samedi 24 novembre 2012 par Abdelali Najah
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A découvrir dans cette première histoire de la primatologie en français : des primates anthropoïdes qui regardent des couchers de soleil, des gorilles bipèdes, des chimpanzés qui écrivent, des orangs-outans qui font du troc et des bonobos qui peignent...
Un monde véritablement fascinant et un regard philosophique sur la grande épopée des relations entre hommes et singes.
De l’Antiquité à aujourd’hui, de la découverte du gorille à l’observation des primates utilisateurs d’outils et porteurs de culture, cette fascinante histoire des relations entre hommes et grands singes ouvre une fenêtre sur les comportements extraordinaires et la plasticité hors du commun des bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outans. L’affirmation de la singularité de l’homme et de sa séparation d’avec les singes traduit l’angoisse d’une régression vers la bestialité. D’où vient cette séparation et quels arguments scientifiques l’ont successivement alimentée ? Comment les primates ont-ils été constitués en objets de savoir et d’expérimentation, prétextes à discours sur les races et sur les femmes ? Mais aussi comment s’affirment-ils en partenaires et semblables pour les humains ?
Chris Herzfeld a eu l’amabilité de répondre à nos questions pour le plaisir des lecteurs.
Voulez-vous vous présenter aux lecteurs ?
Je suis avant tout passionnée par la philosophie, les grands singes et les rapports que nous entretenons avec eux depuis l’Antiquité… En tant que chercheur en philosophie des sciences (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris), j’essaie de réfléchir les questions liées à ces relations avec nos plus proches cousins, d’examiner la dichotomie nature-culture et de réinterroger la pensée dualiste occidentale. En tant qu’artiste, je mets en scène les primates anthropoïdes soit dans des portraits photographiques en noir et blanc, de très grand format (160 cm x 160 cm), soit sous forme de sculptures un peu plus grandes que nature.
Pouvez-vous nous définir la problématique de votre livre « Petite histoire des grands singes » ?
Jusqu’à présent (et sauf erreur de ma part), il n’existait pas d’histoire de la primatologie en français. Il me semblait important d’en établir une, à l’intention d’un public élargi. Je l’ai cependant limitée à l’étude des quatre espèces les plus proches de nous, et dont je suis spécialiste : bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outans. Ces quatre espèces permettent effectivement de poser des questions différentes de celles soulevées par les singes non anthropoïdes, cela en raison de leur très forte ressemblance avec nous. Je pars de l’Antiquité et termine sur la question des femmes primatologues et de leurs relations avec les singes, en m’appuyant sur trois des plus célèbres primatologues de terrain, du XXe siècle : Jane Goodall, Dian Fossey et Biruté Galdikas. Tout au long de cette histoire, je tente, de surcroît, d’ajouter un regard philosophique à la dimension historique.
Est-ce que vous pouvez nous montrer la position de votre approche scientifique dans l’histoire de la primatologie ?
Bien que j’ai également suivi une formation scientifique, mon approche est essentiellement philosophique, sociologique et historique. Cependant, je surveille de près l’avancée des études scientifiques sur les primates et discute avec de nombreux primatologues. Leurs travaux sont évidemment fondamentaux. En ce qui concerne les grands singes captifs, j’interroge aussi les soigneurs de primates anthropoïdes dans les parcs zoologiques, ainsi que les directeurs de sanctuaires africains et américains. Ils ont beaucoup à nous apprendre. Or leurs savoirs ont été longtemps négligés, voire même disqualifiés, et continuent parfois de l’être.
Quelles sont les caractéristiques de l’observation participante que vous avez mené au sein des primates ?
Quand je vais sur le terrain, je m’intéresse aux différents acteurs du dispositif où j’essaie de m’intégrer. Je partage des longs moments avec les singes. J’observe les scientifiques qui eux-mêmes observent les anthropoïdes. J’interroge les soigneurs, les directeurs de zoos ou de sanctuaires, les éducateurs chargés de la pédagogie autour des questions de préservation de l’espèce. Je mène moi-même des expérimentations avec les primates, cela à condition que ces expérimentations soient respectueuses et qu’elles constituent une forme d’enrichissement du milieu pour les grands singes. J’ai ainsi pu mettre en évidence le fait qu’ils étaient capables de faire des nœuds, alors que les scientifiques affirmaient que cette compétence manipulatoire était un propre de l’homme. Cette recherche figure parmi les thèmes que je traite dans mon prochain livre[1] .
