Editions Gallimard, 2014
mardi 21 juillet 2015 par Alice GrangerPour imprimer
Jean Daragane, le narrateur, assoupi sur son canapé, n’a plus l’habitude d’entendre sonner le téléphone, il maîtrise très mal l’utilisation de son portable dont il n’a quasiment pas besoin. Il n’est plus guère relié. Il s’est replié en deçà, en compagnie de lui-même. Son intérêt s’est retiré des autres. Nous devinons que son intérêt est focalisé sur lui-même, voire sur un autre lui-même. L’inhabituelle chaleur de septembre renforce sa solitude.
Voilà les conditions d’un état d’attention flottante, comme un psychanalyste qui écoute l’analysant en n’attendant rien de précis. Le narrateur est allongé sur le divan canapé… Il laisse une histoire s’écrire en suivant le fil de l’association libre. Bien sûr, l’auteur ne dit pas qu’il s’agit d’une histoire imaginée : le lecteur est invité dans une histoire qui semble arriver vraiment. Mais semble seulement. Car elle va dans une direction, on s’attend à ce qu’il arrive quelque chose d’inquiétant, et puis non, ça s’arrête on ne sait pas pourquoi, et ça part sur une autre piste, le couple inquiétant qui s’est présenté au narrateur n’a en fait pas la main dans l’histoire, ce n’est pas lui qui va amener une déstabilisation dans la vie retirée de Jean Daragane. Au contraire, très vite c’est le narrateur qui a la main, et fait aller l’histoire où il veut, comme une investigation introspective dans son histoire. Très vite, le couple inquiétant, notamment l’homme qui a contacté le narrateur, disparaît, perd tout pouvoir de faire aller l’histoire où il veut. Ces autres qu’ils incarnent, dérangeant une vie retirée, disparaissent assez vite en tant que tels. Le narrateur est aussi un écrivain, c’est un double de Modiano. Nous imaginons que cette vie retirée est une vie d’écriture. Nous imaginons qu’allongé sur son divan canapé, l’écrivain s’adonne à cette activité solitaire qui laisse faire l’association libre, et ainsi il joue et jouit à se faire peur avec des histoires mettant en scène une vague mais insistance menace, jusqu’à la chute, jusqu’à ce que le cercle se ferme, jusqu’à ce qu’il se retrouve seul dans la maison, autrefois, exactement comme au début de l’histoire le narrateur est seul dans sa maison. On sent le narrateur complètement et éternellement occupé par ses traumatismes de l’enfance, et dans une recherche presque assoupie de quelque chose. A jouer au jeu de la mémoire qui se détache de l’oubli. Temps arrêté, figé, de l’abandon du petit garçon dans la chambre, et la jeune femme, Annie, qui devait l’emmener avec elle, a disparue.
Cependant, l’écriture, ce genre d’écriture qui n’en finit pas de faire revenir le passé, en jouissant de la peur de la menace, ne serait-elle pas l’alibi pour éterniser le temps d’avant l’abandon, le temps où la jeune femme se prépare à l’emmener avec elle, le temps où c’est encore possible, avec un faux passeport, de passer en Italie. L’écriture permettrait de ralentir jusqu’à l’immobilisation le moment de la chute dans le trou noir, de la confrontation avec le Néant (nom d’un établissement où se jouaient des spectacles d’acrobatie, de strip-tease, où Annie avait fait ses débuts…, et qui entre en résonance avec l’activité d’artiste de la mère de Modiano…), quelque chose ayant à voir avec la coupure du cordon ombilical, et avec l’existence des autres, des personnages parentaux comme des autres qui ont leurs propres vies qui ne tournent pas autour de l’enfant). L’écriture permettrait-elle de retarder indéfiniment l’épreuve du trou, et la rencontre avec la femme trouée, la femme qui abandonne à la vie, à la vie autre, et en même temps mettrait-elle en lumière ce qui manque pour que le petit garçon puisse vraiment accomplir ce saut logique dans l’inconnu ? Cette écriture tenterait-elle de retenir in extremis des personnages auprès de l’éternel petit garçon, en deçà de l’abandon jamais écrit comme coupure du cordon ombilical, afin d’arriver à quelque chose d’inattendu ?
