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L’Ombilic des Limbes - Antonin Artaud

Editions Gallimard, Poésie, 1956

mercredi 19 septembre 2018 par Alice Granger

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Antonin Artaud le crie, il écrit pour montrer son esprit, la vie étant de brûler des questions. Il bouscule la notion d’œuvre pour l’œuvre, création détachée ! Le livre est pour lui « en suspension dans la vie », il est « mordu par les choses extérieures, par « toutes les cillations de mon moi à venir » ! Il insiste : « Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature » car « l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés » ! Alors, il veut écrire un livre qui dérange les hommes, qui soit « comme une porte ouverte » qui mène « où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte qui soit simplement abouchée avec la réalité ». Antonin Artaud parle d’une réalité dont les hommes ne veulent rien savoir, et qui lui rétrécit son être, châtre de manière insensée sa vie ! Ce qui frappe, c’est cette liberté absolue qui fait qu’il écrit et à propos de laquelle il s’excuse, qui vole en éclats sur le châtrage d’une vie ! Comme s’il n’y pouvait rien, qu’il était forcé de laisser faire, mais que son écriture, elle, ne saurait laisser passer ! Ce châtrage d’une vie, on dirait qu’il ne peut l’écrire que parce qu’il le vit. Les hommes qui ne vivent pas cela comme un châtrage, ils n’écrivent pas !

Alors, « Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein » ! Celle des hommes que le livre veut déranger ? Est-ce la réalité sur laquelle s’ouvre la porte et que les hommes ne veulent pas vraiment voir, ce « vent charnel » que « des radicelles infimes peuplaient… comme un réseau de veines » ? Un « dur marteau cosmique » qui retombe « comme un front dans l’espace », enfonce-t-il cette réalité dans la vie, le bruit ayant un enveloppement cotonneux qui a « la pénétration d’un regard vivant » ? L’espace « rendait son plein coton mental ». Cela évoque un cauchemar qui serait intra matriciel, mais surplombé par la ferveur pensante et surplombée qui assure que tout le monde voudrait revenir dedans ! Mais par l’écriture Artaud se défend, il la voit, cette réalité, cette « masse » qui tourne « comme une nausée limoneuse et puissante, une espèce d’immense influx de sang végétal et tonnant ». Les radicelles qui tremblent à la lisière de son œil mental se détachent de cette masse avec une vitesse de vertige ! Tout l’espace tremble, de cette résistance folle, comme un sexe que « le globe du ciel ardent saccagerait » ! Le globe, une masse qui englobe, et ce sexe qu’on saccage, qu’on coupe ! La main d’Antonin Artaud la saisit, cette masse, la fait tourner deux ou trois fois, et son œil à lui « se replaçait sur une position plus précise » ! Alors, « Le gel entier gagnait la clarté » ! Artaud résiste par le gel entier à ce vent charnel qui circonvient par un réseau de veines, comme dans une matrice qui reprendrait ! Pour ne pas être un homme châtré par cette masse, il résiste par le gel entier au vent charnel, et alors il gagne la clarté !

La langue de « moi dieu-le-chien », « comme un trait perce la croûte / de la double calotte en voûte / de la terre qui le démange » !

Sur quelle chose agissent les piqûres du Docteur ? Avec l’effet de « relâchement essentiel de mon être », « cet abaissement de mon étiage mental ». Elles abaissent « mon intellectualité utilisable », « mes possibilités pensantes ». Et il écrit au Docteur que sa pensée le salue !

C’est à travers Paolo Uccello qu’il dit qu’il est « en train de se débattre au milieu d’un vaste tissu mental où il a perdu toutes les routes de son âme » ! Et il évoque un Antonin Artaud en gésine, « qui fait tous ses efforts pour se penser autre que là ». Cet « arrachement désespéré » ! Dans la pièce de théâtre, il est question aussi de Selvaggia, la femme de Paolo Uccello, et qui est en train de mourir de faim ! Est-ce que Paolo Uccello « finira par acquérir assez de pitié humaine pour donner à Selvaggia à manger » ? Tandis que Brunelleschi « ne pense qu’à coïter », Uccello, s’il n’ignore pas la sexualité, « la voit vitrée et mercurielle, et froide comme l’éther ».

