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Les cent-Jours ou l’esprit de sacrifice, Dominique de Villepin

Editions Perrin, 2001

mercredi 20 décembre 2017 par Alice Granger

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En faisant le choix de commencer sa trilogie napoléonienne par les Cent-Jours, Dominique de Villepin nous montre brillamment que c’est en affrontant le tragique de l’homme, ce sacrifice du pouvoir alors que le peuple le voit comme le sauveur, que Napoléon sème contre toute attente pour l’avenir ! C’est la bataille des mots qu’il gagnera ensuite, entrant dans la légende.

Cette dernière bataille est celle de la plume, Dominique de Villepin l’a aussi compris pour lui-même depuis longtemps ! C’est cela qu’il faut entendre dans ce livre si intelligent par le choix de commencer par la chute ! Cette dernière bataille pour que le peuple ait une chance de se dégager du mépris qui le plaque dans l’ignorance même lorsque, apparemment, on a remédié un peu à l’illettrisme, a la mémoire pour enjeu, elle n’a besoin ni d’armées, ni de courtisans ni de sabres pour enflammer et ensemencer les esprits, écrit-il. Par les mots, par le « Mémorial » écrit à Sainte Hélène, Napoléon se détache comme le paradigme qui va inciter les humains formant ce peuple comme abandonné à lui-même, mis en demeure de se débrouiller avec une réalité difficile, un peuple en deuil, à penser que chacun d’eux aussi peut être du nombre de ceux qui croient en leur destin, en leur pouvoir, s’exerçant peu à peu à trouver enfin en eux-mêmes l’énergie, les ressources, le désir, l’imagination, l’enthousiasme, la capacité de penser, car ça ne viendra pas d’en haut, maintenant c’est sûr puisqu’ils sont tous occupés de leurs intérêts et de leurs intrigues, « Laissez tout espoir vous qui entrez ! » ! Le paysage politique nouveau laissé par Napoléon, ainsi que l’état assez catastrophique de la France humiliée et diminuée comme jamais, ne laisse pas de doute sur la logique des intérêts et la victoire de la nouvelle élite des notables née de la Révolution, et incite au sursaut du peuple souverain enfin mis devant sa responsabilité propre pour redonner à la France sa grandeur et son rayonnement. Napoléon est, à Sainte Hélène, apparemment vaincu, tel un père qui fait le contraire de laisser en héritage à ses enfants une affaire si florissante qu’ils n’ont plus rien à faire qu’à en jouir de manière bourgeoise, le pouvoir du père restant écrasant sur eux qui n’ont plus aucune chance de prouver qu’ils sont aussi capables, non pas éternellement petits et installés dans un ventre éternisés ! Napoléon au contraire laisse à ce peuple qui hérite quelque chose qui semble encore entièrement à faire, justement la responsabilité de cette grandeur de la France et de son rayonnement dans le monde. Et c’est à ce peuple de jouer, de prouver qu’il en a les capacités, le grand homme par son sacrifice dit qu’il croit en eux, il n’est plus dans une logique de l’humiliation à la base de l’infantilisation politique, il fait le pari par la plume qu’il se débrouillera en s’identifiant à lui, en se laissant être ensemencé ! Sans doute l’éveil de chacun des humains composant le peuple sera-t-il lent, semé de rechutes infantiles, mais au moins est-il rendu possible par le sacrifice du grand homme, qui ne fera plus pour eux, mais, entré dans la légende, devient un ensemenceur d’énergie, d’audace et d’estime de soi face à la grandeur à réinventer du pays dans lequel ils vivent, qui fut prestigieux aux yeux du monde depuis les Lumières, et qui maintenant semble à genoux, humilié et craint car pouvant souffler un vent mauvais de troubles et d’instabilité !

