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La traversée de Montparnasse - Nimrod

Editions Gallimard / Continents noirs, 2020

dimanche 7 juin 2020 par Alice Granger

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S’il y a une chose qui se dit à travers tout le roman, c’est que Kouassi, derrière lequel nous reconnaissons l’auteur, Nimrod, ne veut pas devenir un Blanc, comme sa bande d’amis, appartenant à un milieu privilégié voire lettré. Pierre, l’un de ses amis, l’identifie à un Africain qui veut devenir un Blanc, qui ne le pourra jamais, même s’il connaît les sciences européennes, ainsi que la littérature et la philosophie ! C’est parce que Kouassi a une fiancée algérienne, très belle, que Pierre semble soupçonner la différence africaine de son ami, sa supériorité secrète, parce que cette femme incarne l’Afrique, une commune origine. « Pierre visait ma race, mon continent ». Pierre avait brisé l’appartenance de Kouassi à l’univers lettré des Blancs, après avoir tout fait pour qu’il s’en imprègne ! Et Zouna lui dit, plus tard, que pour « bon nombre d’Occidentaux, nous devons nous conformer à la définition qu’ils ont forgée une fois pour toutes pour nous. Or ni les êtres ni les choses ne s’y accordent jamais. A moins de les réduire à l’usinage ou au génocide ».
Or, c’est évident que c’est en tant que Noir qui reste fidèle à son origine qu’il vient vivre sur le sol des Blancs, sans que ceux-ci ne le soupçonnent. Pierre, le plus représentatif des Blancs de ce milieu cossu, ne peut pas s’en rendre compte, car il ignore tout de la mère de Kouassi. Comme les Blancs qui ont oublié que leur berceau est en Afrique, que leur mère est africaine. Kouassi est né en Côte d’Ivoire, dans la forêt, et est resté un forestier. C’est sa véritable vie, secrète, dont il veut sauvegarder le bonheur fondateur. Il appartient à sa mère africaine « par le sang, l’amour et l’antre utérin de la pensée ».
Cette maman, il ne peut la présenter qu’à Jules, qui est le critique littéraire de la bande. Or, d’une part le roman commence par un rendez-vous que Kouassi a avec Jules, et d’autre part ce prénom évoque Jules Vernes. Non seulement Kouassi adore Jules Vernes, mais on a l’impression d’être invité à lire le roman comme, entre les lignes, une histoire extraordinaire écrite par Jules Vernes. En tout cas, comme par hasard, c’est à Jules, critique littéraire, que Kouassi veut présenter sa maman. Et dans l’histoire à la Jules Vernes, le roman présente les vrais amis : les arbres. Les marronniers, dont la feuille le relie « directement au soleil et aux racines, aux mousses et aux fleurs, aux organe visibles et invisibles du cosmos ». Sous le marronnier, il respire la plénitude, il la voit, il remue dedans. C’est son illumination originaire, qui contient toute la vie, et est toute la vie à venir. Une sorte d’Aleph. Dessous, il capte l’énergie des rayons du soleil, tel un transformateur d’énergie, pour la conduire « au royaume qui est en dessous de moi ». Au-dessous du marronnier, il est la promesse des glands. Or, cette plénitude originaire, éblouissante, unique, cette forêt, c’est la mère elle-même qui dit à Kouassi que c’est l’impasse où « réside la famille Cul-de-sac ». Il faut donc s’en déprendre, pour « embrasser le règne de la fée Aventure ». C’est l’homo sapiens de l’hémisphère nord, il y a dix mille ans, mais même quarante mille ans plus tôt « sur les rivages de l’océan paléotchadien », homo sapiens encore plus précoce, qui s’est levé pour aller « vers le cap de Bonne-Espérance ». Personne ne peut remonter le cours. La forêt de l’origine africaine est à la fois une impasse à quitter, et le lieu restant unique d’une sensation de plénitude qui reste un point fixe valant pour toutes les expériences de la vie, et se réitérant à l’identique dans chaque expérience de la vie.