Une enquête judiciaire avait fait état d’un petit garçon non identifié, qu’une femme recherchée par la police avait abandonné dans une chambre dans sa fuite, avec un faux passeport. Mais cette non identification du petit garçon peut-elle aussi faire allusion au fait qu’il ne peut pas s’identifier lui-même comme autre parce qu’il ne réussit pas à admettre comme autres les personnages parentaux et les substituts que sont dans ce roman la jeune femme Annie à qui la mère l’a confié ainsi que son compagnon, couple qui a une activité ignorée de l’enfant, qui s’absente la nuit, qui reçoit des visites nocturnes dans la maison près de la Forêt ? Dans ce roman, il n’est pratiquement pas question des parents du petit garçon : la mère l’a confié à cette jeune femme qui vit avec son compagnon, qui a une vie secrète donc autre et menaçante pour cet enfant car ne tournant pas toute autour de lui, comme c’était déjà le cas avec sa mère et son père. Lorsque ce que nous nommons association libre nous conduit à cette femme, Annie Astrand, nous avons l’impression que le petit garçon qui est malmené par la précarité du giron parental, par cette sensation inquiétante d’abandon qui vient du fait que ses parents sont aussi des autres étrangers partant sans cesse dans leur vie autre, rêve que cette fois-ci, ce sera plus solide, et que, même si elle part, la mère de substitution l’emmènera avec elle. Cette mère de substitution a le désir de l’emmener avec elle, elle ne veut pas le perdre, elle lui fait faire un faux passeport dans lequel il porte son nom à elle. Mais ce qui fait foirer la fuite en Italie, c’est l’activité louche, autre, de cette femme. La police, en l’obligeant à fuir en abandonnant l’enfant, inscrit l’impossible, la coupure, l’abandon à sa propre vie, la chute dans le trou. La police confronte le petit garçon à la femme trouée qui est aussi celle qui a eu le désir de l’emmener de l’autre côté ! Or, le traumatisme est tel, ravivant celui vécu avec des parents peut-être plus intéressés par leur propre vie qu’à leur enfant, que le petit garçon ne peut traverser ce Néant, ce trou noir. Il se concentre tout entier sur le moyen de ralentir jusqu’à l’immobilisation l’arrivée sur ce trou noir. Et ce moyen, n’est-ce pas l’écriture, qui remet encore et encore en chantier l’histoire d’avant, avec une femme qui l’emmènerait vraiment. La littérature : la femme qui l’emmène vraiment et réussit à le maintenir avant, en deçà ? La littérature : la femme qui ne l’abandonne pas, les parents qui s’intéressent à lui, le père qui donne de l’argent à la mère pour vivre.
L’écriture, c’est déjà cette phrase qui fait le titre du roman : « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier ». Cette phrase était celle qu’avait prononcée Annie Astrand, en lui donnant un papier plié en quatre sur lequel était écrite son adresse. C’est donc que cette jeune femme laissait parfois ce petit garçon rentrer seul de l’école, parce qu’elle était dans son autre vie. Mais reste l’adresse de la maison ! Celle où rentrer, où rester, où se retirer, où écrire. Les premiers mots écrits sont une adresse, symbolisent le giron toujours retrouvé, l’attention de cette figure de mère. Elle abandonne, et en même temps elle pense à ECRIRE le moyen de rentrer au giron. Grâce à cette écriture et à cette attention maternelle, le garçon ne va pas se perdre, ne va pas tomber dans le trou noir, ne va pas traverser le Néant, il va pouvoir revenir. Se perdre dans le quartier, c’était au contraire ne jamais revenir, c’était la coupure du cordon ombilical. Nous voyons que la première écriture est celle de cette figure maternelle, et elle ramène à la maison de la Forêt. Ne jamais pouvoir revenir et rester dans le passé aurait été intéressant, histoire de l’abandon à sa vie, mais Modiano, ce n’est évidemment pas ça qu’il écrit ! D’ailleurs, Annie Astrand, lorsqu’elle est arrêtée dans sa fuite vers l’Italie à un poste frontière, avec un petit garçon non identifié abandonné dans la chambre avec un faux passeport, voit aussi sa vie stoppée, tourner court vers la prison, autre nom du giron.