En faisant le sacrifice de ses infantilismes, de son attentisme, ce peuple pourra, très lentement certes, s’approprier une capacité de résistance, de jugement, et d’invention, tout en échappant enfin à la logique de l’humiliation qui prospère toujours sur un déficit d’estime de soi, sur le fait de se voir encore comme un enfant qui a besoin d’un pouvoir venant d’en haut comme d’un père ayant du pouvoir ! Le sacrifice de ce pouvoir de la part de l’homme fort qui ferait tout d’en haut, tel un sauveur génial à la destinée exceptionnelle, a aussi le sens de ne plus faire les choses à la place des humains formant le peuple alors forcément considéré comme mineur, voire illettré comme l’est ce peuple pourtant révolutionnaire au temps de Napoléon. Le sacrifice que fait de son pouvoir le grand homme Napoléon laisse cette possibilité inédite que le peuple puisse, en s’identifiant à cet homme qui avait trouvé en lui l’énergie infinie pour se mettre au service de la grandeur de la France, accomplir ce jaillissement inaugural, naissant, d’une vie libre, responsable, battante, pleine d’énergie, ne se laissant pas être méprisée ! D’où cette persistance d’un peuple français bouillonnant qui fait peur à l’Europe comme s’il n’avait pas dit son dernier mot en matière de Révolution, et persistance d’une peur de Napoléon pourtant vaincu à Sainte Hélène comme si son pouvoir d’ensemencer l’avenir était pressenti comme impossible à vaincre ! Bien sûr, la question de l’illettrisme sera au centre de cette appropriation d’une part du pouvoir par chaque humain composant le peuple passif jusqu’à cette Révolution et finalement oublié parce qu’il ne sait ni lire ni écrire. Le sacrifice de Napoléon laisse entier ce qu’il n’a pas fait pour ce peuple, ce qu’il ne peut pas faire pour lui, mais il laisse un pays modernisé, dans lequel ce peuple peu à peu, en faisant d’abord le deuil de l’homme fort, très difficile, ayant des haut et des bas, voire s’éternisant, s’exercera à prendre sa part de responsabilité.

L’important, et nous le constatons avec ce que Dominique de Villepin nous raconte de l’organisation du pouvoir après le sacrifice de Napoléon, c’est que personne ne fait plus rien à la place de ce peuple, au contraire les notables, les libéraux, les individus, l’argent, tout cela s’organise autour des intérêts et ambitions privés, et le peuple abandonné à lui-même se trouve, paradoxalement, en situation de devoir se débrouiller lui-même, comme un grand !

Le sacrifice, répétons-le à la suite de Dominique de Villepin, est la marque de la grandeur de Napoléon, qui œuvre pour l’avenir, parce qu’il offre à ce peuple, en l’abandonnant à lui-même tout en veillant à ce que la guerre civile et l’invasion étrangère ne jouent pas contre lui-même, la condition de solitude pour qu’il croit enfin en ses propres capacités d’émancipation, de résistance, de jugement, d’invention, d’organisation commune ! Dans le sillage du deuil, du désenchantement, et dans la conscience de ne pouvoir compter que sur ses propres forces intérieures pour prendre sa part de la souveraineté nationale, tout en ayant ce personnage fort de légende auquel s’identifier !

Dans la petite histoire comme dans la grande, pour pouvoir sortir du cocon protecteur familial structuré sur le pouvoir du père de faire pour tout le monde, le sacrifice de l’homme fort, qui signifie qu’il ne peut plus faire à la place des petits qui sont devenus grands, est essentiel, l’abandon à la vie dehors, qui doit être politiquement organisée en définissant un intérêt général sinon c’est la guerre civile au choc des intérêts particuliers et c’est la loi du plus fort où les individus entendent avoir une vie de roi, commence par le désenchantement, le deuil, et le lent éveil de la capacité de penser, de résister, d’inventer, de juger, justement parce que dans ce monde du dehors qui fait comme si on oubliait le peuple celui-ci comprend que c’est vrai, personne ne fait à notre place, pas d’autre solution que de s’y impliquer, souverainement ! Prenant la plume, Napoléon ne titille-t-il pas le nerf de la guerre pour la paix, cette sorte d’alphabétisation des illettrés si chère à Dominique de Villepin depuis son adolescence ?