Kouassi, nous comprenons, dans l’autre histoire, celle extraordinaire d’une aventure à la Jules Vernes, qu’il emporte en lui ce lieu forestier originaire unique, il reste dans cet antre utérin de sa pensée. Alors, il peut inventer qu’il est orphelin. Le départ vers le monde des études, c’est être abandonné à l’orphelinat. Et là, il est adopté. On sent que ce premier accueil nourricier du dehors garde, transféré totalement, un amour qui est identique à l’originaire, dans la forêt. Un amour infini. « Quand j’ai vu cet homme et cette femme, une force m’a poussé… La reconnaissance m’animait ». On le sent, il reconnaissait effectivement « quelque chose », resté identique au jadis encore proche, et séparé et que cette force qui l’a poussé est celle de la mère. « Cette liberté, je la devais à un couple qui consacrait ses loisirs à m’aimer, à m’écouter, à me guider ». La scène du bain semble une scène de naissance, lorsque le corps nouveau-né est lavé par une femme. « J’étais l’otage de mon corps, et le bain m’offrait la faculté de lui appartenir de nouveau ». L’eau est « si tiède si profonde », tandis que la femme le caresse avec l’éponge. C’est une naissance qui ramène dans cette eau tiède. « L’amour dont m’entouraient mes parents adoptifs fut si puissant que mon imagination trouva toute seule le chemin de la banquise polaire », et le hanneton qu’est l’orphelin vient se révéler sous la forme qu’il était avant, la merveilleuse larve qui était dans la merveilleuse île, et elle relie à la mère, ce qui suscite une crise, le désir de la retrouver. Avec ses parents adoptifs, c’est comme s’il s’était « acquis un autre royaume », qu’il avait atterri « dans une caverne d’Ali Baba ». Avec eux, il est « tombé dans l’extrême bien-être ». Les parents adoptifs sont un couple d’enseignants, habitant le village du président. « Il m’incombait de m’élever d’un coup de baguette magique au-dessus de ma condition. Je sortais de la forêt pour planer sur la canopée ». Mais tout de suite, de race forestière, il est un enfant « qui rêve de survoler les arbres ». Bref, écrire, devenir poète. Il a des précepteurs, des répétiteurs, même si ses parents tiennent à le mêler aux Ivoiriens, « au peuple, aux vraies gens ». Mais il reste un autre. Il y a en lui une fidélité qui lui donne le réflexe de se cacher de tout le monde, car il veut, perché sur la cime des arbres, pouvoir rêvasser à sa guise. Restant un Ivoirien à part. Comme il est « la progéniture de gens très huppés », il peut rester à l’écart, ne se défaisant jamais du sentiment que le monde lui est un dérangement. Plus tard, lorsqu’il est à Montparnasse, « je tends l’oreille, mais c’est comme si je voulais seulement tester la capacité de mon dos à percevoir le vide qui est dans l’air ». Donc, en imaginant cette adoption, après l’orphelinat, comme une histoire pour raconter le déchirement d’avec la forêt maternelle qu’est le début de l’école, Nimrod fait entendre quelque chose qui reste indemne, qui s’est transporté hors de la forêt, mais reste dans le rêve, tandis qu’être la progéniture de gens très huppés lui laisse la liberté de se sentir différent, autre, bref de ne pas perdre son âme et son lien à la forêt, à la mère. Dans la séparation, il garde une sensorialité intacte, parce que le milieu huppé continue à faire sentir que soin est pris de son corps, d’une sollicitude charnelle. On imagine une éducation raffinée, qu’on a pris soin aussi de son intellect. Tandis que sa sensibilité poétique, dans une sorte de temps libre qui s’ouvre toujours pour lui, se développe librement.