Les premiers mots écrits sont donc de la main de cette mère de substitution, aussi précaire que la vraie mère mais peut-être plus attachée à lui, et il s’agit de l’adresse permettant qu’on reconduise à la maison le petit garçon perdu. Mais, redoublant ce premier écrit, il y a aussi une adresse écrite sur le petit carnet d’adresses, pourtant sans importance car ne servant plus à rien depuis des années, pour qu’on le ramène au narrateur en cas de perte. Les deux adresses entrent en résonance ! L’adresse sur le carnet d’adresses permet à l’homme inconnu qui l’a retrouvé de téléphoner à son propriétaire qui, ainsi, par cet « objet » du passé certes plus récent, peut se lancer dans une association libre en direction du passé et surtout de la question de l’abandon, du trou noir, du Néant, de la femme trouée. Une autre écriture vient aussi résonner avec l’adresse écrite sur le papier par la figure maternelle immature par sa jeunesse : la petite fille camarade de classe du garçon, qui écrivit très jeune des poèmes et suscita l’envie chez ce garçon. Une jeune femme, une jeune fille, et une sorte d’initiation en écriture. Ainsi, il n’est pas abandonné, il ne se perd pas, il deviendra écrivain, écrivain célèbre, comme l’auteur Modiano primé plusieurs fois, l’intérêt mondial sur lui guérira du peu d’intérêt des parents autrefois. Ecrire, devenir connu, cela peut aussi ramener sur soi l’intérêt des parents, d’Annie. Les romans sont connus. Désormais pour toujours il sera l’objet des attentions, des admirations, des reconnaissances flatteuses, de l’élitisme, jamais plus il ne sera abandonné, et en même temps le risque de l’abandon, de la coupure, du trou noir, constitue une inépuisable et fabuleuse ressource, recyclable à l’infini, distinguant une signature. Ce trou noir est détourné de sa fonction dans le processus de naissance, de coupure du cordon ombilical, d’accès à l’altérité : il sert à jouer avec la peur, à la relancer, à un jouir de manière solitaire sans jamais sauter le pas de la révolution logique. Reste toujours le petit garçon qui certes joue avec la peur, mais sait parfaitement prendre et garder la main.
Ce roman de Patrick Modiano semble donc débuter comme une disposition d’écoute flottante, qui laisse survenir une intrusive sonnerie de téléphone. Une voix à la fois molle et menaçante au téléphone semble annoncer une sorte de tremblement de terre venant de l’extérieur, et nous sommes tout de suite emportés par l’intrigue. Nous nous attendons à ce que l’extérieur, par l’homme inconnu, vienne bouleverser la vie du narrateur écrivain dédiée à l’écriture imaginons-le, dans sa tour d’ivoire prestigieuse. Le carnet d’adresses retrouvé par l’inconnu n’a d’importance que parce qu’y figure l’adresse du propriétaire, et aussi par le nom d’un homme qui intéresse beaucoup cet inconnu. L’inconnu se présente aussi comme quelqu’un qui écrit, qui fait une enquête pour l’œuvre en cours. La menace, dès lors, commence à s’estomper. Il s’agit d’écriture… Le nom de l’homme mentionné par l’inconnu lorsqu’ils se voient ne dit rien au narrateur. Effet de suspense, mais comme pour rien. Un peu plus tard, le narrateur reprendra la main en dégageant le seul nom qui l’intéresse, Annie Astrand, en déroulant le fil à partir du nom d’un homme qui ne lui dit rien. Nous voyons le narrateur arracher la direction de l’histoire des mains de l’inconnu menaçant qui lui a rapporté le carnet. Mais le détail important, c’est que, lors de la première rencontre, l’inconnu ne vient pas seul : il est accompagné d’une femme plus jeune. Symbole d’un couple parental qui revient sous l’aspect d’un couple étranger parce que l’abandon de leur garçon à une femme amie par la mère marque une séparation admise, le fait que ce sont des autres plus que des familiers, mais qui ont mis à leur place une remplaçante avec son compagnon ? Le couple est inquiétant pour le narrateur. L’homme