Enfin, j’ai également travaillé avec les curateurs et conservateurs de différents muséums d’histoire naturelle (American Museum of Natural History New York ; Muséum national d’Histoire naturel, Paris ; Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, Bruxelles ; Musée Royal de l’Afrique Centrale, Tervuren). On ignore à quel point les collections d’histoire naturelle ont compté dans la construction de savoir à propos des primates. Il me semblait important d’y consacrer une part de mes recherches, cela d’autant plus que je travaille avec une des institutions qui a eu et continue d’avoir, un énorme rayonnement international sur ce plan, à partir du XVIIIe siècle : le Muséum national d’Histoire naturel, à Paris. Je ne me focalise ainsi que sur quatre espèces, mais étudie toutes les dimensions qui les concernent : histoire, taxinomie, captivité, éthologie, psychologie comparée, sciences cognitives, etc. J’espère ainsi constituer une image aussi complète que possible.
Dans « Petite histoire des grands singes », il y a des primates anthropoïdes qui regardent des couchers de soleil, des gorilles bipèdes, des chimpanzés qui écrivent, des orangs-outans qui font du troc et des bonobos qui peignent…. Voulez-vous nous expliquer davantage ?
Nous avons tendance à dénier à l’ « Animal », certaines qualités ou compétences que nous pensons exclusivement humaines : sens esthétique, préconceptions mathématiques, volonté d’adopter les habitudes et les savoirs d’une espèce autre. Pourtant quand on recueille le témoignage de personnes qui vivent en étroite proximité avec eux, on se rend compte que certains singes tentent d’imiter les humains à des niveaux totalement inattendus, par exemple en traçant des signes sur des feuilles de papier après avoir observé les chercheurs prendre des notes. D’après ces mêmes témoins, les grands singes seraient sensibles aux couchers de soleil qu’ils admirent tous les soirs de leur nid (dont l’emplacement serait même souvent choisi en fonction du panorama).
Cette sensibilité à la beauté se retrouve également chez les singes-peintres étudiés par l’auteur du Best-Seller « Le singe nu », Desmond Morris, dans les années 1950. Il a ainsi examiné plusieurs cas de primates qui peignaient, chacun avec un style personnel, certains étant dotés d’un certain sens de la composition, d’autres étant davantage intéressés par les couleurs. Par ailleurs, quelques singes élevés par les humains vont jusqu’à imiter leur mode de locomotion. C’est le cas de la gorille Pakki et de l’orang-outan Teak, tous les deux abrités au Louisville Zoo, dans le Kentucky. Teak passe 98 % de son temps en position bipède. Ce n’est pas pour autant qu’il faut confondre humains et singes. Nos différences et nos spécificités sont réelles. Il est donc important de prendre la mesure de nos proximités, tout en tenant compte de nos différences, sans exalter l’Homme, ni le dévaloriser, comme le propose la philosophe Elisabeth de Fontenay.
Peut-on parler d’une forme élémentaire de socialisation chez les primates ? Et quels sont les critères spécifiques de cette socialisation ?
Les primates sont des animaux éminemment sociaux. Shirley Strum décrit les babouins qu’elle étudie comme des « sur-doués sociaux »[2]. Frans de Waal donne de nombreux exemples d’organisation sociale très sophistiquée, en ce qui concerne les primates captifs [3] . L’ensemble des primatologues de terrain ont, quant à eux, mis en évidence des socialités subtiles chez toutes les espèces de grands singes. Ces modalités sociales sont d’ailleurs tellement complexes qu’elles doivent être transmises au petit par sa mère. Sans cet enseignement, le jeune primate ne pourrait s’orienter dans l’enchevêtrement des hiérarchies, modes d’identification et déterminations de statut qui président aux relations compliquées entre membres d’un même groupe d’anthropomorphes…
Pouvez-vous nous parler de la stratification sociale chez les primates ?
