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Souvenirs dormants, Patrick Modiano

Editions Gallimard, 2017

mercredi 15 novembre 2017 par Alice Granger

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Plus que jamais avec ce roman, « Souvenirs dormants », on pourrait dire de Patrick Modiano qu’il est resté ce fugueur que personne n’a pu ramener, ni aux pensionnats, ni dans une caserne pour le service militaire, ni à des rendez-vous fixés, ni surtout n’a pu arracher à un temps qui semble arrêté à une période donnée de sa vie. Il s’esquive toujours, jouant avec la peur d’être arrêté, par exemple par la police, à cause du mystérieux mort vu dans la chambre d’une amie qui erre comme lui. Le danger de l’arrestation est très présent dans ce roman, que ce soit par la police à cause de ce mort et parce que, curieusement il a laissé des traces comme son adresse donnée à l’hôtel, ou que ce soit par des hommes louches. On se demande s’il ne joue pas à se faire peur, voire même à paradoxalement espérer la tentative d’arrestation, et le jeu de la fugue prendrait alors un autre sens, celui d’une issue, d’un temps qui échapperait à son éternité. Comme s’il désespérait d’être arrêté, d’enfin aller jusqu’au terme de cette fugue ? Presque en conclusion, retrouvant entre les pages d’un roman un feuillet avec les détails d’un itinéraire qui lui dit vaguement quelque chose sans jamais arriver à quelque chose de précis, il écrit : « Je voulais, depuis quelques mois, en avoir le cœur net, mais je repoussais le projet de me rendre sur les lieux… Aujourd’hui, c’est décidé, je vais suivre cet itinéraire jusqu’au bout. » Mais le bout, c’est quoi ? C’est quel rendez-vous qui serait le bon, non pas tous ceux auxquels il faussa compagnie qui n’étaient on l’imagine jamais celui-là ?

Ce qui frappe, avec ces souvenirs dormants qui reviennent à la surface comme des noyés ou comme ce corps flottant spécial du temps fœtal, avec des trous, mais aussi comme des points d’un itinéraire recherché sur la carte du métro parisien qui s’éclairent lorsqu’on appuie sur le bouton, c’est l’aspect totalement fermé, c’est l’éternité, c’est quelque chose qui relie à avant, toujours. A la fois, cela semble un état d’abandon à la errance, comme l’enfant que fut l’auteur, abandonné à lui-même, et pourtant en même temps le paradoxe est cette impossibilité de quitter le temps d’avant, car le temps de l’enfance se retrouve dans le temps de l’adolescence, dans le temps du jeune adulte, dans le temps actuel, dans un emboîtement de poupée russe. Les souvenirs dormants qui reviennent flotter ont encore le pouvoir de faire retenir l’homme d’aujourd’hui, comme si le fugueur n’avait en vérité jamais réussi à s’enfuir. Certes ses parents, la mère comédienne, le père dans des affaires obscures et russes, l’ont abandonné à lui-même, mais on dirait que c’était toujours dans la certitude que d’autres mains, d’autres présences, d’autres sollicitudes prendraient le relais. Comme des présences représentant les parents manquants gardant leur part de mystère comme les pièces manquantes d’un puzzle, comme les prolongeant toujours, autant de points lumineux sur l’itinéraire pour qu’il ne se perde jamais, comme un réseau familial très spécial. Arpentant des quartiers de Paris, l’enfant ou l’adolescent d’autrefois comme l’homme d’aujourd’hui semble encore dans un vaste domaine familial fermé, où on le laisserait jouer et s’aventurer seul car c’est un lieu très sûr, où le couple parental saurait que des personnages sûrs peuvent au hasard de son itinéraire faire un bout de chemin avec lui. C’est alors très difficile de sortir, de quitter ce réseau, de se sevrer de l’enfance, car perdre un personnage c’est en trouver un autre, au hasard, de même que la mère était prolongée par d’autres présences, ce qui rendait possible que cela n’ait jamais de fin. La ville, voire la forme de sa ville, pour évoquer Julien Gracq, ne fonctionne-t-elle pas pour Patrick Modiano à la manière d’une vaste cour d’un domaine familial dans laquelle il peut éternellement s’amuser, se perdre, rencontrer par surprise des personnes comme jouant à être là pour lui car anticipées par les parents pour que la solitude de l’enfant soit en vérité parfaitement cadrée, peut-être comme dans ce milieu artistique, du théâtre, il y a tout un réseau d’amis qui peut fonctionner ainsi. L’enfant est habitué aux nombreuses présences par exemple artistes, on l’imagine, qui vont qui viennent, qui emmènent à des fêtes, dans les bars. Errant au fil du temps dans les quartiers familiers de Paris, le narrateur rencontre ainsi des femmes, des hommes, au hasard, et fait un bout de chemin avec eux, puis les perd, et ce sera d’autres. La fugue, ne serait-ce pas le désir ambigu de sortir enfin de cette grande cour familiale à la forme d’une ville, comme d’échapper à avant et à ce corps flottant qui remonte tel un fœtus qui n’a jamais pu couper son cordon ? Mais en même temps, désir de toujours être ramené dans le même endroit ? Qui aurait pu lui donner enfin le bon itinéraire, celui pour sortir, pour s’échapper enfin, pour naître ? Les souvenirs dormants semblent tellement placentaires !