Alors, l’imagination s’envole, dans cette histoire à la Jules Vernes. A dix-huit ans, ses parents adoptifs lui révèlent qu’ils l’ont adopté au nom du président de la République, ayant servi de doublure. Il le savait, qu’il était fils de roi ! Comme il le dit, un orphelin rêve de grandeur. Ce président avait eu le projet fou d’adopter vingt-quatre enfants, issus de vingt-quatre départements du pays ! Kouassi y voit le geste d’un forestier supérieur et insaisissable ! Comme s’il rassemblait les enfants d’une même mère, l’Afrique et sa forêt utérine. Comme pour ramener les enfants parlant une Babel de langues à une origine commune, la forêt africaine, et là, s’élevant tels des arbres dont les racines plongent dans la terre de l’origine, et s’unissent en un seul arbre tour de Babel célébrant en poésie une mère commune. « Sur l’accoudoir de son trône, ses petites mains s’abandonnaient à une bénédiction perpétuelle ». Kouassi sent sa bonté sur lui. « Tu es beau, tu es fort, tu es intelligent. J’ai beaucoup de chance, mon garçon ». Une phrase qui a fait un trou en lui, « dont les forestiers ont le secret, eux qui font reluire l’or le plus pur et le plus jaune de l’artisanat akan ».
Alors, il sent qu’il ne changera jamais de monde, qu’il a toujours appartenu aux surgrands : « j’étais tatoué jusqu’au plus profond de moi-même ». Le roi est un guide. Qui voulait laisser son nom dans l’Histoire en érigeant son pays en modèle de paix, créant « un prix mondial de la Paix dans une instance onusienne à Paris ». Ce roi de la forêt, cet arbre tour de Babel, « règne sur les eaux, la lagune, les ports, les océans, les nuages, le ciel, la terre ».
Avec ses parents adoptifs, et en fils de roi, il vit une vie confortable et ouverte au temps poétique. Le soir, sa mère lui raconte un conte narrant le passé d’une forêt mythique. Toutes les nuits, cette mère fait revivre les hommes des bois, et voilà la source de la poésie : cette littérature de la préhistoire, celle de la forêt luxuriante, celle de la mère. C’est elle la source de la littérature, de la poésie, par ses contes.
Donc, le roman commence par Kouassi qui se rend à un dîner chez Jules, et ça se passe à Montparnasse, la montagne imaginaire. Jules, on entend, c’est parti, c’est Jules Vernes ! La montagne imaginaire des poètes, au XVIIIe siècle. Kouassi, alias Nimrod, se présente, par ces poètes, en poète lui-même. Poète de la mère africaine ! On apprend que la famille avait une « luxueuse demeure dans le XVIe, mais qu’il a préféré venir habiter Vavin. Il est fils de roi. Il reste choyé comme entre les mains maternelles. Il n’est pas là pour s’identifier aux Blancs, il est là pour les forcer à reconnaître qui il est, d’où vient sa poésie, son écriture dans laquelle résonne une fidélité, d’où s’élance comme l’arbre vers la lumière une phrase géante barrant le ciel, en puisant amont par des racines qui restent dans le corps de la mère africaine. A faire sentir si fort sa différence d’Africain, qui vient d’une mère différente, alors qu’en Europe on a oublié que nous venons tous d’Afrique, et voir leur aveuglement, leur bêtise, leur suffisance, et même leur brutalité envers les femmes.
Les parents ont un administrateur de biens. Cela situe la situation sociale. Kouassi ne manque de rien, comme s’il était toujours dans une sorte de paradis originaire, et en même temps orphelin, mais l’adoption a transmis les conditions originaires, depuis le couple de parents adoptifs qui le fait vivre dans l’aisance, jusqu’au président dont il est le fils adoptif secret qui veille sur lui par les moyens qu’a un chef d’Etat, jusqu’aux lieux cossus où il habite à Paris. Matériellement, il est à la hauteur des Blancs très privilégiés, et idem intellectuellement. Habiter Vavin permet d’aller au Jardin du Luxembourg, avec ses arbres, ses marronniers. On dirait que, faisant croire qu’il aime fréquenter ses amis gens de lettres, en vérité, ses amis ce sont les arbres. « Je voulais fréquenter une forêt qui ait des attributs urbains, à l’image de celles de mon enfance ivoirienne ». C’est le lien avec l’enfance, le point fixe. Il rappelle que ses parents sont natifs de la forêt claire, non pas la forêt profonde. Qu’ils ont toujours habité des maisons cossues, des palais, des villas. Alors, à Paris, ce sont toujours des maisons cossues.
