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Le Nouveau - Philippe Sollers

Editions Gallimard, 2019

vendredi 29 mars 2019 par Alice Granger

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Philippe Sollers fonde un théâtre spécial, qu’il appelle LE NOUVEAU, qui n’a ni salle, ni acteurs, ni public, où tout s’y déroule en silence, « à l’écoute de la percussion des mots ». La pièce de Shakespeare qu’il préfère est « Antoine et Cléopâtre » : Cléopâtre arrive, fastueuse et voluptueuse, sur son navire étincelant qui pourrait s’appeler en grec LE NOUVEAU. Ceci est le nom du bateau que possédait Henri, l’arrière-grand-père maternel du narrateur, dont la femme, Edna, était irlandaise, un être à part qui jamais ne figura sur les photos de l’album de famille. Histoire d’amour entre Henri et Edna. On entend, derrière Cléopâtre, et aussi Edna, et aussi Lena mère du narrateur et petite-fille d’Henri, l’amour étoile fixe qui a aussi comme la reine égyptienne pu dire ça d’un homme, « Son visage était comme les cieux, un soleil et une lune y brillaient, éclairant ce petit O, la terre ». Ce roman résonne comme une lettre d’amour. Et la mouette qui fonce droit sur le narrateur, et passe au dernier moment au-dessus de sa tête, est la réponse de celle qui parle par le paysage, par les vents, par les mouettes, à celui qui est là, dans le théâtre du nouveau, de l’inconnu. Le bateau théâtre emmène vers le nouveau, et sur l’île rebelle, il y a la femme déplacée, l’amour de toujours, celle pour laquelle le fils n’est pas mort, celle qui l’a laissé être.

C’est l’arrière-grand-père maternel, Henri, marin légendaire à bord de son bateau LE NOUVEAU, qui l’a trouvée en accostant en Irlande, la femme à part, déplacée, Edna fille d’une île rebelle. Et qui maintenant permet au narrateur d’intégrer certaines de ses particularités ainsi que celles de Louis, le grand-père maternel fils d’Henri et père de Léna sa mère, elle aussi déplacée dans ce monde, afin de rester avec celle qui désormais parle par le paysage marin. Le narrateur navigue sur l’océan de la vie, bougeant le moins possible comme s’il était comme Henri sur son bateau LE NOUVEAU, ou bien prenant son stylo pour écrire comme s’il était un fleuret comme celui de Louis le grand-père champion d’escrime qui cherche et trouve la pointe qui trouve.
Sollers évoque Hamlet, qui s’écrie : « Ô merveilleux fils qui peut stupéfier une mère ! » On entend la déclaration d’amour à celle qui nous est présentée derrière les deux femmes à part, Edna et Léna, arrière-grand-mère et mère ! Au cœur de ce roman, comme pour nous dire qu’il n’en a pas été ainsi pour lui, il y a Shakespeare dont le fils est mort, qui aurait pu perpétuer son esprit, mais une « mère s’est dévouée pour qu’il n’en soit pas ainsi ». On devine qu’Edna et Léna, et surtout celle qui comme la reine égyptienne arriva sur le bateau, ne sont pas ainsi, embarquées sur le bateau LE NOUVEAU par Henri et Louis. Shakespeare « ne pardonne pas à sa femme la mort de son jeune fils » ! Voilà Shakespeare qui nous est présenté comme celui qui est au plus près du mal intégral ! Mais Shakespeare sait aussi que son fils a été poussé au néant par sa faute. Comment un père peut-il ne pas pousser dans le néant son fils ? La question n’est pas d’être ou ne pas être. C’est « I am let », Hamlet ! « Etre, oui, à tout prix, en personne, là ». C’est être à tout prix ! Non pas suspendu à la question « être ou ne pas être » qui mène à la mort le fils ! Au bord de la mer, à Bordeaux, Sollers est là. Il a compris que Rimbaud s’était donné un corps glorieux. Une tirade de la pièce « Hamlet » se termine par « Let be », laissons être, laissons aller, qui fait entendre le largage d’amarres ! « Je suis le destin et la providence, advienne que pourra, là où c’était je dois surgir ». Ce vers : « The readiness is all » : « le tout est d’être prêt ». C’est-à-dire, être sans cesse prêt à mourir, ce largage d’amarres, ce « readiness », qui est ce qui colore le temps, et fait que le maintenant change de nature ! Ce « readiness » est la boussole d’Henri et de Louis, pour être navigateur de la vie ! Edna, Léna, et l’amour étoile fixe de Philippe Sollers, ont laissé chez le père, le fils et le petit-fils ce « readiness » exigeant le largage d’amarres, elles se sont inclinées en semblant dire « Let be » !

