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Jeux d’encre / Trajet Zao Wou-Ki, Henri Michaux

Editions l’Echoppe, 1993

mercredi 19 septembre 2018 par Alice Granger

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Henri Michaux fait une lecture de huit lithographies du peintre Zao Wou-Ki, alors qu’avant de les voir, il ne connaissait ni le peintre ni ses peintures. C’est donc ses impressions naissantes qu’il nous livre, en poète ! Il dit que, justement, c’est lorsque « rien n’est encore connu » qu’il faut « commencer à LIRE » ! A la différence d’un livre, devant un tableau, on va où on veut, « où l’on a envie » ! Et c’est une joie peu connue, s’écrie-t-il ! Henri Michaux invite surtout le lecteur qui s’ignore à lire à son tour ! Avec ce regard naissant, ces sensations surprenantes ! C’est évidemment une lecture poétique !

Ainsi, devant la première lithographie, Henri Michaux lit cette histoire : « Ceux de l’obstacle de l’air regardent, / étrangers, / ceux de l’obstacle de l’eau. » Et il soupire : « Que d’amitiés se perdent parce qu’on / n’a pas de branchies ! » Mais ces poissons « croiseurs de la méditation de la faim », « sans cesse il leur faut écouter, / sans cesse les signes atténués qui leur / viennent du dehors. / Une ombre dans le poudroiement les / assombrit, / la belle demeure d’eau est cernée. » Henri Michaux semble lire tout de suite dans le tableau la situation difficile du peintre chinois vivant en Occident, poisson dans son obstacle de l’eau qui doit écouter sans cesse les signes qui lui viennent du dehors pour tenter de les comprendre, et se sent dans sa belle demeure d’eau cerné de toutes parts. La lecture d’Henri Michaux en train de découvrir le peintre est immédiatement attentive au statut de l’étranger, qui s’écrit dans le tableau. La communication qui conserve quelque chose d’impossible, comme entre le poisson qui ne peut sortir de son eau et l’oiseau prisonnier de son air mais désire pourtant nouer amitié avec le poisson. Il lit dans cette œuvre peut-être aussi le désir du peintre de garder son étrangeté, au risque d’être cerné de toutes parts. Un peintre chinois qui veut garder une barrière, qui ne veut pas être assimilé, qui veut garder son bain chinois. Henri Michaux reconnaît ainsi au peintre une volonté de rester incompréhensible.

La deuxième lithographie, Henri Michaux la lit comme la rencontre des amants qui a eu lieu. Alors, « L’espace est silence. / Silence comme le frai abondant tombant lentement dans une eau calme. » Si « Ce silence est noir » c’est que « Les amants se sont soustraits à eux-mêmes » ! Et « Que de lait entoure l’astre mort ! / Que de blancheur épandue dans le ciel ! » Henri Michaux lit cela, et comprend que « En bas la rencontre a eu lieu. / Les bras faits pour se prendre se sont pris. » Magnifique !

Henri Michaux lit dans la quatrième lithographie une tempête rouge, un flux en tous sens de sang, un épandage mondial, deux loups affrontés. « Du ciel d’autrefois, / bu jusqu’à la lie / des objets tombent. / C’étaient des oiseaux ». Et « Il n’est permis à être au monde de commettre l’imprudence d’avoir confiance ». On entend un déracinement sanglant. Mais la lune lutte pour garder la Chine ! Toujours, cette fidélité chinoise !

Alors, la cinquième lithographie dit à Henri Michaux que « les deux amants » « ceux-ci, leur cœur est en voyage », « Sans lever la tête, / ils savent qu’ils vivent dans les cerises », « Un oiseau phénix, / un oiseau maigre, / un oiseau en projet », et la première impression est « Un cercle de neige tient dans sa fermeture inexorable / les trois arbres, / la maison, / la campagne,/ les deux amants… Le double anneau entoure la planète, / entourage dangereux ».

