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Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, Les vers du Capitaine - Pablo Neruda
mercredi 19 septembre 2018 par Alice Granger

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Ce qui est vraiment extraordinaire dans ces poèmes d’amour écrits par Pablo Neruda, c’est l’importance de la séparation ! Cela rejoint ce que dit Octavio Paz à propos de l’amour dans « Le labyrinthe de la solitude », il faut la solitude pour arriver à ces instants de communion infinie, d’explosion. Alors, ces poèmes d’amour, si étrangement, voient la femme aimée dans sa distance. « Ah ! silencieuse ! / Voici la solitude d’où tu es absente. / Il pleut. Le vent marin chasse d’errantes mouettes. »(Poème VII). Elle retourne, entre les instants fulgurants de communion, à sa distance, elle largue les amarres. Sinon, comme le dit « La chanson désespérée », on en reste à l’envers de mort auquel mène l’amour, comme le disent ces vers : « Pâle plongeur aveugle, infortuné frondeur, / découvreur perdu, tout en toi est naufrage ! » Et alors, pour qu’à nouveau l’amour puisse en un éclair être à nouveau possible, « C’est l’heure de partir. Oh abandonné ! » C’est-à-dire reconnaître que la solitude est l’humaine condition, rompue par instants fulgurants dans la rencontre inimaginable de l’amour. Pablo Neruda dans ses poèmes d’amour n’en finit pas d’insister sur ce qui en conditionne la possibilité même, accepter que la femme aimée retourne à sa distance, à sa solitude, et accepter la sienne propre ! Réitération de la coupure du cordon ombilical ! S’éloigner de ce dedans fou de l’amour, renaître encore et encore.

C’est ce qu’il dit, en évoquant cet angle le plus osé et froid, cet incroyable oxymore ! Osé comme l’acte d’amour le plus fou et froid comme la distance ! « Quand je suis arrivé à l’angle le plus osé et le plus froid / mon cœur se referme comme une fleur nocturne » ( Poème XIII). Reste au fond de lui-même la promesse d’une prochaine éclosion, cette fleur nocturne. Et dans le Poème XIV : « Tu ne ressembles à personne depuis que je t’aime ». Dans sa distance, dans sa capacité de solitude, oui ! Elle ne ressemble pas à la mère ! C’est ça que veut dire le vers !

Et le poète dit à celle qui ne ressemble à personne : « et tu m’entends de loin, et ma voix point ne te touche…. / Tu me plais quand tu te tais et sembles distante… / Laisse-moi me taire avec ton silence. / Laisse-moi aussi te parler avec ton silence… / Tu es comme la nuit, muette et constellée. / Ton silence est d’étoile, si lointain et simple » (Poème XV).

Il est si important que cette femme qui est au rendez-vous de l’amour ait su faire le deuil d’une présence continue de l’homme aimé comme s’ils étaient un couple de frère et sœur jumeaux ensemble dans le même abri matriciel ! « Dans tes yeux de deuil commence le pays du rêve » (Poème XVI). Elle fait le deuil de tout ce qui, avant, l’installait dans une vie écrite et une belle image assurée, monde familial fermé.

Etre sûr, avec elle, de la séparation ! « Toi aussi tu es loin, ah plus loin que personne » (Poème XVII) ! Toi aussi ! Comme le poète, le largueur d’amarres ! Elle aussi, elle les largue, ces amarres ! Elle n’est pas une femme qui est, telle une mère, toujours là ! Elle aussi s’est coupée d’une identité qui l’assignait à résidence. « Ta présence est étrangère, extérieure à moi comme une chose » (Poème XVII). Alors, le poète entend aussi d’autres solitudes, c’est-à-dire d’autres humains, comme Pablo Neruda a toujours été si sensible et proche du peuple oublié partout sur la planète ! « Qui m’appelle ? Quel silence peuplé d’échos ? » (XVII). Et l’énigme, plus forte que jamais : « Qui es-tu toi, qui es-tu ? » (XVII).