Shakespeare entend « I AM WHAT I AM-LET », et il traduit par Hamlet, nom qui signifie « Laissez-moi être », et trois femmes, Edna, Léna, et l’amour étoile fixe, mères différentes, laissent le fils être ! Et le fils est sauvé ! Et William, dans le nom William Shakespeare, s’entend « WILL I AM » ! Will I am ! « Je suis mon désir, je veux mon désir, le désir me veut, tous les désirs me veulent. J’ai la volonté de mon désir, je me consacre à mon seul désir, vous serez forcé de m’aimer, puisque mon nom est désir » ! Un vers d’un sonnet de Shakespeare dit : « Love’s fire heats water, water cools not love ». Traduction : « Feu d’amour chauffe l’eau, l’eau n’éteint pas l’amour » ! Voilà : l’eau n’éteint pas l’amour !

Il s’agit d’être capable de sursauts, dont est fait le nouveau théâtre, qui n’a pas de spectateurs mais que des acteurs. Capacité d’enregistrer et de déchiffrer « ce signal instantané qui, sans avoir la moindre apparence personnelle, s’adresse en réalité à vous, à vous seul. Ce message crypté est enveloppé, parmi des milliers d’autres, dans un souvenir d’enfance… chaque sursaut vous montre le paradis… son onde gravitationnelle vous ramène. » Sursauts qui m’arrivent, à moi aussi ! Et soudain, c’est le paradis ! « ‘Paradis’ veut dire : transmutation immédiate du négatif en positif. Le doute devient certitude, la fatigue repos, la terreur harmonie, l’horreur bonheur, l’angoisse sérénité, la laideur beauté, la dispersion concentration, le bavardage silence, la torpeur éveil, la lourdeur légèreté, la société tout entière une plage ». C’est mot pour mot aussi le sursaut que je vis ! « Le vacarme est aboli par un rayon de soleil. Une fois de plus, vous vous réveillez en sursaut ». Soudain, l’événement improbable arrive, et c’est comme « l’hypothèse d’un dieu tout à fait nouveau », qui « vous protège, il vous aime, sans que personne parvienne à savoir pourquoi ». En vérité, c’est lié au « Let be », au « readiness », au « will I am » ! « Ce dieu intermittent, imprévu, est très désinvolte ». Il abandonne à la vie, au nouveau, c’est ça sa désinvolture ! « Etrangement, vous ne trouvez le nouveau dieu dans aucune affaire sexuelle ancienne ou moderne » ! Bien sûr ! « … il semble innocent de toute la vieille porcherie humaine » ! Ce « dieu nouveau ne dit jamais ‘nous’, ne s’adresse à aucune communauté particulière, ne parle pas de sauver le monde ou l’humanité… Comme c’est un dieu extrême, il choisit uniquement des singularités. »

En fait, pour l’ancien dieu, le fils est une fille… ! Et les mâles, on le sait désormais de mieux en mieux… sont « ces mâles violeurs, prédateurs, harceleurs, venus du fond des âges… Quelle bousculade dans la bestialité ! » Festival d’idiotie, où les mères « butées » sont des bacchantes frigides, dont le dieu nouveau se sert pour sa démonstration terminale ! Le dieu nouveau, comme aussi le narrateur, savent attendre, et c’est un art que d’attendre pour rien. Attendant pour rien, j’écoutais le silence. Sollers écrit : « Enfant, vous vous entraînez sans cesse à l’attente ». Et oui ! « Vous êtes un migrant insoupçonnable » ! « Vous attendez, donc vous êtes attendu » ! « L’attente est l’élément fluide du dieu extrême » !