Jules bouleverse Kouassi, comme si c’était un alter ego Blanc, avec une superbe qui a « un soupçon de dédain », qui est bridé par une grande humilité. En lui, un excès de vie non commun sous ces latitudes. Comme la littérature africaine, qui fleurit en toutes saisons ! Discutant de belles-lettres, apparaît son penchant africain. « Il plairait à ma mère » ! Face à lui, il se sent en terre familière et en même temps inconnue. Jules paraît, et, un instant, Kouassi a la sensation de perdre son visage. Tout autour, au café où ils ont rendez-vous, c’est l’élite dorée qui donnera les écrivains de demain, les hommes politiques, etc… Il sent leur indifférence racée. Pourtant, depuis l’enfance, il a l’habitude de fréquenter ce milieu, par ses parents. On entend : il est lui-même comme du même milieu, cossu et cultivé. Face à Jules, il comprend son impression d’avoir perdu son visage : il est le seul client à ne pas émettre de lumière. « Ma différence m’a empli les yeux ». Il se replie dans sa singularité. En vérité, c’est son visage qui veut retrouver sa réserve de nuit ! Comme si l’africanité était en train, de manière invisible, de prendre place dans ce café si indifférent.
Voulant habiter le quartier de Vavin, il comprend sa méprise. Alors que dans le seizième, on imagine avec ses parents, il se sentait appartenir à son étoffe. A Vavin, on dirait que c’est sa différence qui, en désirant se faire reconnaître, la source de sa poésie et de son écriture, c’est ça qui le fait se sentir étranger. Parce que son écriture est différente, s’enracine comme l’arbre dans la forêt claire d’Afrique, cette mère. « Je me vois comme l’hôte d’un repas peuplé d’inconnus ». Evidemment, « Il n’est pas certain que je prenne racine à Montparnasse. Ce que je recherche c’est une plénitude qui réponde à ma plénitude antérieure ». C’est la plénitude de la forêt claire natale qu’il veut retrouver poétiquement et par l’amour. Il est là, à Montparnasse, pour sa poésie africaine, qu’il semble vouloir défendre face à ses amis lettrés en essayant de réveiller, en ces Blancs, la très ancienne origine africaine, ce qui les ferait frères, unis en un seul arbre dont les racines plongent dans la terre mère d’Afrique, et dont les phrases géantes barrent le ciel. Il semble sentir sa poésie comme celle devant éveiller aussi dans ces frères Blancs lettrés la même émotion originaire s’exprimant dans une Babel de langues différentes. On sent sa douleur que cela ne soit pas compris. « Mon nom ne fait plus sonner la rue » ! Nimrod. Babel de langues !
Kouassi a le sentiment d’être resté un forestier, et nous comprenons pourquoi. Il se voit reposer au cimetière Montparnasse, avec ses arbres. Et sur le sol des Blancs, qui, de même lointaine origine africaine, seraient des frères, même s’ils ne le reconnaissent pas, et même s’imaginent que c’est lui qui veut devenir un Blanc ! Il aime la solitude des promenades dans le quartier Vavin. C’est plus facile d’être seul en France qu’en Afrique ! En France, il faut prendre rendez-vous même pour voir un ami ! Temps pour l’imagination poétique, on imagine. Jules, qu’il connaît depuis l’enfance, est un guide en littérature, et en leçon de vie, pour lui qui a toujours couru vers le passé. Il va toujours au commencement du monde. Il reste au commencement de la poésie, à ce qui a été fondateur. Là sont retirés son père et sa mère.
Lorsque Jules, et sa femme, l’invitent un soir à dîner, Bd Pereire, un beau quartier très différent de Montparnasse, froid, il est frappé par l’appartement qui a l’air d’une chapelle ardente. Jules, devant sa femme, a l’air d’un chien battu. Le vaste appartement a des lampes dorées, la maison est parfaite, Maud semble éprouver un contentement évident, faisant croire au bonheur. Mais Kouassi comprend pourquoi Jules vient s’évader à Montparnasse !