La sixième lithographie raconte une maison transparente, tout la traverse, mais heureusement les arbres sont là, qui sont les derniers compagnons, « experts en l’art de la résurrection » ! Car, Henri Michaux le sent, « On veut donc encore arriver à quelque chose ! » « L’époque met au monde ». Mais « Elle n’est pas encore signée ».

Dans la septième lithographie, il semble à Henri Michaux que les arbres saignent mais pourtant « Le cœur des arbres ne semble pas désespéré » ! Car « Dans l’adversité la beauté de l’existence n’est pas absente. / Il y a aussi du tonique dans le petit drapeau ». Ainsi, si Henri Michaux lit beaucoup de chose sur le déracinement, il sent aussi dans ces peintures une capacité à retrouver la beauté ! Puis, il y a la vie des amants.

Huitième lithographie : Henri Michaux lit que « Sur la toile blanche du Monde », le peintre chinois « il va faire quelque chose ». Et c’est à l’arbre qu’il va demander conseil ! Car il est plus réaliste, qui tient à s’enraciner, et pour lui, « sucer la terre entre le dur gravier, / c’est déjà la vie en rose ».

Dans son texte de 1952, Henri Michaux rappelle que les Chinois, en architecture, sont satisfaits de construire « des palais ressemblant à des tentes, présentant à l’intérieur la lumière brouillée des sous-bois, et devant durer moins qu’une futaie » ! Ils recherchent l’absence de poids ! Et il souligne, dans les « Jeux d’encre », à quel point le « je ne sais quoi de décontracté » chez Zao Wou-Ki n’est « pas du tout occidental » ! Cette absence de poids, Henri Michaux la voit dans la peinture chinoise, où la peinture n’est pas transportée d’autorité, mais est invitée par négligence, et y vient par charme. Les étudiants et lettrés, formant les caractères au pinceau, font passer dans le message cette légèreté de la main qui est amie « des élans du cœur et des sinuosités de l’inspiration ». D’où cette légèreté incomparable, non occidentale, de Zao Wou-ki ! « Semblable au murmure de sa langue maternelle », son chemin délivre de l’autorité, ses dessins rendent des paysages mais ne les suivent pas exactement, ils les « font s’animer de loin ». Il montre en dissimulant, il brise et fait trembler la ligne directe, son pinceau est rêveur ! Le tableau frémit joyeusement « dans un verger de signes » !

La nature est toujours là, dans les tableaux du peintre chinois. En fait, elle est là, pas là ! C’est une nature « saisie dans la masse » ! Qui est tellurique ! Ruissellements de lumière ! Trombes, jaillissements, tressaillements, élans, « magmas colorés qui se dilatent, s’enlèvent, fusent ». C’est par la nature, écrit Henri Michaux, que Zao Wou-Ki se montre, tantôt abattu, tantôt se relevant, enthousiaste, bouillonnant, étouffant ! Il parle ainsi « de la pénible exaspération humaine » ! Dans ses tableaux gigantesques, il y a « de puissantes assomptions de terre. Des masses énormes » qui prennent de l’altitude ! « Cette nature-là refait pour Zao Wou-Ki une splendide période géologique ». Henri Michaux sent que ces toiles sont bénéfiques !

Dans le texte « Jeux d’encre », Henri Michaux évoque le moment où Zao Wou-Ki revient au lavis, « mode de peinture qu’il faut être Chinois et pétri de qualités chinoises pour réussir de façon légère et aérienne ». Alors, le peintre chinois a retrouvé son bien héréditaire, les rythmes de la nature, qui sont bien plus importants que la nature elle-même ! Le Yang, le Yin, l’attendaient ! Le sans matière ressuscite la matière, cette matière en mouvement. C’est à sa manière que Zao Wou-ki a repris les jeux d’encre, en se libérant plus du concret, en travaillant sur des « surfaces plus nues, plus intactes ». Le Vide ne doit jamais faire défaut, pour l’harmonie du monde !

C’est un poète qui parle d’un peintre chinois venu en Occident ! Extraordinaire !

Alice Granger Guitard

A lire aussi sur ce site le texte écrit par Dominique de Villepin sur Zao Wou-Ki !



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