Sollers évoque cette « immense libération de la parole féminine » que rien n’arrête, souligne que ces agresseurs « comptent tous sur des consentements tacites », et il suggère que, pour « y voir plus clair, il faudrait connaître les mères de tous ces zozos » ! « La banquise s’effondre, les ours blancs se noient, les violeurs n’ont jamais eu la moindre idée de la frigidité féminine. Elle monte peu à peu en surface, d’autant plus que la reproduction, livrée à la technique, s’installe à l’horizon du progrès humains. Pourquoi la plupart des femmes rêveraient-elles encore d’avoir des enfants via la dure loi dite normale ?... Pendant des millénaires, il a joui de ses privilèges, et les pauvres femmes lui ont doré la pilule, voilà tout. » Derrière ces mots, il s’agit de ne pas perdre de vue la mère qui ne laisse pas mourir le fils, bien sûr !

Shakespeare, nous raconte Philippe Sollers, se fait plus ou moins violer à 18 ans par Anne Hathaway, qui a 8 ans de plus que lui. C’est amusant que le violeur soit devenu une violeuse… ! « Elle est pressée… elle est tout de suite enceinte (c’était le programme), il l’épouse dans la précipitation pour éviter le scandale, et elle accouche d’une fille, Suzanna… Rebelote… mais là, ce sont des jumeaux, Hamnet et Judith. Voilà, par ce coup double, William coincé à Statford ». Et pourtant, William, c’est « Will I am » ! C’est pour cela qu’il disparaît pendant 8 ans ! Alors, cet exil, ce largage d’amarres, met de très mauvaise humeur la « mère des enfants de William », et elle « peut à peine supporter l’existence de sa réplique enfantine, Hamnet » ! Elle le contredit sans cesse, le punit, le bat, le prive de nourriture, mais surtout, elle « monte ses sœurs contre lui, et surtout sa jumelle, Judith. Maman est ultra-féministe : elle déblatère sans arrêt contre les hommes, et trouve injuste que les filles et les femmes n’aient pas été dotées par Dieu d’un organe viril ». Lorsque Hamnet demande des nouvelles de son père, la mère lui répond qu’il est mort. Comme si la mort du fils était due à Dieu et à toutes les femmes abandonnées par leur mari, Hamnet meurt rapidement ! Cinq ans après, Shakespeare met en scène sa pièce Hamlet, pour faire ressusciter son fils dont il sait qu’il a été par sa faute poussé au néant. Cette pièce est un tombeau fastueux, et le « n » enlevé dans le prénom vaut résurrection ! « I AM LET » ! « Son fils montera sur scène au nom de tous les pères assassinés par leurs femmes dans l’ombre ». La mère, Anne, voulait atteindre William, qui a choisi le largage d’amarres, le « Will I AM », plutôt que rester coincé dans le domestique qu’au nom de la reproduction passant par elle il aurait dû accepter, aussi une forme de mort. On voit là une autre sorte de viol, en effet. Le fait que, juste par le fait que la reproduction passe par leur corps, les femmes, en devenant mère telle que cette Anne de 8 ans plus âgée violant presque le beau garçon de 18 ans, pourraient retenir prisonnier le mari piégé par la paternité. Dans la pièce « Hamlet », « We defy augury » : « Nous défions les augures », pour laisser aller, « Let be » ! Et, tel Rimbaud dans les « Illuminations », l’homme voit « la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre » ! Hamlet dit à Ophélie : « Quoi, tu voudrais procréer des méchants ? » Shakespeare ne pardonne pas à sa femme la mort d’Hamnet. Sollers rappelle que les fleurs sont « toutes issues d’une aïeule hermaphrodite unique » et c’est la vraie Dame aux camélias, « L’absente de tout bouquet », la rose rouge, la rose blanche, le lys d’or, la rose-croix ! Telle une femme qui oserait larguer les amarres d’avec l’infini servage, afin d’être elle-même, rose sans pourquoi, rose de personne, poète ? Dans la pièce de Shakespeare, « le père assassiné de Hamlet s’appelle lui-même Hamlet… Jamais père et fils n’ont été aussi unis dans la mort vivante » ! De Henri, à Louis, et au narrateur face à la mer et au nouveau, ils sont de père en fils et petit-fils Hamlet, « I AM LET », et ils meurent, c’est-à-dire larguent les amarres pour partir dans le théâtre bateau LE NOUVEAU, pour se tenir prêts, pour le « readiness » au nouveau, au sursaut !