Lorsqu’il revoit Jules, il se souvient de son malaise, chez eux, et soudain comprend à quel point Jules et lui se ressemblent : « Nous étions deux rentiers qui vivions notre privilège avec mauvaise conscience ». Il se souvient de ses vingt-deux ans, et combien il en avait eu assez de la société d’apparat, des rois, de princes, des présidents, de ces individus extraplanétaires étalant leurs corps, leurs voitures, leurs bijoux, leurs maisons, que ses parents côtoyaient mais c’est tout. Ils n’allaient pas en virée dans les yachts, ils « faisaient leur shopping en vente privée ». De se sentir, en tant que fils du président, locataire de la Côte d’Ivoire, il se dit qu’heureusement, il sent toujours la forêt pousser autour de lui. Et la littérature est « une médecine irréfutable ». Ils sont des enfants adoptés « à qui on a offert monts et merveilles, ainsi que l’estime d’un dieu », ont reçu la meilleure éducation du monde, sont rattachés à la haute société. Kouassi a été un orphelin exemplaire « au pays du miracle africain » ! Mais justement, c’est ça qui ramène à l’origine. Parce que ce monde privilégié l’en sépare.
Et les promenades, depuis l’enfance, font dériver le monde, tandis qu’il marche chaque jour vers l’innommable. C’est au désert qu’a lieu la vraie évasion. « La ligne de fuite s’abîme là-bas, dans un humus improbable ».
Dans le roman, il y a un changement, lorsque Jules, qui est une sorte d’alter égo Blanc de l’Africain Kouassi, tous deux des privilégiés, lui présente deux amis. A la Brasserie Sélect, évidemment, celle que préfère Pierre. On sent que quelque chose va arriver par Pierre. Tandis que nous apprenons que pour Jules, Kouassi, qui vit dans un appartement cossu à Vavin où son ami n’est jamais venu, est un Africain que l’on aide. Ce détail, l’ignorance dans laquelle Kouassi tient Jules de son statut très aisé, a pour but stratégique, de la part de l’Africain raffiné, de tendre la perche, susciter le jugement des Blancs sur les Noirs, celui de l’infériorité, que ne peut pas racheter le raffinement intellectuel qui le met à la hauteur des intellectuels Blancs. « Je fus un très bon élève, mais l’excellence m’horripilait », il a un pied-à-terre à Paris pour entrer en classe préparatoire. C’est dit : je suis à la hauteur des Blancs, comme n’importe quel enfant de riches Blancs ! Ensuite, la différence peut s’affirmer, et frapper. Guidé par Jules Vernes, qui a survolé cinq continents, Kouassi a refusé de devenir une bête à concours, et va à la Sorbonne. C’est plus sur le chemin de la poésie, des origines, et c’est bien sûr Jules qui reçoit les premiers poèmes ! L’écriture est de la même veine que les forêts claires de l’origine.
Les amis que lui présentent Jules sont évidemment raffinés. Au Sélect, Kouassi fait sensation auprès du patron, qui accourt au moindre prétexte, le débarrasse de son pardessus, lui tire la chaise. On dirait qu’il sait qu’il est fils de roi !
Pierre se substitue logiquement peu à peu à Jules. Kouassi boit ses paroles. Par exemple lorsqu’il lui parle de sa théorie favorite de « l’imbécile heureux ». Il a l’ait d’un « curé intellectuel au cuir racé » ! Il ne se doute pas qu’un tel marigot, lui, Kouassi, il le tire à sa perte ! Voilà, c’est dit ! Pierre est l’homme qu’il faut à Kouassi pour que, là où il s’attend à voir que se confirme l’infériorité de l’Africain même s’il a l’air d’avoir rattrapé le Blanc, il lui prouve sa supériorité de Noir qui, lui, sait encore d’où il vient, de ce berceau africain, là où les racines de chaque arbre humain devraient plonger afin de s’élancer vers le ciel ! La théorie de l’imbécile heureux, Pierre ne se rend pas compte qu’elle le concerne. Selon lui quand les autres vous croient idiot, ils se lâchent, et foncent dans la bêtise. Là, l’Africain Kouassi laisse Pierre le Blanc dans son préjugé sur le Noir qui ne pourra jamais être à la hauteur du Blanc même s’il a sa culture raffinée ! Et là, l’Africain lui jettera sa bêtise à la figure, à bord de la Rolls Roye rutilante de fils de président ! Kouassi a senti que, paradoxalement, Pierre recherchait l’humiliation ! Kouassi doute de la noblesse de Pierre ! Ils semblent devenir complices en commettant ensemble un acte de vandalisme, dans lequel le meneur est Pierre, comme une sorte de saccage de ce monde de privilégiés, aux belles vitrines.