Ah ce « Temps des rencontres » ! « Je me disais pour me rassurer : il se présentera bien une occasion pour leur fausser compagnie. Quelques-unes de ces personnes, vous ne saviez pas jusqu’où elles risquaient de vous entraîner. » Ambiguïté de ces rencontres ? L’une d’elles pouvait donc séparer pour toujours, mettre dans un pensionnat. Ou bien au contraire garder dans le passé, empêcher d’en partir.

Le narrateur s’était mis à marcher seul dans les rues, dans le quartier de Pigalle, tandis que sa mère jouait au théâtre et que son père était à ses affaires. La ville s’ouvre dans ce cadre-là. Père et mère sont occupés, l’adolescent est laissé à lui-même, aux rencontres. Mais avant, l’enfant de même fut confié à d’autres, tandis que les parents étaient occupés… Il se souvient qu’à tel endroit, il s’achetait un croissant, qu’il faisait le guet pour voir apparaître une fille. « J’avais la certitude qu’elle serait seule, qu’elle marcherait à ma rencontre et qu’il serait naturel de l’aborder. Mais elle n’est jamais sortie de l’immeuble. » Il y a un déplacement, au lieu d’attendre sa mère, il attend une jeune fille. Comme sa mère absente, la fille elle-aussi n’apparaît pas. Mais cette absence est fonctionnelle par rapport à d’autres apparitions, aussi par rapport à la ville elle-même, aux détails très précis qui se fixent dans la mémoire. C’est dans le temps ouvert des absences de sa mère, tandis qu’elle joue au théâtre, qu’il commence à découvrir la ville. La forme de la ville telle une scène prolonge la mère en offrant un autre spectacle, c’est le lieu dans lequel elle l’abandonne pour qu’il joue, ou pour qu’il trompe sa solitude, sa sensation de vide, sa peur. La jeune fille lui promet que, la semaine prochaine, ils se verront, mais en vain. « Et puis, à partir de ce printemps-là, il n’y a plus jamais eu de promenade au bois de Boulogne avec Stioppa. Ni avec mon père. » Voilà, il y a aussi le père qui l’abandonne à lui-même. La jeune fille était la fille d’un ami du père. Le père garde son mystère, sans doute la mère aussi, au puzzle il manque toujours des pièces.

