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Les choix de Madame Freeman - Pètros Abatzoglou
jeudi 8 mars 2018 par penvins

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traduction Jeanne Roques-Tesson

Étrange Madame Freeman qui a déjà plus de quatre-vingt-dix ans et dont le seul souci est de vivre, étrange Madame Freeman qui n’a pas de nom propre, de nom à elle, qui ne sera jamais que Madame Freeman. Pètros Abatzoglou nous la présente dans cette longue nouvelle comme une fille passionnément amoureuse de la vie et qui sait ce qu’elle veut. Pourtant le destin de cette femme est des plus banals. Elle épouse un professeur de linguistique et semble peu affectée par le fait qu’il est moins intéressé par elle que par son travail qu’il vit comme un refuge. La vie de Madame Freeman est dès lors faite d’une succession de moments présents où elle est tour à tour amoureuse de Freeman, puis devenant mère ne l’est plus, puis s’investit dans l’aménagement de sa maison et quand ses enfants commencent à grandir et lui signifier sa prochaine mise au rancart se trouve un amant qu’elle délaissera quand son mari fera de même. Elle vit au jour le jour sans réelle passion que celle de fonder une famille. Elle aura eu deux enfants, un fils mort à la guerre et une fille partie en Amérique pour toujours. Désormais Monsieur et Madame Freeman n’attendent plus rien de la vie et s’inquiètent pour leur santé. Monsieur Freeman est sous sa coupe, il file doux, elle se remet à l’aimer, il tombe malade :

L’amour de Madame Freeman devint ce dont rêvent j’imagine, tous les gens un peu naïfs : l’amour absolu. Le pouvoir.

Parce que si Madame Freeman sait ce qu’elle veut, si elle paraît diriger seule cette famille son mari étant plus préoccupé par la linguistique que par la vie, si elle a choisi cet homme en sachant que c’est elle qui toujours aurait le dernier mot, c’est surtout parce qu’elle ne supporte pas ce qui lui résiste :
Madame Freeman fait en sorte d’ignorer tout ce que la vie a de désagréable.
Madame Freeman se laisse porter, elle n’existe qu’en tant que Madame Freeman, elle est d’ailleurs tellement la femme de Monsieur Freeman qu’à sa mort elle ne sera plus rien :

À cette époque Madame Freeman devint l’étroite collaboratrice de son mari. Dans l’entourage du professeur, elle avait acquis un certain poids mais elle ne réussit jamais à se faire un nom, si bien qu’après la mort de Freeman, elle fut tout de suite oubliée.

Pètros Abatzoglou dresse ainsi le portrait d’une femme soumise non pas à son mari, mais au schéma de vie que la société lui propose, elle est la femme du professeur, la mère de famille, l’amante pour oublier qu’elle vieillit, ses choix ne sont pas des choix mais soumission conformiste aux schémas qu’elle a en tête et à la nécessité qu’elle ressent de garder son mari. Il n’y a dans la description qui en est faite aucune pression sociale qui contraindrait Madame Freeman à maintenir Monsieur Freeman sous sa coupe, si elle le somme de choisir entre son amante et elle, c’est plutôt pour maintenir vivant ce couple où elle détient le pouvoir.

Monsieur Freeman est décrit comme châtré par sa femme, incapable d’aimer sa jeune secrétaire, se raccrochant à sa femme comme à une planche de salut.

…se traînant littéralement d’un jour à l’autre, sans même avoir l’idée de se plaindre, aux côtés [d’une compagne] qui a été jadis l’amour de [sa] vie et [lui] sert maintenant de planche de salut.

mais pour autant Madame n’est pas la femme libre de ses choix qu’elle donne l’impression d’être. Elle est prisonnière de son rôle, tellement prisonnière qu’elle l’a parfaitement reproduit et que lorsque son mari mourra elle restera la femme de celui qu’elle n’a – peut-être – jamais aimé.
On a envie de dire en refermant ce livre : pauvre femme ! Pauvre homme, pauvre couple aussi qui n’en finit pas de se conformer au rôle qu’on en attend.

Tout cela est écrit – et traduit admirablement - avec une grande légèreté de sorte que l’on ne s’ennuie pas à la lecture de cette vie banale à pleurer où l’héroïne souffre moins de la mort de son fils que de découvrir qu’il n’est pas mort au champ d’honneur comme annoncé mais dans un accident de voiture à l’arrière du front.

Laissons le dernier mot au narrateur celui qui nous raconte cette vie sirotant son ouzo allongé sur un tapis d’algues :

… Madame Freeman qui m’apparaît comme un symbole de ce que nous sommes tous. Je ne sais pas pourquoi mais plus ça va, plus elle prend les proportions d’un cauchemar interminable : une vie faite de vétilles et de répétition absurdes. C’est comme ça.

[Le texte original est paru en 1988]



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