D’avoir commis ça, Kouassi a le sentiment que son personnage ne colle plus avec le paysage, comme s’il avait commis un attentat. C’est la terreur.
Alors l’amie, Zouna, femme médecin qui habite Alger, donc sur la terre africaine, apparaît. Une figure féminine aimée. « La vraie fiancée, c’était elle, la médecin algérienne ». On entend presque, ce n’est pas une femme blanche. Elle, elle est l’Afrique, elle relie à l’origine. Et évidemment « Ma mère la couvrait d’affection » ! Elle rit, au récit du vandalisme ! Et, finalement, en revoyant Pierre, il court dans les toilettes pour éclater de rire !
Pierre, on s’en doute, ignore tout de la mère de Kouassi ! De l’origine africaine, de la forêt. Cette mère qui peut enseigner la littérature en enseignant la forêt aux peuples réputés sans écriture. Cette mère a inventé « la littérature chlorophylienne » ! Capable de prouver que les ancêtres sont africains ! D’où la véritable identité de sa mère : mondiale ! « Dans mon cœur et mon âme, maman se détachait de ses livres ou, plutôt, j’étais à présent mûr pour les habiter ».
Le titre du dernier chapitre du roman, « Le dernier repas », a un air de « La dernière cène », où Zouna est le plat qui attire la convoitise par laquelle Judas va se dévoiler. Kouassi, invité à dîner chez Pierre, arrive avec sa fiancé Zouna. Rien ne va plus, dans ce groupe d’amis. Ce qui l’enrage le plus, alors, c’est que ses amis se mettent à accabler des innocentes, leurs compagnes. S’annonce ainsi la différence profonde, africaine, de sa relation aux femmes. Et que c’est ça, son africanité, et ses racines. Il s’agit de l’attachement réciproque entre une mère et son fils. Celui qui est décrit entre la mère Fanny, compagne de Pierre, et son fils, qui rend fou Pierre, entre en résonance avec celui qu’il y avait entre Kouassi et sa mère, quelque chose de sacré. C’est en pensant à cela qu’il s’est mis à aimer Fanny avec tendresse. Pierre, comme s’il voulait arracher de manière concurrentielle son fils à sa mère, « voulait se frotter contre Fanny, la câliner tel un chat ». Un possédant, même. Qui, pour être maître du corps de sa femme, lui lançait des piques parce qu’elle n’était pas assez mince, jusqu’à ce qu’elle le redevienne, comme si la grossesse n’avait pas laissé de traces. Cependant, Kouassi aime la dépendance qu’a Pierre à l’égard de Fanny ! Pierre qui ne réussit ni à être vraiment père, ni vraiment époux, ni à se contenter de son confort bourgeois, mais qui n’a pas le courage de s’en arracher. Ce serait faire apparaître une mélancolie secrète ! Comme si, en effet, il manquait quelque chose de vital à Pierre, et que l’Africain Kouassi savait très bien ce que c’était, lui qui avait eu une mère Africaine ! Comme s’il lui manquait son origine africaine, si lointaine ! Et ce n’est pas le corps maîtrisé de Fanny, qui s’est faite telle que la voulait son mari, qui peut pallier ce défaut d’origine, ce manque de l’humus africain où l’arbre plonge ses racines.
Or, lorsque Kouassi arrive avec l’Algérienne, c’est comme s’il rendait visible la terre africaine dans laquelle les racines de son arbre sont plongées. Zouna domine d’une tête Fanny, évidemment ! « Devant la beauté de ma petite amie, Fanny a ravalé sa suffocation par un sourire ». Elle sembla n’être plus qu’une passante dans son salon. Elle semblait dans un retrait muséal, dans ce salon encombré de mobilier art déco dont Pierre était collectionneur ! Fanny est fortement déstabilisée par Zouna. Et cherche à établir une complicité avec elle, comme pour sentir son secret, et ayant une appétence pour « une personne de même sexe qu’elle » !