En lisant ce livre de Dominique de Villepin qui donne une telle importance symbolique au sacrifice de l’homme qui fut si exceptionnel, du sauveur au sommet de l’Etat, ma réflexion s’est organisée bien sûr autour de la question du pouvoir mais spécifiquement centrée sur la famille puisque le clan familial napoléonien a envahi la scène politique européenne avec en surplomb la mère de l’Empereur, et sur la relation père-fils, sur cette transmission de l’un à l’autre qui, justement, dans cette histoire tragique en apparence, n’a pas pu se faire ! Napoléon a abdiqué, et son fils l’Aiglon n’a pas pu lui succéder sur son trône tout prêt ! Croyant pouvoir laisser le trône prestigieux tout prêt à ce fils, voici qu’il laisse en héritage tout autre chose à ce peuple ! Il lui laisse en quelque sorte tout à faire, mais surtout, le spectacle d’une élite nouvelle née de la Révolution uniquement soucieuse de défendre ses intérêts, d’où la certitude que plus personne ne fera pour lui et que c’est à lui d’œuvrer à relever la grandeur de la France que le monde pourrait voir comme le pays dans lequel sa population serait arrivée à inventer un paisible vivre ensemble,

Or, c’était l’obsession de Napoléon que de préparer l’avènement de son fils ! De sorte que l’on se demande si ces Cent-Jours ne sont pas aussi le douloureux travail de deuil par rapport à ce fantasme de l’homme fort de la famille à se transmettre de père en fils ! Tellement fort que pour ce fils, il avait fallu cette mère autrichienne appartenant à une dynastie royale ! Cette mère appartenant à la royauté, Marie-Louise, est très importante ! Napoléon nous enseigne que derrière ce pouvoir du père, du roi, il faut une figure maternelle forte, irréfutable depuis un long passé, comme gardienne d’une matrice pérenne qu’on ne quittera jamais puisqu’on la retrouvera sauvegardée par la politique qui fait d’en haut comme en famille ! La conquête de Napoléon, derrière les batailles, n’était-elle pas justement d’ancrer le pouvoir dans une histoire ancienne incarnée et greffée dans la nouvelle dynastie napoléonienne par cette mère royale ? Et que devait-il réparer, quelle blessure, quelle fragilité familiale, Napoléon, pour tenir à ce point à réussir à mettre sur le trône son fils et à certifier sa propre dynastie ? Le pouvoir finalement si fragile de son père, certifié par sa mort ? Mais le plus important, dans cet échec de l’installation du fils sur son trône, au-delà du refus des dynasties européennes et notamment autrichienne, n’est-il pas que Marie-Louise ne reviendra plus jamais auprès de l’Empereur à partir du moment il s’avère de plus en plus certain qu’il ne sera plus l’homme puissant ? Et c’est cela qui semble blesser le plus Napoléon ! Que Marie-Louise ne revienne plus à ses côtés, et donc pas non plus son fils ! C’est en quelque sorte le regard de Marie-Louise qui signifie qu’il n’est pas l’homme fort. Le coup de grâce ! Le pacte de sang qui avait scellé leur mariage n’avait été signé que parce qu’il était l’Empereur, l’homme le plus puissant d’Europe, qui avait soumis la royauté européenne. Ce mariage valait reconnaissance, voire acte courtisan. Mais en 1813 déjà, avant la défaite, Metternich a défait ce pacte de sang signé avec l’Autriche !