Je ne pense pas que l’on puisse à proprement parler de « stratification sociale » chez les grands singes (je ne connais pas les autres espèces de primates), mais plutôt d’organisation sociale et de jeux subtil entre certains membres de la troupe qui semblent être « dominants » (selon l’expression consacrée en primatologie) et des individus qui jouent un rôle important, mais moins spectaculaire, et donc moins visible. Au sein des groupes de gorilles, un mâle expérimenté, dit « dos argenté », est entouré de plusieurs femelles et de leurs petits. En ce qui concerne les chimpanzés, les groupes sont multi-mâles et multi-femelles, certains mâles étant des meneurs, notamment en raison de leur charisme : les autres les scrutent en raison de ce qu’ils sont et non pas seulement en raison de ce qu’ils font. Ils constituent en quelque sorte des autorités naturelles, qui forcent le respect de leurs congénères.
Ce n’est pas toujours la force qui désigne les « chefs ». Chez les bonobos, ce sont les alliances de femelles qui exercent un fort ascendant sur le groupe, mettant les mâles au pas, en les attaquant lorsqu’ils perturbent l’harmonie de la troupe. Enfin chez les orangs-outans, espèce semi-sociale [4], le dimorphisme sexuel (c’est-à-dire la forte différence de poids et de taille, entre mâle et femelle) assure aux mâles une mainmise sur les femelles lors des périodes de reproduction. Chez ces différentes espèces, il existe des individus qui possèdent des compétences sociales très pointues et qui arrivent ainsi à en tirer divers avantages, en terme de ressources ou de protection par des tiers.
Comment définissez-vous cette relation entre l’homme et les primates ?
Plutôt que de la définir, je la dirais marquée par une oscillation permanente entre fascination - en raison des proximités et de l’effet « miroir » amorcé par nos plus proches cousins - et répulsion, cela en raison de notre peur, en tant qu’êtres de culture, de régresser à l’animalité, si nous acceptions la proximité avec ces individus qui nous ressemblent si dangereusement et remettent en cause les divisions traditionnelles et fondatrices entre humains et animaux, nature et culture.
Vous avez aussi présenté des expositions artistiques sur les primates. Voulez-vous nous parler de ses expositions, ainsi que les raisons de votre démarche artistique dans l’approche de la vie communautaire chez les primates ?
A travers mes travaux artistiques, je tente d’introduire des grands singes, là où leur présence est en quelque sorte incongrue : musées (Musée d’art contemporain de l’Université libre de Bruxelles, Musée des Confluences à Lyon&Musée des Arts contemporains du Grand Hornuen Belgique), vitrines de magasin, expositions d’art contemporain, grands centres de représentation scientifique (Cité des Sciences), zoos (Ménagerie du Muséum national d’Histoire naturelle à Paris) et autres lieux d’exposition (Grande Halle de la Villette). L’autre défi consiste à proposer des portraits de représentants d’une autre espèce que l’espèce humaine.
Or, dans notre esprit, qui dit portrait, dit « Homme ». Cette démarche fait également écho à mes travaux scientifiques qui s’efforcent de montrer que chaque primate possède une personnalité bien particulière, des compétences propres et une histoire de vie personnelle.
Chris Herzfeld (2012), Petite histoire des grands singes, Paris, Éditions du Seuil.
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Chris Herzfeld : Chris Herzfeld est philosophe des sciences et artiste. Spécialiste de l’histoire de la primatologie et des relations entre humains et grands singes, elle mène, depuis de nombreuses années, des travaux de terrain avec bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outans, à travers le monde.
[1] Chris Herzfeld (2012), Wattana. Un orang-outan à Paris, Paris, Éditions Payot & Rivages Sortie prévue début octobre 2012.
[2] Strum S.C. (1995), Voyage chez les Babouins, Paris, Point Sciences
[3] Voir par exemple : de Waal F. (1995), La politique du Chimpanzé, Paris, Éditions Odile Jacob.
[4] Dans l’aire de distribution des orangs-outans, les ressources assez rares, difficiles à capter et fortement disséminées, entraînent une dispersion des orangs-outans dans l’espace et des relations éloignées dans le temps. Ils sont néanmoins très sociaux, tout comme les autres espèces d’anthropoïdes
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