Que serait une vraie rencontre ? Le jeune narrateur crut que c’était Stioppa. « J’ai longtemps été persuadé que l’on ne pouvait faire de vraies rencontres que dans la rue. » Stioppa, il pensait qu’elle l’aiderait à mieux comprendre… son père. Voilà un indice ! L’inconnu de la vie des parents lorsqu’il n’est pas avec eux pourrait-il s’ouvrir par une vraie rencontre ? Son père est « un inconnu qui marchait en silence à mes côtés, le long des allées du bois de Boulogne. » L’inconnu de la ville rime avec le père inconnu. Avec aussi la mère inconnue ?

L’auteur évoque une femme, elle l’avait accueilli dans l’appartement vide de sa mère, lorsqu’il revint du pensionnat de Haute-Savoie avec une forte fièvre. L’appartement semblait abandonné, et à la place de la mère, il y avait cette femme, qui avait aussi fait du cinéma. Donc, le roman, par ces souvenirs dormants qui remontent, nous montre un garçon confronté à l’absence de son artiste de mère, mais qui le confie à d’autres femmes. Tandis que la vie bohème peut aboutir à la saisie des meubles. C’est chaotique, c’est vide soudain, mais ne manquent cependant pas des présences que la mère a pris soin de laisser à son garçon. Alors, il sort tous les soirs avec cette amie, ils vont dans un cabaret, traînent au bar, tout le monde semble se connaître. Il veut même partir avec elle en Espagne. Il monte à l’intérieur de ces présences comme dans un ventre de passage, qui l’emmène, puis ce sera une autre présence, et ainsi de suite.

La ville devient le lieu où sa mère, son père, le laisse, donc le lieu où ils sont absents, où en quelque sorte soit il attend une éternité qu’ils soient rentrés, soit il pourra suivre quelqu’un qui l’emmènera. Dans un café qu’il aime fréquenter très tôt le matin, il repère une femme, toujours la première arrivée, à la même place. C’est comme si elle l’attendait. Et il fait un petit chemin de vie avec elle. La suivant comme un enfant sa mère. Elle aussi est précaire, vivant à l’hôtel. Mais, comme peut-être dans une situation triangulaire oedipienne, voici que lorsque son frère fait irruption, il se sent en danger. Ou bien rappelle-t-il les affaires douteuses du père, l’inquiétude de la mère ? En tout cas, la jeune femme « semblait de plus en plus mal à l’aise en sa présence, l’air de vouloir se débarrasser de lui… » Il s’enfuit presque. Problème d’argent, en fait, pour ce frère. Souvenir qui reste parce que lié à ceux de ses parents, aux affaires louches du père ? En tout cas, avec cette femme, Geneviève, « J’ai eu la certitude que j’étais revenu dans le passé par un phénomène que l’on pourrait appeler l’éternel retour ou, simplement, que pour moi le temps s’était arrêté à une certaine période de ma vie. » Voilà, pour lui le temps s’est arrêté à une certaine période de sa vie ! Et ce roman, au rythme des souvenirs dormants qui remontent, parle de cette vie arrêtée. De cette fugue qui n’arrive pas à trouver un itinéraire qui aille jusqu’au bout, c’est-à-dire là où l’arrêt pourrait être déjoué, jusqu’au déblocage, jusqu’à la sortie ! Sinon, sensation d’être englué dans un rêve, d’être coupé du monde, dans la mémoire de personnages féminins qui l’emmenaient au théâtre, dans des fêtes, il suivait, il se laissait faire. Il est un étudiant fantôme. Il reste à jouer comme un enfant abandonné à lui-même à un puzzle, et il manque des pièces. Mais le puzzle le retient, arrête le temps. Ce sont les morceaux manquants qui arrêtent le temps ! Le problème c’est qu’au moment où il croit qu’elle a disparu, elle revient ! L’auteur le dit d’une femme du roman, mais ne pourrait-on pas le dire de la mère ?

Dans ce roman, nous retrouvons le Modiano de toujours, il n’a pas fugué, ou bien comme pour tout fugueur il est rattrapé par son propre talent !

Alice Granger Guitard



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