Dans ma lecture, j’ai aussi eu cette curiosité à l’égard de cet intérêt si grand de Dominique de Villepin pour Napoléon. J’ai pensé qu’à l’époque de la publication de cet ouvrage en 2001, et même pour toute la période de son engagement politique, Dominique de Villepin était dans une relation de fils et de père avec Jacques Chirac, des relations directes sans langue de bois, dans l’estime réciproque, sans courtisanerie, montrant un fils en capacité de prendre ses responsabilités pour la France à la hauteur du père, cette histoire d’un trône qui peut se transmettre de l’un à l’autre parce que tout préparerait le fils à succéder au père, notamment ce père introduisant le fils dans le haut lieu du pouvoir comme dans une famille privilégiée, et s’offrant à l’identification. Or, curieusement, ce livre semble démontrer qu’en 2001 déjà Dominique de Villepin pressentait, au moins inconsciemment, qu’il serait ce fils ne succédant pas au père sur le trône du pouvoir, ceci parce que le père lui-même, Chirac, était habité d’une sorte de sacrifice, lisible par son isolement, par sa fragilité mise en relief par l’esprit de cour et d’intrigue tout autour avec des courtisans aux dents longues en ce qui concerne leurs ambitions politiques personnelles, et comme si c’était aussi la fin pressentie d’un monde. La suite prouvera que Dominique de Villepin quittera la politique en même temps que Chirac… Comme un sacrifice… Mais être à ce point attaché à la mission de travailler à la grandeur de la France, et à cause de cela répugnant à jouir tranquillement d’une vie bourgeoise installée, ne viendrait-il pas de la constatation d’un écart gigantesque entre une patrie idéalisée de loin dans l’enfance expatriée, et le choc avec une réalité décevante, incitant donc à l’inventer, à la construire, cette grandeur, en particulier comme se lisant à nouveau dans les regards étrangers ?

Insiste dans ma lecture de ce livre tellement passionnant cette vision de l’histoire oedipienne normale se jouant dans les familles autour de la question du pouvoir investissant le chef de famille qui me semble être le paradigme de toute représentation du pouvoir placé en haut avec ce que cela implique d’attentisme et d’infantilisme. Sortir de l’infantilisme, d’une conception familiale de la politique où l’intérêt général est assumé par l’homme fort et non pas par chacun de nous unis par l’œuvre commune, exige cette émancipation dans le sillage d’un abandon à la vie que le grand homme en sacrifiant son pouvoir de faire pour tout le monde opère ! Napoléon livrant sa dernière bataille par les mots, Dominique de Villepin investissant tant d’énergie et d’intelligence par l’écriture afin de partager son savoir et son expérience en sacrifiant son image d’homme puissant qui sait pour tout le monde, tout cela s’attaque à l’illettrisme du peuple, à son infantilisme, à sa supposée impossibilité de sortir d’une sorte de giron familial politique où pourtant leurs représentants sont tellement occupés de leurs intérêts personnels !