Artaud parle de sa fatigue aspirante, de sa fatigue de mort, de sa fatigue de l’esprit, comme si s’arracher restait désespérément impossible ! De quoi ? De cette masse ? Tentative de « s’accrocher inconsciemment à quelque chose ». C’est une « fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur ». Il n’arrive pas à naître vraiment. L’état d’engourdissement est douloureux. « Une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs ». « … une tête piétinée de chevaux ». Se produit une « décorporisation de la réalité », « les choses n’ont plus d’odeur, plus de sexe… Les mots pourrissent à l’appel inconscient du cerveau ».

Une peinture d’André Masson, qui touche au cœur Antonin Artaud, où il s’y voit tomber du ciel, suscite ces mots.. « Au pied du ventre, une grenade éclatée ». « Au-dessus du ventre sont visibles des seins. ». « Et au pied de la grenade, un oiseau ». Scène sexuelle. « Et tout l’air est comme une musique figée… et pleine de ramifications congelées ». « La grenade, le ventre, les seins, sont comme des preuves attestatoires de la réalité. Il y a un oiseau mort… L’air est plein… des coups de crayon comme des coups de couteau… » Mais voici que l’air « se dispose en cellules où pousse une graine d’irréalité », et dans « chaque cellule un œuf est né tout à coup. Il y a dans chacune un fourmillement inhumain mais limpide, les stratifications d’un univers arrêté ». Dans quelques cellules, naît une spire qui a « toute l’importance de la plus puissante pensée ». L’oiseau est mort, mais dans une inhumaine résistance la pensée se maintient. Chacune de ses fibres s’entrouvre, et Artaud y remonte à sa source, y sent la place et la disposition de son esprit. Peut-être comme si la peinture, ayant peint la résistance inhumaine d’Artaud à la mort de l’oiseau, était un écho d’humanité.

« poète noir, un sein de pucelle / te hante », « je suis suspendu à vos bouches / femmes, cœurs de vinaigre durs. » Toujours la question de l’oiseau mort…

A propos d’une loi sur l’usage des stupéfiants, Antonin Artaud revendique de rester maître de sa douleur ! C’est une question de « sentiment de ma vie physique ». Il dit que sa pensée se connaît, mais désespère de s’atteindre, elle se soupçonne, c’est ce minimum de vie pensante et à l’état brut, mais qui n’arrive pas à la parole. Car s’il avait ce qu’il sait être la pensée, il aurait écrit « L’ombilic des Limbes » d’une tout autre façon ! Bien sûr, il n’a pas tout à fait cessé de penser, car malgré tout son esprit se maintient à un certain niveau. Pourtant, penser pour lui c’est se rejoindre à tous les instants, « c’est ne cesser à aucun moment de se sentir dans son être interne, dans la masse informulée de sa vie, dans la substance de sa réalité, c’est ne pas sentir en soi de trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée égale à sa pensée, quelles que soient par ailleurs les insuffisances de la forme qu’on est capable de lui donner ». Or, lui il pense toujours à un niveau inférieur. Il n’a pas vraiment de pensée. Et il demande juste au législateur des substances qui lui « permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité ». Et l’opium permet de « rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue » ! Il agit sur cette Angoisse spéciale, celle qui pince la corde ombilicale de la vie. Il veut avoir le droit de disposer de son angoisse. Il veut pouvoir, par l’opium, la refouler, comme pour réussir son arrachement. Il insiste : « Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi. »

Et il poursuit, à propos de l’opium. Il donne à l’angoisse une autre couleur. Ce n’est plus l’angoisse acide et trouble, puissante comme un couteau, « une angoisse en éclairs, en ponctuations de gouffres… une angoisse où l’esprit s’étrangle et se coupe de lui-même », mais une angoisse « pleine d’échos, et de caves, de labyrinthes, de retournements ; pleine de langues de feu parlantes, d’yeux mentaux en action et du claquement d’une foudre sombre et remplie de raison ». Il dit combien il faut « connaître le vrai néant effilé, le néant qui n’a plus d’organe », pour savoir que le néant de l’opium est très différent, qu’il a en lui « comme la forme d’un front qui pense, qui a situé la place du trou noir » ! Ce trou noir, c’est une issue pour échapper à l’avortement ! L’opium permet de maintenir à distance l’angoisse qui fait avorter cette possibilité naissante de la connaissance immédiate de son être propre ! Antonin Artaud évoque une angoisse qui est comme la sensation d’asphyxie par quelque chose d’horrible. Pouvoir désigner le trou noir, c’est avoir pu prendre de la distance, avoir pu être maître de son angoisse plutôt qu’en être aspiré. Sans opium, il « parle de l’absence du trou, d’une sorte de souffrance froide et sans images, sans sentiment, et qui est comme un heurt indescriptible d’avortements ».