est-il un maître-chanteur ? A-t-il, en d’autres termes, le pouvoir de bouleverser sa vie ? D’abord, nous lecteurs nous attendons au… pire, pris au jeu. Surtout lorsque la jeune femme, tandis que son compagnon est parti en voyage, donne un rendez-vous au narrateur. Lorsqu’ils se voient, elle lui dit de se méfier de l’homme. Paroles qui entrent en résonance avec celles d’une mère jamais sûre du père pour que celui-ci assure la vie familiale ? En tout cas, un homme qui incarne l’inquiétude, la précarité de la tranquillité, le sol qui tremble sous les pieds ! Mais l’histoire de la menace n’avance pas pour autant, on n’en sait pas plus. Mais il y a un détail important, lorsque le narrateur, après l’avoir raccompagnée, se retrouve chez la jeune femme : une petite robe noire. Qui fait office de madeleine de Proust ? Qui rappelle une robe noire de la mère de l’auteur, artiste ? Qui rappelle donc une autre vie de la mère, l’altérité ? Ensuite, la jeune fille désire le revoir, et c’est chez lui qu’il la reçoit. Elle revient de quelque part, et a sa robe noire à la main. Ils parlent, mais la seule chose vraiment importante est qu’en partant, elle oublie la robe noire et ne viendra jamais la rechercher ! Plus tard dans le roman, le couple aura complètement disparu, et l’écriture tournera de plus en plus autour d’Annie Astrand, de la vie du petit garçon chez elle, les différentes maisons ou appartements, appartenant au compagnon : ce détail d’une femme s’occupant du petit garçon, mais logée chez l’homme… Le couple autre, d’abord extrêmement inquiétant, porteur d’une menace incroyable et imminente, disparaît dans la nature, au profit d’Annie. Et là, le narrateur a la main ! Et la petite robe noire de l’artiste, celle de la femme inconnue ou de la mère, reste chez le narrateur ! Comme si, pour lui, ou pour le petit garçon d’autrefois, l’activité artistique qui lui prenait sa mère n’avait plus aucune réalité ! Comme un petit objet qui a chuté, qui a perdu de sa menace.
« Mais la voix de tout à l’heure ne lui inspirait pas confiance. »
« Quinze ans plus tard, le Néant existait encore. Il n’avait jamais eu envie d’y entrer. Il craignait trop de basculer dans un trou noir. D’ailleurs il lui semblait que personne n’avait jamais eu envie d’y entrer… Cette nuit-là, Annie avait-elle jeté un bref regard vers l’entrée de l’établissement où elle avait fait ses ‘débuts’ ? » « … Et je te jure qu’à Rome ils ne pourront pas nous trouver…. Elle dit que tous les voyageurs sont descendus avant eux. Un train fantôme… C’est avec cette voiture, lui dit-elle, qu’ils passeront ‘la frontière’ et qu’ils iront jusqu’à Rome… il remarque une larme qui glisse sur sa joue, si petite qu’on la voit à peine… La nuit, elle téléphone dans la chambre voisine… Le matin, il est réveillé par les rayons de soleil qui pénètrent dans sa chambre… le crissement des pneus sur le gravier, un bruit de moteur qui s’éloigne… il ne reste plus que vous dans la maison. » Voilà : l’abandon. Mais Annie avait eu le projet de l’emmener. Elle avait fait faire le faux passeport, comme s’il était son fils. Lui, il n’arrive pas à passer de l’autre côté : il n’imagine ce passage, ce franchissement, ce saut logique, qu’accompagné par elle, que pris par la main. Il ne peut donc jamais passer vraiment par le trou noir. En retrouvant l’histoire, en suivant le fil de l’association libre, essaie-t-il d’aller, cette fois, jusqu’à Rome avec elle ? La menace ressentie avec l’homme inconnu rapportant le carnet perdu, que la jeune fille regarde avec inquiétude et obéissance, annonce déjà que non, ce ne sera pas possible non plus. L’écriture permet-elle de n’en plus finir de vivre de ce côté-ci, comme en des instants ultimes éternisés, ce qu’il n’a pas été possible de vivre avec Annie de l’autre côté de la frontière, à Rome ? De ce côté-ci, elle ne veut pas le perdre, tout en oubliant parfois d’aller le chercher à l’école.