Il comprend au quart de tour sa distance, il reste intérieurement fidèle. « Ici je t’aime et l’horizon en vain t’occulte. / Je t’aime encore parmi ces choses froides. (Poème XVIII). Et il poursuit : « Ma vie inutilement affamée se fatigue. / J’aime ce que je n’ai pas. Toi tu es si distante. »

La destinataire des « vers du Capitaine » écrivit une lettre. Elle se dit fière d’avoir été la protagoniste des poèmes de celui qu’elle nomme son Capitaine, car ainsi elle est satisfaite de sa vie. Car l’amour n’y manqua pas ? Elle parle de « ce grand amour », alors que le Capitaine, dont elle ignora toujours le vrai nom, arrivait de la guerre d’Espagne avec de faux noms, « était plein d’illusions et d’espoirs pour son lointain petit pays, situé en Amérique central ». C’est très important : est en train d’éclore le grand amour, et en même temps cet homme appartenant au parti « La Pasionaria » est très engagé pour son peuple et chaque peuple oublié, il ne reste pas sur place, il est toujours en train de larguer les amarres pour une passion politique intense, fervente. Elle sent, comme tous ceux qui l’approchent, sa force, que « c’était un de ces hommes privilégiés qui naissent pour de grands desseins », et elle se sent petite à ses côtés. « Il souffrait des maux et de la misère non seulement de son peuple, mais de tous les peuples, il faisait siennes toutes les luttes pour les vaincre et s’engageait de toute son âme ». Il est entré dans sa vie en enfonçant la porte, en maître de son corps et de son cœur. Il a, sans doute, senti tout de suite. C’était celle-là. Avec la sensibilité vive d’un poète, qui s’aperçoit de quelque chose qui, à l’improviste, prend du sens, un éclair. Elle ne ressemble à personne. Pour elle, cette rencontre change sa vie du tout au tout. Elle accède à un monde qu’elle ne soupçonnait pas. Au début, elle a très peur, elle doute, elle hésite à se désamarrer. Mais très vite, elle se rend compte que cet amour lui apporte tout. Mais elle note une chose très importante : à quel point il s’intéresse à son passé à elle, c’est-à-dire à la vie qui est distante de lui, comme si, à travers sa jalousie violente, orageuse, tempétueuse, il lui imaginait une vie étrangère à lui, justement cette fameuse distance, cette étrangeté irréductible, cette solitude. Comme par hasard, c’est alors qu’il lui écrivait des poèmes. Ce qui est extraordinaire, c’est que le Capitaine aussi présente ces poèmes, dans une note explicative écrite par Pablo Neruda. D’abord, il évoque « le climat désolé et brûlant de l’exil » et « les élans d’amour et de rage » qui lui avaient fait écrire ces poèmes. Mais il aurait voulu que le recueil publié soit anonyme, comme devraient l’être selon lui tous les livres, car la vie « qui réclama son explosion secrète » l’impose, par son succès, comme « l’amour inaltérable » : il y est question, en somme, de cet exil, de cette séparation comme condition humaine de l’amour ! Il faut en effet couper le cordon ombilical reliant à la mère, figure dominant l’amour et qui le rend impossible, si on veut réellement se donner une chance de le voir surgir telle une explosion de retrouvailles folles ! Pablo Neruda écrit alors : « J’offre donc ce livre, sans plus d’explications, comme s’il était le mien sans l’être : il suffit qu’il puisse circuler seul dans le monde et grandir pour son propre compte. Et maintenant que je le reconnais, j’espère que son sang furieux me reconnaîtra lui-aussi ». Quel homme, ce Pablo Neruda ! D’un côté il est follement engagé dans les luttes pour tous les peuples oubliés et souffrants, de l’autre il est tout aussi follement engagé à faire entendre aux humains ce qu’est l’amour vrai et quelle est sa condition, cette solitude ! « De ma lutte si dure / je rentre les yeux las / quelquefois d’avoir vu / la terre qui ne change / mais, dès le seuil, ton rire / monte au ciel, me cherchant / et ouvrant pour moi / les portes de la vie ». (Poème « Ton rire »).

