mercredi 28 août 2013 par Jean-Paul Vialard
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Du dedans du langage, la littérature.
[Petit essai sur le livre
de Catherine Ysmal
Irène, Nestor et la vérité.
Quidam Editeur. ]
Présentation de l'Editeur.
L'Auteur.
Catherine Ysmal est né en 1969. Elle vit à Bruxelles.
Irène, Nestor et la Vérité est son premier roman.
http://www.catherineysmal.net/
Le livre.
"Reclus à la campagne, un couple se défait peu à peu. Alors que Nestor s'interroge sans fin sur son sort, Irène se mure dans le silence. Pierrot leur ami est impuissant face au drame qui se noue. En une langue magistrale et sans artifices, Irène, Nestor et la Vérité dit un amour qui finit mal."
«Je n'ai pas grande pensée sur les choses mais il me semble me souvenir d'une gaieté jadis vécue et de ricochets qui ont bondi longtemps.»
L'extrait.
IRÈNE
"Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai senti du bois, plus loin la pierre. Le vert. La couleur est entrée comme une éclaircie du ciel. Je ne savais pas ce que je faisais ici ni non plus comment j’y étais arrivée. Je ne me souvenais de rien. Et maintenant, peu de choses encore, juste le ciel qui est venu dans mes yeux et l’arrêt, la coupure de la lumière, le noir partout. Au loin, des voix timides. Surtout, j’entends celle d’une femme qui domine. Quelques pleurs. On s’étonne.
Je porte une robe hideuse, quelle stupidité. Cela ne va pas du tout avec la couleur de mes cheveux. Cet endroit racorni, violet aux entournures dans lequel il fait une chaleur ahurissante, se dresse en paroi sur le cœur. Ma poitrine heurte du lourd, un corps posé de la densité d’un évanoui. Je me demande. Le lieu, cette place. D’où viennent ces voix que j’entends, assourdies et en même temps si gravées en moi que j’en reconnais le sens.
Je me demande d’où viennent les couleurs, le vert jauni aux pointes, le gris qui s’y mélange et ces points blancs comme au fond d’une gorge piquée.
Je suis là. Étendue peut-être et pourtant mes jambes remuent. L’une doucement tandis que l’autre s’énerve, choque le pied inverse, reconnaissant la rugosité des poils du mollet. Il remonte, descend jusqu’aux phalanges des orteils. Seule une lourdeur existe sur ma poitrine à cause de ce poids, si lourd, que je me demande comment l’écarter. Des kilos pesant au même endroit, immuables, qui m’ôtent toute force. De me lever sans doute. Je demeure là, étendue, à l’écart de ce que j’entends, vois, ressens, entière dans cette disposition que je ne choisis pas.
Je vois en apparitions. Un chat traverse. Un oiseau bat de l’aile et je ne vois que l’aile, pas même d’ailleurs, plutôt le mouvement, le savoir de l’envol aux raies de lumière et au tracé qui change. Et l’oiseau plus loin qui vole encore. Cela vient toujours du coin de mes yeux. Sur la droite en particulier, un clignement et une chose furtive s’en écoule, floue de larmes, en tout cas noyée. Je ne suis capable d’aucune précision. J’ai beau ouvrir la bouche, il n’y a pas de son. J’entends l’intérieur. Et l’extérieur comme la voix de Jeanne cette femme mais pas la mienne, pas l’intermédiaire, pas le transfert. Muette et pleine de bruits. Fragments d’hypothèses jusqu’à l’irritation. Où suis-je ? (…)"
Brève thèse sur l'œuvre.
Source : pieuvre.ca
Tout essai de compréhension passe nécessairement par un retour à l'origine, au début, au tout début, là où la matière pré-cosmique est une soupe primordiale, là où protons et neutrons font leur gigue mortelle, là où naît le langage du monde, la première écriture visible. Car c'est avant tout de cela dont il s'agit, de sortie du silence, de profération originelle, de voix primitive surgissant du néant et dont, nous les hommes d'aujourd'hui, sommes les porteurs. Sans doute lointain écho, étrange réverbération, mais notre parole, notre langage ne sont que les témoins de cet événement.
