mardi 26 juin 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret
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PROPEDEUTIQUE A L’ŒUVRE DE SADE
Marie-Paule Farina « Comprendre Sade », illustrations d’Yves Rouvière, collection « Essai Graphique », Editions Max Milo, Paris, 2012, 127 pages, 9,90 Euros.
Sade - pour ceux qui obstinément refusent de le comprendre - n’est qu’un parfait machiste. Or il a souvent été bien servi par les femmes qui se sont penchées sur son œuvre. Annie Lebrun, Noëlle Châtelet, Lucette Finas naguère. Et aujourd’hui, dans une perspective plus didactique mais percutante, Marie-Paule Farina. Cette spécialiste du Divin Marquis offre un livre lumineux. En peu de mots elle permet de comprendre ce que l’œuvre sadienne engage. Son auteur s’y retrouve tel qu’il fut : fascinant, révoltant parfois, opaque mais toujours inépuisable. Son langage - répandu à flots - l’a été envers et contre tout et tous. Sade le révolté, le névrotique, Sade le politique, le polémiste, le moralisateur, le fornicateur, l’athée, le sophiste et surtout le condamné laisse derrière lui (ou devant) une œuvre énorme que la critique synthétise avec clarté – ce qui n’est pas simple face au discours sans mesure de cette hydre de mots.
Tout l’art de la critique tient à sa capacité de théâtraliser l’œuvre du Marquis comme ce dernier l’a fait en se mettant au service du plaisir de la transgression. Il passe chez lui de l’individuel au collectif jusqu’à gangréner les pouvoirs politiques, éthiques, religieux. Le roman lui-même - genre considéré jusque-là comme frivole et secondaire - devient une manière de désobéir à une organisation rigide et étroite. Et si la liberté d’écriture de l’auteur ne provient pas directement d’une volonté de renier les codes littéraires, elle constitue un choix délibéré pour transmettre des idées subversives. .
Marie-Paule Farina n’oublie pas de rappeler comment l’amour du spectacle et l’emprisonnement ont été décisifs dans l’élaboration de l’œuvre. Le théâtre a été pour Sade une réelle passion. Elle est même si déterminante qu’elle finit par s’imposer comme la constante de sa vie tourmentée et fait de ses romans eux-mêmes " un théâtre dressé sur notre abîme ". L’enfermement aussi eut un impact considérable sur son imaginaire. L’œuvre est une sorte de répercussion de son statut de prisonnier. Étant reclus et réduit au rang de spectateur passif des remugles du monde, Sade le perçoit tel un vaste théâtre ou un jeu dont il ne fait plus partie mais qu’il pouvait observer avec l’œil du spectateur. Il peut donner une vision de l’extérieur d’un monde organisé et au sein duquel chacun joue un rôle, où tout réside en une lutte perpétuelle des corps dans l’accomplissement ou l’écrasement de leurs désirs.
La critique souligne aussi la nature particulière des personnages sadiens. Bourreaux et victimes représentent les deux grands types de l’univers de l’auteur. Chez lui on est (on naît ?) dominant ou dominé, sujet ou objet. Les corps comme les atomes obéissent à l’attraction. Ils se partagent entre matière vive, active (les dominants) et molle, passive (les victimes). De même l’écriture de Sade se règle de manière obsessionnelle. Elle correspond à la philosophie globale qu’il défend : le matérialisme (à l’époque elle est la pensée la plus subversive qui soit). Une telle écriture va du corps à l’esprit, du conscient à l’inconscient. Elle fait exploser ce que le pouvoir veut contenir et étouffer. Les embrayeurs, les interjections et la ponctuation forte qui saturent les textes en sont le signe : “ Branle ta sœur en attendant le chevalier ! Nous sommes à toi dans la minute ! Allons préparez-vous ! Il faut que ça soit la main qui le conduise » est-il écrit par exemple dans Eugénie au moment où les dominants convertissent leur parole en leçon : ils raisonnent argumentent pour finir de force plus que de gré par convaincre (et con vaincre…).
À l’inverse les proies écoutent, implorent avant de se soumettre. Vain par essence leur discours est anodin, sans caractère, ni effet. Leurs pauvres interventions ne deviennent que des prétextes pour leurs bourreaux à mettre en exergue leurs théories. Leur langage des vaincus demeure nul et ne sert qu’à relancer le monologue de leur maître. Au « je fis retenir l’air de mes gémissements et j’arrosais l’air de mes larmes » croisé dans les Infortunes de la vertu suit une belle leçon de celui qui jouit de sa force.
En filigrane la critique nous rappelle l’essentiel : lire Sade revient à être bousculé dans ses convictions par des propos d’une amoralité difficilement soutenable et être horrifié par une vision d’un noir absolu de l’homme. Mais lire Sade c’est aussi découvrir bien autre chose encore : une aptitude des formes sadiennes à déranger les autres genres, à les parodier parce qu’ils représentent eux-mêmes les codes propres que le pouvoir accepte, tolère ou utilise. Par exemple « La Philosophie dans le Boudoir » se moque du conte philosophique à la mode à l’époque des Lumières. Sa Justine est la naïveté et l’innocence personnalisées. Sa vertu la conduit de déconvenues en malheurs face à des individus peu scrupuleux, avides autant de son corps que de la convertir à leur philosophie prônant le vice et le crime. C’est une Candide mais portée à une force dérisoirement exponentielle. L’œuvre devient donc un révélateur d’une nature que masquent les conventions et les préjugés religieux et sociaux. Surgit l’homme tel qu’il est : sans fond, sans masque social, soumis à ses instincts charnels et pour lequel “ raison ” et désir ne font qu’un.
Le seul bémol à « Comprendre Sade » est ce qui – pourtant – justifie sa présence dans la collection « essai graphique ». Les illustrations d’Yves Rouvière ne sont qu’une parodie de l’œuvre de Sade. Alors que les mots parviennent à nous entraîner dans un véritable corps-à-corpsavec l’œuvre les illustrations ne sont que des illustrations pâlottes. Elles ne servent jamais à explorer les limites de l’œuvre et brouillent le propos critique. “ L’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature doit nous faire voir l’homme non pas seulement tel qu’il est ou qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice et les secousses des passions ” écrivait Sade dans « Mes idées sur le roman ». Marie-Paule Farina a habilement et clairement montré combien la vertu n’est nullement essentielle en art. C’est même le contraire qui la “justifie ”. Ce que d’une certaine façon Yves Rouvière n’a pas compris dans les représentations de ses vignettes attendues et décevantes.
Jean-Paul Gavard-Perret .
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