Le problème, dans cette histoire, c’est que ce garçon n’est jamais vraiment invité parmi les autres, il est toujours laissé comme un paquet en deçà. Ceci est peut-être la clef de l’écriture de Patrick Modiano. Son écriture, si particulière, si réussie dans son genre, n’est jamais un acte de jouissance élitiste et transcendantale. C’est l’écriture qui se tend vers un être qui reste en souffrance et que l’écrivain n’abandonne jamais. Les mots, l’histoire inventée dans la plus grande solitude, c’est le moyen de revenir aux instants d’avant, lorsque tout était encore possible, en se faisant peur par la fiction pour mieux refouler la peur lorsque l’abandon arrive, lorsque le trou noir l’avale. Aller enquêter aux alentours des lieux proches de l’abandon, voire des abandons car bien sûr il y a, avant, ceux du père et de la mère, rencontrer par exemple ce médecin à la retraite qui vivait à côté de la maison de la Forêt, repasser dans les quartiers de l’enfance voire y habiter de petites chambres, tout cela permet de surseoir au traumatisme, de même que l’écriture, qui permet de rester hanter ce lieu frontière, petite victoire au retentissement international, mais qui ne permet jamais le saut logique, d’aller de l’autre côté, là où les personnages de l’enfance allaient, dans leur autre vie. Le paradoxe de l’écrivain mondialement reconnu, primé, admiré, comme s’il avait un pedigree d’exception, c’est que sa notoriété le piège dans une sorte de prison dorée et solitaire, où il n’en finit pas de répéter de manière géniale la mise en acte de son traumatisme de l’abandon tout en n’arrivant jamais à s’abandonner lui-même, puisque personne n’AUTRE ne le lâche. Il a quelque chose de l’enfant qui, désormais, joue tout seul en répétant à l’infini son jeu pour une petite victoire qui rejète toujours plus loin le plaisir du saut logique jusque dans le pays des autres, sous le regard lointain et indifférent d’une mère qui peut l’oublier puisqu’il est si sagement occupé, et d’un père rassuré que son fils ne lui demande plus d’argent puisqu’il réussit ses affaires peut-être mieux que lui et ses affaires douteuses.
Dans ce roman, où l’autobiographique n’est jamais loin, Patrick Modiano, en laissant la libre association amener les choses en semblant nous perdre d’abord dans des directions inquiétantes, met en scène une jeune femme qui pourrait réparer la mère, et qui serait avec un compagnon plus sûr que le père. Mais Modiano excelle à nous faire sentir la précarité ambiante, le caractère douteux des activités secrètes, l’inconséquence de cette très jeune fille à l’égard d’un enfant, les visiteurs de la nuit plus ou moins louches. Pourtant, si d’un côté elle est aussi inquiétante que la mère, artiste comme elle, s’absentant, de l’autre elle diffère d’elle en ayant le projet de l’emmener avec elle. C’est une très fragile possibilité, mais le petit garçon semble y avoir cru. Plus exactement, Modiano met en scène une femme qui semble sincère à l’égard du garçon. Elle semble vraiment tenir à lui. Preuve fragile de l’existence d’un amour pour lui chez cette jeune femme. Fragile écriture d’un amour maternel. Du coup, qu’elle n’ait pas pu l’emmener avec elle parce qu’elle était recherchée par la police sera peut-être un traumatisme moins grave, calmé un peu par l’inscription de cette vérité : il compte pour elle. Tout un roman de Modiano pour rechercher un détail de l’enfance prouvant qu’il a compté pour quelqu’un. Annie Astrand. Le nom qui lui revient lorsque l’inconnu lui rapporte le carnet ! S’il compte pour elle, c’est qu’il a sa place comme autre dans son autre vie, où elle avait le projet de l’emmener et donc l’arrachant au statut du petit garçon posé comme un paquet encombrant par sa mère chez une amie.
