voie avec le pouvoir de vous « faire » totalement, l’homme influent qui fera votre succès, qui ne sera jamais qu’un moyen de faire briller son succès à lui, en enrichissant sa cour.
Le temps où la célébrité était pour les grands esprits le châtiment du talent, ce talent s’identifiant à l’échec, à cultiver le sadomasochisme, à refuser les compromis du jeu social, à avoir une posture doloriste, quitte à finir sa vie dans une solitude sans solution et la misère, en restant inconnu, était-ce un choix pour ne pas perdre son âme ?
Ou bien, semble jouer à nous en convaincre Lydie Salvayre – mais comme dans une arène où elle entend vaincre le taureau en ne cessant pas de le titiller -, il ne faut pas se saborder, mais progresser pas à pas dans l’ombre en semblant jouer le jeu de cette course au succès, à la notoriété, à l’argent. Alors, elle poursuit notre instruction. En disant que ce succès, cela doit être le but, et non pas la conséquence (du talent), ceci à entendre comme une stratégie défensive. C’est-à-dire que ce qu’il permet, c’est de percer les couches d’indifférence, en avançant masqué, en semblant désirer aussi follement briller, appartenir à cette cour en faisant les beaux. La successologie est alors un art naissant, dit-elle, comme pour nous dire à l’oreille que cela permet d’avancer en territoire ennemi, en ne se faisant pas remarquer, puisqu’on met le masque du courtisan. Et elle veut la rendre incontournable, telle une science vierge et exaltante. Et, disant cela, elle s’intéresse plus spécifiquement à la catégorie des écrivains, celle qu’elle connaît si bien. D’abord, elle conseille d’éviter à tout prix l’écrivain confirmé, qui, si par exemple vous êtes une femme, plus que de s’intéresser à vous comme écrivain, ne cessera de lorgner vos parties charnues… Un bedon lui est poussé, son dos s’est avachi à force de courbettes, les louanges qu’il préfère sur ses œuvres sont celles de jeunes beautés qu’il pourrait « pécho », il est enflé de l’importance qu’il s’arroge, il ne se remet pas de son statut qui le « nantit » d’une installation comme écrivain confirmé, tandis que le lubrique l’a envahi. Bien sûr, il a son entrée dans les principales instances du pouvoir. Par contre, c’est bizarre, son œuvre semble ne plus avoir aucune importance, dès lors qu’elle a servi à l’écrivain lui-même, à obtenir son succès. Puis elle nous présente l’écrivain pamphlétaire, tel un don Quichotte, dont la sensibilité est à fleur de peau, frondant tous les pouvoirs, croyant que le monde est blessé, est souffrant, va mal, il s’intéresse aux tordus, aux malmenés, aux oubliés, et surtout, lui, il croit passionnément à la littérature, et il porte ses coups contre tout ce qui la profane, contre les impostures, bref contre tout ce qui s’oppose à la vie, à ce qui l’asservit, l’humilie, l’abaisse, la corrompt, ayant un sens élevé de l’éthique. Bien sûr, lui, il n’est pas un mondain, il ne sait pas briller, et alors, il reste parmi les sans-nom, d’autant plus qu’en s’attaquant aux moulins à vent, il se fait de nombreux ennemis, surtout parmi les autorités éditoriales commerciales qui vont le proscrire, celui qui s’attaque ainsi à la littérature qui mène au succès, à briller. Dans son traité de successologie, elle recommande alors de plaquer dare-dare l’écrivain débutant et ses œuvres restées en souffrance dans tant de maisons d’édition. Il faut les fuir, ces meurtris aux rêves avortés, qui croient encore à l’écriture, à la littérature, au surgissement de l’humain qui avance sur le chemin de la vie par son prodigieux et toujours singulier combat sur le champ des mots contre l’anéantissement, et offre son témoignage transmission, en prédécesseur, compagnon, passeurs, à d’autres humains, se tissant aux autres pour créer des liens humains nourriciers et un humus, une universalité intellectuelle, qui apporte une solidarité fraternelle à travers l’espace-temps dont la bibliothèque est la gardienne pour réchauffer la solitude et la tragique condition humaine.