Dans ses poèmes, le Capitaine parle à la femme aimée de son autre vie, celle des luttes pour les peuples, autre face de l’amour qui est aussi de l’amour qui porte son feu aux humains humiliés, et qui élargit, dilate, leur séparation. Dans « Les vies », il écrit : « Et cela car tu ne sais pas / que ma victoire est celle aussi / de milliers de visages que tu ne peux voir, / de milliers de pieds et de cœurs qui m’escortèrent, / je ne suis rien / et je n’existe aucunement, / je ne suis que le front de ceux qui m’accompagnent, / si je suis fort / c’est parce que je porte en moi / au lieu de ma médiocre vie / toutes les vies ». Extraordinaire ! Il conclut : « et l’on entend ma voix à l’orée de toutes les terres / parce qu’elle est la voix de tous / ceux qui n’ont pas chanté / et qui chantent aujourd’hui / par cette bouche qui t’embrasse ». Cette bouche est donc très différente de toutes les autres bouches ! Si elle embrasse comme cela, un vrai baiser d’amour, c’est qu’elle a réussi, par les luttes, par les mots, à faire chanter ceux qui ne le pouvaient pas. Ces luttes, n’est-ce pas celles qui font vaincre à l’intérieur des humains tous les infantilismes qui font qu’ils se soumettent aussi aux dominants, n’est-ce pas, derrière toutes les luttes celle pour couper le cordon ombilical, celle pour se sevrer de l’attachement infantile à la mère, la laissant prendre de la distance justement ? Alors, la bouche qui embrasse, l’embrasse par toutes les bouches qui ont aussi pris acte de cette distance, de cette séparation. La bouche qui embrasse en revenant de la séparation dit que partout dans le monde, pour chaque humain, l’amour est conditionné par cette séparation originaire, sans laquelle, d’une manière ou d’une autre, les humains restés dépendants, infantiles, restent la proie des dominants ? Le poème de Neruda, par cette bouche qui embrasse, relie de manière fulgurante l’amour qui flamboie après la séparation et la lutte pour que les humains qui ne le pouvaient pas puissent chanter ! Comme si, au plus profond de la lutte politique pour s’émanciper, il n’y avait qu’une chose pour réussir, l’inscription de cette séparation d’avec la mère, d’où la femme admise comme séparée, dans sa solitude ! Donc une affaire intérieure pour les humains, que ce soit pour l’amour, ou que ce soit pour devenir libre, les deux étant inséparables ! Quel beau poème, « Les vies » !

Et aussi celui-là, que j’aime particulièrement, car les paysages me sont familiers ! « La montagne et la rivière ». « Mon pays est la montagne. / Mon pays a une rivière. / Viens avec moi. / La nuit monte vers la montagne. / La faim descend vers la rivière. / Viens avec moi. / Ces gens qui souffrent, qui sont-ils ? / Je ne sais, mais ce sont les miens. / Viens avec moi. / Je ne sais pas, mais ils m’appellent / et ils me disent : ‘Nous souffrons’. / Viens avec moi…. / Ô mon amour, / ma petite, mon grain de blé, / mon rouge grain, / le combat sera sans merci / et sans merci sera la vie, / pourtant tu viendras avec moi. » Poème où la femme aimée est invitée à être partie prenante dans cette lutte pour apporter le feu aux peuples qui appellent, aux peuples qui souffrent. Partie prenante en apparaissant différente, en ne ressemblant à personne, en larguant les amarres pour aller écouter d’autres humains que ceux avec lesquels elle aurait des liens du sang dans le destin normal d’une femme ? Le poème d’amour n’invite pas la femme aimée à fonder une famille, mais à venir avec lui lutter pour les peuples ! C’est extraordinaire ! Cette prière qu’il lui adresse, impérieuse, insistante, pour qu’elle largue les amarres d’avec un destin tout tracé de femme, maîtresse des liens du sang ! Il l’entraîne, lui, vers d’autres liens, pas du sang, vers d’autres mondes, avec des humains si oubliés ! Comme l’a écrit la destinataire des poèmes, le Capitaine lui avait tout donné par cet amour, il lui avait ouvert un monde insoupçonné, tout ce qu’il touchait était métamorphosé… par l’amour !

Pablo Neruda est vraiment un poète et écrivain incomparable, parce qu’il a une vie et une écriture double, gémellaire, mais qui communiquent par la passerelle de l’amour. Il écrit d’une part l’amour inaltérable, sa condition absolue la solitude, la séparation. Et d’autre part, il voyage vers les peuples, jusqu’aux confins où ils habitent, très sensible aux paysages, mais aussi aux hontes du colonialisme, et par sa parole, ses mots, il lutte pour eux. La séparation a pour lui le sens d’apporter le feu de la vie aux peuples qui en manquent, et c’est vraiment de l’amour pour les frères de la terre. L’amour, il revient en vivre l’explosion avec la femme séparée. Il l’invite à se séparer des liens du sang pour nouer d’autres liens, avec ceux qui sont les oubliés de l’histoire. Son vrai geste d’amour qui déborde sa vie privée pour aller libérer les peuples soumis, c’est celui d’arracher la femme aimée aux liens du sang, pour qu’elle noue d’autres liens, et faire qu’enfin ce ne soient plus les liens du sang, de l’entre soi privilégié qui exclut, qui dominent ! Un poète si important, dans la bibliothèque mondiale ouverte !

Alice Granger Guitard



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