Finalement, l’écriture de Modiano, bien plus qu’un exercice narcissique et élitiste digne d’un prix Nobel de littérature comme pedigree, est la recherche en acte, poignante, de la part d’un garçon en souffrance, de la femme pour laquelle il a vraiment compté dans son enfance. Par-delà une mère, des parents, pour lesquels il avait l’impression de ne pas compter puisqu’ils n’eurent pas le projet de l’emmener de l’autre côté, le côté où ils avaient leur autre vie. Le garçon d’autrefois, en souffrance, nous avons l’impression qu’il reste blotti dans l’écrivain si reconnu d’aujourd’hui qui n’a d’ailleurs jamais la grosse tête à cause de ses prix et de la reconnaissance dont il jouit. On sent cet écrivain, à l’allure toujours un peu perdue et balbutiante, sans cesse en train de se soucier de son double enfantin en souffrance. Au moment où il se met à tellement compter pour le monde entier en entrant dans une sphère élitiste par un prix prestigieux, nous l’avons vu un peu perdu, égaré. Car, comme dans ce roman « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », il semble bien que sa seule quête soit la retrouvaille avec une jeune femme d’autrefois qui, la seule dans ce temps où il était abandonné par ses parents à d’autres mains, lui donna la preuve qu’il comptait pour elle, qu’il avait sa place parmi les autres de son autre vie. Lorsque nous lisons ce roman de Patrick Modiano, nous sommes interpellés par la faille énorme qui s’ouvre entre la gigantesque reconnaissance qui lui est faite par le prestigieux prix et qui l’assurerait de compter pour tant de personnes sur terre, et cette toute petite preuve qu’il recherche encore et encore jusqu’à la tenir, fragile mais si vitale, si réparatrice. Il y a un abîme entre la reconnaissance fabuleuse qui lui est offerte, dans le sillage d’une notoriété déjà ancienne, et la reconnaissance que lui, par l’écriture, adresse à cette jeune femme de son enfance, si fragile mais si généreuse dans sa vie houleuse ! Il y a d’un côté l’aventure élitiste, où nous le voyons toujours un peu comme quelqu’un d’égaré, quelqu’un qui n’est pas vraiment des leurs dans ce club prestigieux de l’élite, et de l’autre un écrivain qui reste, simplement, solitairement, comme au chevet d’un petit garçon en souffrance dans une chambre, abandonné, qui cherche la preuve qu’il compte vraiment. Un petit garçon à l’identité inconnue.
Alice Granger Guitard
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Messages
1. La fabrique littéraire de Patrick Modiano, 10 novembre 2015, 22:02, par hcdahlem
S’agissant de Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature, on serait tenté de dire que chacun de ses livres est abondamment commenté par les critiques et qu’il n’est guère besoin d’en rajouter. Il me semble pourtant que la plupart des articles que j’ai lu sur son dernier roman puisent dans la même encre : ils se contentent souvent de dire que Modiano fait du Modiano, qu’il écrit toujours le même livre ? Que « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », ressasse jusqu’à la perfection les thèmes et la fameuse musique modianesques. Ce n’est certes pas faux, mais cela occulte d’après moi l’aspect le plus passionant de ce 28e opus, à savoir celui de la technique littéraire.
En lisant ce livre on comprend en effet très bien comment Modiano travaille et pourquoi il lui aurait été très difficile d’écrire un autre livre. Prenons l’argument de départ, la perte de son carnet d’adresses par le narrateur, un romancier ayant une certaine notoriété. Comme il n’a guère l’usage de ce carnet, il est surpris qu’on puisse l’appeler pour lui rendre. L’écrivain a alors deux possibilités. Il peut envisager d’une part que cette personne veuille simplement lui rendre service, mais alors l’histoire s’arrête là. Reste alors la seconde possibilité : que la personne profite de sa découverte pour tenter de s’immiscer dans sa vie. C’est évidemment ce qui arrive. Son interlocuteur devient du coup un importun qui tente de s’inscruster. Il affirme connaître l’une des personnes mentionnées dans le carnet et veut en savoir plus. Il est aussi assez malin pour intégrer sa compagne dans le jeu, histoire de ne pas concentrer sur lui les foudres du romancier.
Voilà du coup l’écrivain pris au piège : il n’a pas d’autre choix que de s’interroger sur ce qu’il sait de cette personne. Pourquoi ce nom figure-t-il dans son carnet ? Comment se sont-ils connus ? Quelle place occupe encore le personnage dans sa vie ? Et voilà l’écheveau des souvenirs qui se déroule…
Les lieux, les personnes, les objets, les odeurs. Et cette bataille entre ce qui a vraiment existé et ce que l’imagine en a fait. Du coup, il est bien secondaire de savoir si ce garage a bien existé à tel endroit où si ce restaurant comporte bien une arrière-salle. Non, ce qui compte, c’est bien la musique qui se dégage de ces pages, symphonie toujours inachevée, mais que l’on conserve longtemps en tête après avoir refermé le livre.
Voir en ligne : Lire la critique détaillée sur mon blog littéraire