Lydie Salvayre se classe parmi les écrivains transfuges, qui témoignent par leur écriture, plus que de leur enfance malheureuse, des humiliations subies, de la honte, de l’appartement miteux, de l’enfance mal fagotée, de la mère analphabète, de leur bataille pour larguer les amarres d’avec tout ça qui a voulu briser leur amour-propre, leur imagination, leur liberté de penser, leur capacité de jugement, de critiquer, et de s’être constitué une nouvelle science du politique, osant ne jamais suivre d’influents maîtres à penser. Ceux qui sont installés dans leur succès, leur notoriété, leur pouvoir, et qui aiment leur cour, être courtisés par ceux qui veulent qu’ils les élèvent et donc acceptent de se voir petits dans une logique de l’humiliation, ne tolèrent pas et ne reconnaissent pas ceux qui s’arrachent tous seuls à leur condition sociale, et franchissent l’abîme qui les sépare du beau-monde. Mais le système à la botte du succès cherche très vite à vaincre cette audace par le succès lui-même, puisque le filon de la détresse de l’enfance constitue un excellent filon commercial pour les maisons d’édition. Quant à l’écrivain engagé, voyez-le, son engagement chevaleresque a pour autre face le fait qu’il est subventionné par l’Etat ! Puis, zoom sur l’écrivain politique, qui rêve bien sûr d’être Président de la République, a un nègre pour écrire à sa place, mais, invité partout, il est convaincu d’avoir écrit lui-même son livre ! Il y a des écrivains imbéciles qui aiment tant être approuvés, et enfin, voici les éditeurs. Ceux-ci savent immédiatement ce qu’un livre va rapporter comme blé ! C’est pour cela qu’ils privilégient les privilégiés et délaissent les négligés, et que « plus un livre est remarquable, moins il n’a de chance d’être vendu ». Donc, auprès d’un éditeur, Lydie Salvayre conseille de ne pas insister sur les qualités d’une œuvre, mais de mettre en avant ce qui pourrait faire sa valeur commerciale !
Et quant est-il, alors, dans ce traité de successologie, des critiques littéraires ? Les livres existeraient-ils sans eux ? Ou bien, c’est autre chose lorsqu’il s’agit de lecteurs, sur la rive lointaine desquels le livre est arrivé, comme une bouteille jetée à la mer, avec sa soif de reconnaissance partie à la recherche d’Echo, cette fleur qu’en se noyant Narcisse trouve ? Le critique littéraire tueur en série n’écrit pas, il assassine, il ne faut donc jamais le contrarier, le traiter avec considération. Puis il y a le critique-écrivain, qui est en réalité un roquet, qui ne lit jamais vraiment, mais par sa position, car il fréquente assidument la télévision, bien qu’il soit un écrivain médiocre, il ne faut jamais le contrarier, car il a un pouvoir de vie et de mort sur un livre. Quitte, si on est une femme écrivain qu’il a « aidée », à être poursuivie de ses avances amoureuses pendant des années… Le critique consciencieux, lui, il semble ne faire ses dents que sur de mauvais livres, avec zèle… parce qu’ils ouvrent un chemin vers… lui-même. Et il est trop couard pour lire ce genre de livres insolents qui dérangent (écrits par des écrivains qui pensent que les livres qui ne dérangent pas ne méritent pas l’intérêt des lecteurs).
Dans ses règles générales pour obtenir un succès littéraire, elle assure que pour réussir, nul n’est besoin d’avoir de la profondeur d’esprit, ni des connaissances, puisque « le caractère le plus propice au succès est de n’en avoir aucun (talent) ». Puisque le succès, c’est-à-dire du blé pour les éditeurs, exige que le livre soit « grand public », qu’il flatte le grand nombre, les idées préconçues, les bons sentiments, un peu de gauloiserie. Pas du tout les livres dangereux pour l’ordre social, l’impertinence. Les plus fidèles lecteurs sont les agents d’entreprise, de gestion, d’entretien, de santé, de loisirs, enseignants, chercheurs, notables, cadres en quête d’élévation spirituelle, et ce sont eux qui font la valeur de la marchandise culturelle qu’est le livre, dont ils pensent qu’il leur permet de s’élever au rang de l’élite. Donc, il faut à tout prix éviter de les déranger dans leurs illusions de s’élever parmi l’élite, par des provocations, des singularités qui sèment la zizanie dans les codes, il ne faut pas heurter leur susceptibilité. Flatter leurs idéaux, non pas avoir l’audace de leur ouvrir de l’inconnu, du nouveau, un combat sur le champ des mots pour requalifier les humains dans l’intelligence des choses qui s’offre à eux de manière calligraphique, au contraire il faut suivre leurs rails, leur servir les bobards qu’ils aiment, ne suivre que leur route, et non pas votre parole habitée, incarnée. Il faut parler l’idiome des marchands et non pas celui de nos cœurs, s’écrie Lydie Salvayre, et l’on entend son bouillonnement de colère. Les sots sont tous ligués contre ceux qui ont du talent ! Mais pour arrivez au succès, à l’argent, à la notoriété, il faut composer avec la médiocrité !