Peut-être que sur la base de l’attachement qu’il y a entre son fils et elle, Fanny sent cet attachement de même nature entre Kouassi et Zouna, un amour qui s’inspire d’un amour plus ancien toujours vivant. C’est pour cela qu’elle remarque que « C’est sûr, Kouassi, tu l’as dans la peau, la belle Zouna ». Et bien sûr, Kouassi se sent mis à nu par sa remarque ! Ce qui fait sortir de ses gonds Pierre, c’est de réaliser que Kouassi plaît aussi à sa femme, qu’il a quelque chose d’autre, que lui un homme Blanc, n’a pas. Lorsqu’il lui lance que « tu plais toujours autant aux femmes… tu es le plus occidental de notre bande », et qu’ayant rêvé de faire cette rencontre, il a été exaucé au-delà de ses vœux, il réalise qu’il est en présence de l’homme qu’il voudrait être et ne sera jamais ! Il lui faisait sentir ce que c’est qu’être un homme qui plaît aux femmes. En même temps, il sent aussi qu’il n’est pas cet homme, pour Fanny. C’est-à-dire que cet homme Blanc, il voit les choses du point de vue de l’homme, qui est viril au point de conquérir la femme parce qu’il a ce qu’elle désire. Et c’est pour cela qu’il voit ainsi l’amour entre Kouassi et Zouna : « un spectacle délicieux que nous offre Zouna livrée à ton corps » ! Une femme livrée ! Mais Pierre ajoute qu’il ne peut pas croire qu’il est devenu un Blanc ! Des paroles humiliantes qui veulent se venger de la différence supérieure de Kouassi, face aux femmes. Or, il ne s’agit pas que d’une différence sur le plan de l’amour, mais qui traverse la poésie, l’écriture, qui le fait autre, qui disait sa singularité africaine !
C’est ça qui attise la colère, restée silencieuse, de Kouassi, et précipite le départ, en faisant sentir que c’est la dernière fois. Car la blessure que ressent Kouassi, c’est surtout de n’avoir pas été reconnu dans son singularité africaine, dans son identité, d’avoir pu être pris pour un Occidental dans sa relation aux femmes. Alors que, justement, c’est là que sa singularité s’affirme ! Jamais une femme n’est livrée à son corps ! C’est un Blanc, ça ! Pour Kouassi, c’est le corps de l’Afrique qui vient à lui par une femme, même si elle est blanche. C’est quelque chose qui réitère la communion utérine avec la mère africaine, ce sont les racines de l’arbre qui retrouvent en amont une joie unique.
Alors, Kouassi, fils adoptif secret du président de Côte d’Ivoire, va « lui administrer une leçon dans les règles des valeurs occidentales ». Ce qui est logique, puisque, depuis le début du roman, l’africanité aussi s’avance avec le masque des valeurs occidentales, maisons cossues, milieu élitiste parisien, concours des grandes écoles comme pour tout fils de milieu privilégié. Il veut le voir s’enfonce dans sa petitesse, tandis qu’il va disparaître dans une Rolls Royce de couleur pourpre, demandée au fondé de pouvoir de ses parents, proche du président africain. Cette sorte de carrosse symbolise à la fois le caractère royal de cette mère africaine, luxueuse et rouge utérine, qui condense toute la valeur du monde, et une sorte de concurrence, de duel, entre Blanc et Noir, où la puissance du président africain se révélant par cette Rolls Royce est comme le renversement de l’image de l’Africain qu’on aide, qui est au début du roman. C’est l’Africain qui n’a pas besoin qu’on l’aide qui règle ses comptes avec ses amis Blancs ! Mais il avait avancé masqué. En ne montrant jamais son appartement cossu, qui aurait révélé son milieu privilégié, ce qui aurait tout changé. Alors que là, il va droit au but, mettre à jour le regard qui abaisse la race africaine, même lorsqu’il s’agit d’un homme de lettre raffiné. Et ceci ayant été forcé de se mettre à découvert, il a sorti sa Rolls Royce ! Qui est aussi une métaphore de son écriture, de sa poésie ! La traversée de Montparnasse mène à la forêt claire de l’origine, à la source de la poésie de Nimrod !

Alice Granger Guitard



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