Les premiers mots sont des gerbes de phosphènes, des bouillonnements d'hydrogène, des rivières de magma, des jets de bombes ignées, des effusions de solfatares, des trajets rubescents de lapillis. Toute une énergie diffusant dans l'espace cloué d'obsidienne son chant polyphonique, sa lumière coruscante, son pur jaillissement de queue de comète. Comme une soudaine et longue pluie de métaux lourds, sphériques, de fusions de platine, de combustions de mercure, de densités de cuivre, de boules de fer incandescentes. Tout gire infiniment dans l'espace noir, tout s'anime et repousse le silence infini, tout participe à disséminer l'antimatière dans un néant aux bornes inconnaissables. C'est de cette manière-là que l'univers est sorti de sa mutité, faisant aux humains l'offrande d'un sens à poursuivre par-delà l'espace, par-delà le temps. Et les Existants ont reçu ce don comme un geste des dieux, avec respect et crainte à la fois.
Mais cet orage magnétique du langage, sa grêle dense, sa profusion, sa plénitude sous l'espèce de comètes sidérant l'azur, les humains ne pouvaient longuement l'assumer. Alors on inventa des cosmogonies, on créa des systèmes ronds et fermés afin de contenir le trop plein d'énergie : comme chez Parménide et dans les textes orphiques; chez Platon dans "Le Timée"; chez les néoplatoniciens de Perse où l'Eau, cet élément primordial, se présente sous la figure d'une perle blanche aux dimensions du ciel et de la terre.
Tout ceci, cet enfermement dans un système doué d'unité et de cohésion ne suffisait pas à ramener la sérénité dans les consciences. Tout, à tout moment, menaçait d'exploser, le langage en premier, lequel aurait tôt fait de retourner au chaos originel. Alors commença la longue aventure humaine qui fixa les mots dans le cadre d'un cosmos satisfaisant : dans les tablettes d'argile en Mésopotamie; sur les rouleaux de papyrus en Egypte; sur les parchemins gravés au calame en Perse, enfin sur le papier imprimé avec Gutenberg. Puis la cohorte imprimée, on la confia au pavé du dictionnaire, à son épaisseur rassurante et les mots, contraints, s'y rangèrent selon l'ordre des lettres. Mais le langage a la mémoire longue et, malgré le rangement orthogonal, la minutieuse lexicographie, cela s'agitait de l'intérieur, cela menaçait constamment de surgir, de s'éployer dans l'espace.
Et, parvenus à ce stade de la démonstration, il devient nécessaire de voir en quoi cette hypothèse cosmo-langagière aurait à voir, en quelque manière, avec le livre de Catherine Ysmal. Mais cela qui vient d'être énoncé est au cœur même du livre comme le corail est au milieu de l'oursin. C'est dans un genre de comportement symétrique mais totalement opposé que les deux principaux protagonistes se situent par rapport au dictionnaire, donc relativement au langage. Si la quête de Nestor se limite, d'une manière quasi obsessionnelle, à essayer de trouver dans le dictionnaire les linéaments d'une vérité à l'œuvre, afin de se mieux connaître, mais aussi de percer le secret qui semble animer sa femme; Irène, bien au contraire, cherche dans ce même volumineux ouvrage les moyens de rejoindre ce langage qui, depuis toujours la hante, dont elle est habitée comme le bois où elle trouve refuge est parcouru de vent.
Et l'écartèlement de cette quête n'est, en vérité, que l'épilogue d'un couple isolé dans l'espace, privé de sentiments ancrés dans le réel, parti à la dérive et n'y pouvant rien. Le destin de Nestor semble rivé à une confondante quadrature existentielle dont la maison, le dictionnaire lassé d'avoir été trop consulté et quelques arpents de terre fixent les limites, alors qu'Irène rêve en plein ciel, comme aspirée, fascinée par ce langage dont elle sent la mystérieuse force d'attraction mais aussi l'irrépressible énergie battante, laquelle bouleverse son corps.