Le créneau de la nouveauté, celle dont on peut parler partout, par exemple parler d’art la bouche pleine, ça marche aussi très bien pour mener au succès. Sauf que c’es fragile, le public se lasse vite…
Il faut s’exercer à se mettre en avant, se faire mousser, presque monter sur les autres, les écraser en monopolisant l’espace, le visible, le sonore, pour être en première ligne face au public. La renommée, cela se construit avec patience, avec l’inapaisable désir de réussir, d’être élevé de sa petitesse. Bref, il ne suffit jamais d’avoir du talent, il faut surtout s’exercer à l’art du paraître, car c’est par la devanture qu’on est jugé. Il faut soigner son plumage, par tout l’attirail de la tromperie et de l’artifice, et ses manières, car c’est par elles qu’on se fait connaître. Bref, tout cela dit votre appartenance au bon entre-soi, ou les chances d’y être un jour un des élus, qui est un indice de votre soumission aux codes, votre courtisanerie, votre humiliation de ne pas encore y être élevé, votre convoitise. Il faut savoir se vendre, se faire acheter. En ce monde du succès, de l’argent, « L’intelligence n’est plus estimée que par l’obtention de gains et les avantages mesurables qu’elle est susceptible d’engendrer ». Bref, atteindre l’état de « nanti ». Se faire un visage de conquérant. Savoir en mettre plein la vue, c’est-à-dire passer maître dans l’art d’attiser la convoitise, afin que le plus grand nombre soit persuadé que le rêve d’une vie, c’est devenir « nanti », c’est de « parvenir ». Le succès est alors proportionnel à son étalement. Surtout, ne jamais penser que c’est la singularité qu’il faut mettre en avant. Cela déplait au plus grand nombre, voire à notre mère fantasmatique archaïque dont le nom est notoriété, qui ne tolère aucune concurrence, qu’un humain sorte de son ventre ! Mais oser dégommer, comme tout le monde, les Arabes, mais pas que, oser se médire les uns les autres, surtout pas avoir de l’intérêt pour l’humain, car la médisance cimente le lien social. C’est chic d’être méchant. Et puis, la mode est devenue terne, alors, désormais on n’est plus un gauchiste adolescent prétendant réinventer le monde, on accepte de se faire baiser jusqu’à l’os, de se rallier à l’opinion commune, ceci bien sûr tant que vous n’êtes pas arrivé en pleine lumière, car là on peut se permettre d’être impertinent ! Protester est désormais un luxe de riche ! Savoir se comporter dans un milieu de gauche, dans un milieu de droite, dans le milieu littéraire, et comment jouer son salut dans l’opinion publique, piège à foule à convoiter âprement ! Il faut réussir à l’émouvoir. La foule affamée de choses qui asservissent se repaît de divertissements qui colmatent le vide des vies, offrent de l’opium à leur mal-être. Filon à creuser pour arriver au succès ! Il y a tant de nouveaux territoires virtuels pour le faire ! Sur les réseaux sociaux, seuls sont valables les liens qui s’accordent aux intérêts de ceux qui visent le succès ! Bref, s’écrie Lydie Salvayre, il est devenu aujourd’hui superflu de lire ! Nos cerveaux sont saturés d’informations, et le nombre de lecteurs véritables ne représente plus qu’une partie infime de la population ! Sur les réseaux sociaux, un livre n’existe pas, dit-t-elle.
Mais Lydie Salvayre nous démontre par son livre qui nous permet de pouvoir encore « rêver debout » qu’elle ne se laisse pas intimider. Qu’elle est une femme qui marche envers et contre tout jusqu’au dernier souffle, tel l’homme qui marche de Giacometti, pour lutter contre l’anéantissement de l’humain qu’est cet envahissement métastasique par la convoitise du succès et de la notoriété qui fait mourir l’âme humaine vivante et libre. Et telle la femme qui bataille de manière chevaleresque dans l’esprit de service de servir sa Dulcinée l’écriture-littérature contre ces moulins à vent que sont ces personnages addicts au succès qui ignorent qu’une instance toute-puissante archaïque nommée notoriété (comme de notoriété publique que cette fixation archaïque règnerait encore dans l’inconscient du plus grand nombre des humains) leur a mis la peur au ventre par une castration originaire, mal dont ils voudraient guérir en étant élevés tout en sachant que cette instance archaïque aura toujours le dernier mot, celui d’être plus forte qu’eux, d’être celle qui décide de qui est son objet d’amour préféré.
Alice Granger
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