Shakespeare est allé au plus près du mal radical. Lena, la mère du narrateur, s’y connaissait aussi en Mal profond, mais cela la faisait rire. « Son rire m’a beaucoup appris.

« Le rôle des mères, toujours sous-évalué, s’étale de plus en plus au grand jour, et brouille sans arrêt les cartes. Shakespeare est le premier à les abattre sur la table de dissection ». Sollers parle de la « familiarité intime avec le mal radical, l’esprit de vengeance et la pulsion de mort » qui « prédispose ce comédien multiple aux plus légères brises de la nature » !

« Le roman est une guerre de Sécession étrange » ! Et Shakespeare est réfractaire à tout romantisme ! Jeune, il a été nourri à l’huile des sorcières, décoction d’horreur « réservée aux plus grands artistes » ! Quelle est la vraie nature de Lady Macbeth ? La réponse est dans ces vers : « Venez, esprits qui veillez sur les pensées de la mort, / Désexuez-moi… et, de la tête aux pieds, / Gorgez-moi de la cruauté la plus noire. » C’est-à-dire, poursuit Sollers, qu’elle n’arrête pas de dire « à son pâle et furieux mari qu’il n’est pas un homme. Un homme, pour une femme ‘désexuée’, doit tuer, voilà tout. Sinon, il n’est pas un homme » ! Lady Macbeth adresse sa prière aux esprits : « Epaississez mon sang, / Venez à mes seins de femme, / Changez mon lait en fiel, vous, ministres des meurtres » ! Meurtres, ou impossibilité du « Let be » ! La reine de la Nuit, lady Macbeth, poursuit : « J’ai donné le sein, et je sais comme il est doux / D’aimer le bébé qu’on allaite, / Mais, à l’instant même où il me souriait, / J’aurais arraché mon téton à ses gencives sans dents, / Et fait jaillir sa cervelle, si je l’avais juré… », si Hamnet allait s’avérer devenir Hamlet, « Y AM LET », largueur d’amarres pour aller vers LE NOUVEAU ! Et Philippe Sollers conclut : Shakespeare, on le voit, a été un bébé hyper-lucide, qui a dû trouver monstrueuse l’éradication protestante de la Vierge Marie allaitant le fils de Dieu. » Il ajoute « qu’une grossesse se déroule cellulairement de la même façon qu’un cancer ». Dans la poésie anglaise, le jeu de mot « womb / tomb » (« matrice / tombeau ») est très courant, les femmes donnent la vie, c’est-à-dire la mort. Et la césarienne est une expérience redoutable. « Que voulez-vous, les humains forniquent… Il s’ensuit une flopée d’enfants qui, la plupart, meurent en bas âge… Ce John, qui prétend être le père de William, est peut-être un usurpateur qui a lâchement empoisonné le premier époux de sa mère, celui dont on ne parle jamais. » Et « Anne, la femme de William, n’est-elle pas une mégère hautement suspecte ? ». Mary, la mère de Shakespeare, « continue ses envoûtements de grossesse » et a eu neuf enfants… « Du temps de William, le Nom du Père était roi, on priait constamment pour lui, on rêvait de le tuer, il devenait fou sur la scène… Le jeune et bizarre William sent qu’il y a quelque chose de détraqué dans toute cette histoire. Il va le dire. Il l’a dit. »

Il y a tout Sollers dans ce beau roman ! Je l’ai lu comme une lettre d’amour écrite à la femme déplacée, celle qui n’apparaît pas dans les albums de famille, celle que le marin sur son bateau LE NOUVEAU avait rencontrée sur l’île rebelle. De cette rencontre, « Let be », « I AM LET », « WILL I AM », et c’est un vrai largage d’amarres rimbaldien, en défiant les augures qui prédisent d’avoir une vie assise, surtout s’il y a procréation d’enfants ! Or, le père et le fils ont le même nom, qui signifie « Laisser être », « I AM LET » !

Alice Granger Guitard



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