Car, s'accorder à la plénitude des mots ne se fait jamais sans risques. En eux, encore cette force magnétique, pulsante, envahissante. Alors le corps n'est plus qu'une conque ouverte au bruit du monde. Les mots surgissent, bondissent, entaillent les chairs, lacèrent, gonflent le dôme du ventre, l'infinie courbure cicatricielle, le stigmate dont Irène, à son corps défendant, meurtri, est la détentrice. Poids du secret en même temps que charge symbolique gravant au stylet l'impossible création d'un enfant qui aurait pu venir dans le profond du derme. Echarde lourdement ontologique, comme si, quelque part l'être était biffé, interdit de manifestation, la création différée. Car porter un enfant en soi est la première création, le premier enfantement, l'orée d'une œuvre à ouvrir.
Est-ce là, par cette faille première que s'inscrit en Irène, le désir fou d'être en elle, profondément, soudée de l'intérieur, mais également soumise à la tension du désir d'écrire, donc d'enfanter, donc de créer, donc d'exister ? Peut-être elle-même ne le sait-elle pas. L'appel de l'écriture est si fort, si impérieux. Ça parle en elle. Ça remue en elle. Ça s'agite autour d'elle. Mais pas seulement Alice, la mouette avec laquelle elle entretient un étrange soliloque. Car à vouloir introjecter le langage, à désirer en faire sa nourriture essentielle, ce n'est plus la seule mouette de la falaise qui est convoquée, mais la noire corneille et Van Gogh, sa folie, ne sont pas si éloignés. Que l'on se souvienne donc d'une des dernières œuvres de Vincent, "Champ de blé aux corbeaux", et déjà l'aliénation est là qui fait ses funestes girations. C'est ainsi, le génie ne peut s'avouer vaincu. Il lui faut la totalité de la peinture ou rien. Nous connaissons la suite.
Source : L'Ogresse de Paris.
Irène, petit à petit, se heurte de plein fouet au sens majuscule qu'elle cherche et consigne dans ses petits carnets. Le langage est dès lors sans limite, doué d'une folle inventivité, libre. Tout vient presque sans effort, tout rayonne. Le bois alentour est le seul témoin des amours délictueuses d'Irène. Car créer dans cette manière de démesure, c'est tout simplement s'abreuver à la source vive des mots, à leur sidérante puissance; c'est accepter d'entrer dans la folie première du cosmos alors que les phrases ne sont encore que de pures théories, le texte une hypothèse lointaine. Irène le sait-elle ? Sa fusion avec la densité langagière est telle qu'elle s'ouvre à la pure démence ( la simulation de cette dernière est une folie du même ordre), sans même s'en rendre bien compte. Les mots ruissellent, rebondissent sur sa peau tendue sous la beauté du jour; le sang est un battement, diastole-systole-diastole-systole, comme pour dire l'événement à nul autre pareil; la lymphe est pure effervescence; les larmes des sécrétions de gemme semblables à un poème. Car cette quête insensée ne semble pas avoir de limite et c'est le surgissement dans le foyer incandescent de la poésie, ce dire essentiel qui dissout tout et il ne reste plus qu'un tourbillon au centre du ciel et Celle qui s'y livre corps et âme. Poésie, langage, folie sont alors les équivalents qui disent le monde d'une seule et même voix. Il n'y a pas d'autre alternative que cela, cette incandescence, ce brasier, cette divine coruscation, cette gerbe infinie d'étincelles, ces météores faisant dans le ciel noir ses "aérolithes mentaux". Car alors, comment ne pas citer Artaud, ce génie brûlé par cela même qu'il poursuivait, à savoir cette alchimie intérieure qu'il chercha fébrilement aux quatre coins du monde, chez les Indiens Tarahumaras, jusque et y compris dans le majestueux peyotl:
"Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d'un point qui est justement à trouver.
Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée:
CERTAINEMENT L'INSPIRATION EXISTE.
Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ?? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles."