Tout se dit enfin, de manière extraordinaire, dans la petite pièce de théâtre, « Le jet de sang », qui conclut « L’Ombilic des Limbes », de cette folie qui empêche Artaud de vivre ! Qui dit d’emblée pourquoi il y a cette impossibilité de la pensée, cet avortement qu’un homme sent dans son être même, cet oiseau mort devant la grenade éclatée en bas du ventre, cet harassant travail d’arrachement désespéré à l’aspiration qui empêche même de voir le trou noir qui aspire. Il y a un jeune homme et une jeune fille, et il est apparemment question d’amour et de sexe. Or, en vérité, il y a l’impossibilité de l’amour ! Parce que cette jeune fille, piégée par son image spéculaire, en empêche la possibilité. Le jeune homme lui dit : « Je t’aime et tout est beau ». La jeune fille lui répond : « Tu m’aimes et tout est beau ». Elle ne dit pas « Je t’aime et tout est beau ». Car elle s’aime dans ce qu’il aime chez elle, c’est lui l’homme qui lui donne la forme de ce qu’il aime, et cela l’empêche, elle, d’être vraiment elle, puisqu’elle est fusionnée à quelqu’un d’autre, une sorte de maquerelle. C’est pour cela qu’à la fin de la petite pièce, cette jeune fille se relève éblouie, alors qu’elle était morte, et dit, « La vierge ! ah c’était ça qu’il cherchait ! ». Car, pour penser vraiment, il fallait que la jeune fille, en face du jeune homme, pour que l’amour soit possible, reste vierge d’une image imposée à elle qu’elle croit être elle et qui n’est que la fixation du jeune homme à sa mère, et même leur commune fixation à l’éternel premier objet d’amour, cette mère, et à son dévorant amour maternel. Au début, après que le jeune homme lui a dit « je t’aime et tout est beau » et que la jeune fille a répondu « tu m’aimes et tout est beau », la conséquence est « nous nous aimons » finalement dans la même fixation au premier et unique objet d’amour, cette mère, dans une situation gelée, et le jeune homme crie « Le ciel est devenu fou ». Voilà le pourquoi de la folie ! Une nourrice apparaît, et elle dit que c’est de l’inceste ! Et oui ! Le jeune homme se rend compte qu’il a perdu sa femme, en fait il n’a aimé que l’image qu’il a vue en elle, et ils se sont aimés juste dans la fusion incestueuse avec le premier objet d’amour, folie incestueuse de l’attachement du garçon et de la fille à cette mère brûlant de sa folie maternelle ! La nuit se fait sur scène, la terre tremble, le tonnerre se fait entendre, les éclairs sont zébrants, et… c’est la maquerelle qui s’enflamme, figure de l’amour maternel fou de lui-même. Puis le corps de cette maquerelle apparaît hideux, sous l’éclair de l’horreur et de la lucidité. Tout le monde est mort, sauf la maquerelle et le jeune homme, qui se mangent des yeux. La maquerelle tombe à l’extrême pointe d’un spasme amoureux… On voit bien que c’est elle qui jouit comme une folle, dans la folie de son amour maternel, tandis que le jeune homme est tombé dans ses bras, fixé à cet amour-là ! Mais ensuite, la nourrice n’a plus de seins, et la jeune fille est morte. La lucidité sur l’inceste a accompli sa mission. Mais le chevalier veut ramener la sexualité à un besoin, et il réclame son gruyère ! La nourrice lève sa jupe, et le jeune homme qui veut courir est comme une marionnette pétrifiée ! Marionnette de cette folie de l’amour maternel ! Mais il n’arrive pas à s’arracher à cette folie, et il s’écrie, au comble de l’ambiguïté : « Ne fais pas de mal à maman » ! D’où l’inextricable folie ! Celle d’Antonin Artaud ! Qui le dit ainsi : « Le jeune homme et la maquerelle s’enfuient comme des trépanés » ! C’est parce que Artaud réussit à parler de trépanation qu’alors la jeune fille revient à la vie, la lucidité la rend à sa virginité : elle n’est pas la mère, cette maquerelle des jeunes filles ! Et le jet de sang n’est-il pas celui du cordon ombilical coupé ?

Alice Granger Guitard



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