Antonin Artaud
in "L'ombilic des Limbes"
Poésie - Gallimard
Et, bien évidemment, la folie est au bout. L'internement aussi. Mais la pathologie, la clinique, tout ceci est tellement contingent, tellement loin dès l'instant où l'on a atteint le rivage à partir duquel se révèle l'infini, où s'ouvre l'absolu, où l'on est confondu avec cela même que, depuis toujours, l'on cherchait. Car ce qu'Irène cherchait et que Nestor ne pouvait comprendre c'était de devenir langage, d'habiller son corps de mots, de s'envelopper, comme la momie, de bandelettes certes embaumées, mais hautement signifiantes, de respirer les phrases come on le fait d'une subtile fragrance, de boire à même le chant infini du monde.
Mais si Irène a pu faire tout cela, c'est parce qu'elle y a été conduite par une main habile, par un style aussi déroutant qu'inventif et novateur, par une profonde immersion de Catherine Ysmal dans les profondeurs, là où se tutoie la pureté de l'art. Car si œuvre il y a, c'est bien en raison d'une rare maîtrise du langage. A une époque où les têtes de gondoles ne délivrent qu'un pitoyable galimatias truffé de formules convenues et de thèmes à la mode - autrement dit de non-livres -, l'Auteur nous livre ici une œuvre rare, dense, pleine dont on ne peut sortir que "sonné" ou bien alors on n'a pas vraiment lu. Et si une vérité se dégage "d'Irène, Nestor et la Vérité", c'est bien celle du langage.
C'est toujours du-dedans-du-langage que naît la littérature, or, ici, on est immédiatement conduits à l'épicentre, là où se perçoivent encore les pierres vives de l'origine. Toute œuvre vraie est une poétique. Cette oeuvre-ci est de cette nature. Nous sommes reconduits, comme par magie, au lieu même de nos origines, à cette pliure entre chaos et cosmos, alors que nos fragiles fontanelles vibraient déjà de cette belle polyphonie que l'on nomme littérature, dont jamais nous n'épuiserons le sens. Il est urgent de lire !
Petit morceau d'anthologie.
"C'est en revenant de ces hautes pierres que l'on me dit folle la première fois : folle de parler à un oiseau, folle d'y voir mes espérances et leur chute comme un corps. Et puis il y en eut une deuxième et une troisième quand j'entrepris sans prudence, j'en conviens, de sortir de ma cage. Je marchais. A chaque pas, un mot déjà, à chaque pas la possibilité d'en trouver un autre, même hésitant, balbutié. J'étais debout dans l'éruption de la terre vers le ciel puis, en pluie contraire, une retombée de lave chaude qui me grillait. Je courbais bien le dos, animal flairant la terre dans l'espoir d'y trouver un os ou une étoile.
"Folle à lier", qu'il répétait aussi bravement Nestor quand il venait de dompter de ses poing mes imaginations en les traitant de mensonges. Mon silence était brutal, têtu tandis que je me formais en monologue. L'écartèlement du mot ou plutôt un battement autre, une fréquence à laquelle je n'étais plus habituée, précipita cet instant-là. J'étais à la loterie des lettres ou bien, peut-être, au balancement imprévu des phrases. J'en piquais une et puis une autre et en recomposais de nouvelles. Je suis devenue silencieuse mais seule moi le savais. Une autre voix parlait, opiniâtre. Ça passait plus par la tête. J'acceptais le devoir de choisir, de composer, d'être par-delà ce qu'on m'avait inculqué et ce à quoi j'avais tenté de me limiter pour ne faire de peine à personne. Les mots revenaient, fusaient, m'irriguaient, me tirant vers des audaces qui me faisaient rire ou peur. L'un, l'autre mais sans mesure.
Je quittais ma région et mon sort. Je n'avais rien attendu, ignorant d'ailleurs ce qui pouvait arriver de cette langue qui m'enseignait pêle-mêle ses délices et rugosités, ouvrant une trappe semblable à celle d'un puits dans lequel je tombais. C'est dans cette nouvelle respiration que ma liberté fit jour. Et c'est ma liberté que Nestor frappa."
"Irène, Nestor et la Vérité". pp 31 - 32.
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