Pour lire la tragédie napoléonienne qui soudain révèle sa grandeur dans la chute parce qu’elle sème dans l’avenir, il m’a semblé indispensable d’avoir à l’esprit le roman oedipien. Dans le cocon protecteur familial qui a le pouvoir de tout faire pour le bien des enfants, se détache la figure de la mère, telle une reine puissante auréolée par la profondeur de l’histoire, que le père aime. La monarchie comme une matrice ! Le père, c’est le roi puissant, qui sait assumer matériellement la vie de tous les jours de la famille et préparer l’avenir pour les enfants, anticipant toute leur vie dehors, s’il a assez de pouvoir, d’argent, de relations, de réseaux. Cette structure familiale semble un modèle pour la vie dehors, pour le pouvoir politique dont on attend tout d’en haut. Si l’on n’envisage pas cette vie politique comme sortie hors du familial, bien sûr ! Si l’on imagine que les humains ne se sèvrent jamais vraiment d’une dépendance au familial ! Et donc la question de la transmission au sein de la famille est capitale. Le garçon doit se préparer au trône du pouvoir, tandis qu’une fille doit se préparer au trône royal de la maternité. Monarchie psychique ! Cette perspective qui est avalisée par la grande histoire fait passer directement de la famille où l’on est né à la famille qu’on fondera, sans jamais vraiment avoir la sensation de naître hors de cette famille, d’entrer dans un monde différent, où l’on doit participer à l’organisation commune. A aucun moment, on ne sort de la famille, pour aller dehors et s’organiser avec les autres en définissant l’intérêt général, supérieur aux intérêts particuliers, attentifs à la paix et aussi à l’environnement terrestre qui est différent d’une matrice. Pour la transmission du pouvoir assumé par l’homme fort, il se passe un petit jeu oedipien où le père laisse croire au fils qu’il le supplante dans l’amour de la mère, et ainsi ce fils se voit prodigieusement fort et exceptionnel dans le regard de cette mère, pour elle il est plus fort que son père, il est Empereur et le père seulement roi… Mais en même temps, son identification au père est essentielle, il est comme lui, il tire de lui son pouvoir, et peut alors le dépasser en se projetant dans l’avenir ! C’est habité d’un tel sentiment de force, porté par une destinée exceptionnelle par rapport au père et telle qu’il la voit dans le regard de la mère semblant préférer son fils, que ce fils peut devenir l’homme fort dans une nouvelle famille. Le tuteur de ce pouvoir transmis dans une nouvelle famille reste le père fort, le chef de famille ! Et ainsi de suite. Quant à la fille, elle se voit dans les yeux du père, qui semble la préférer à la mère avec la bénédiction de celle-ci, la voici prête à fonder sa nouvelle famille, en s’identifiant à sa mère ! La reine mère reste la tutrice ! L’important dans cette histoire où le trône du pouvoir se transmet de père en fils, c’est de ne jamais remettre en question cette structure familiale comme base de toute organisation, qui est étonnamment monarchique, avec une très longue histoire derrière elle, tout comme la monarchie en France. A aucun moment, la figure forte du père, roi de la famille, et la figure royale de la reine en sa maternité, ne sont remis en question par le sacrifice se mettant en acte dans cette figure du pouvoir qui suppose toujours la dépendance, que des enfants attendent tout d’en haut et vivent dans un cocon préparé pour eux, qui implique une sorte de logique de l’humiliation qui ne dit jamais son nom mais suppose une incapacité d’émancipation réelle !

La terre où Napoléon est né est une île, mais même si son parfum et sa beauté sont inoubliables, des vicissitudes, le fait que le père a dû batailler pour faire valoir sa noblesse, tout cela insinue la certitude qu’il n’est pas possible d’y rester, que c’est comme une matrice à quitter, certes comme un déracinement douloureux. La terre vue comme idéale depuis l’île, nous imaginons que c’est la France. La noblesse corse du père rend possible que le fils Napoléon entre dans l’armée de Louis XVI. Jusque-là tout va bien. Napoléon va pouvoir défendre dans l’armée la France contre les invasions étrangères. Il ne vient pas du peuple, c’est un gentilhomme corse à qui l’appartenance à la petite noblesse de l’île vaut l’entrée dans l’armée du roi de France ! Mais les secousses de la Révolution française, qui vont aboutir à la mort du roi, et cette secousse familiale qu’est la mort du père, vont faire que pour Napoléon la petite histoire va s’enlacer à la grande histoire. Le voici promu sur le trône du père mort en soutien de famille, donc une destinée exceptionnelle, avec une mère ayant toujours peur de manquer et qui veille à ce que ce fils d’exception qu’elle voit avec une grande destinée ne maltraite pas ses frères et sœurs et il lui obéira en casant son clan dans toute l’Europe au fil de ses conquêtes. Le caractère exceptionnel de la situation oedipienne de Napoléon est qu’il succède à son père au sein de sa famille, non pas en allant fonder sa propre famille ! Et au niveau politique, c’est pareil ! Le roi est mort ! Et le peuple révolutionnaire, c’est par les excès de la Terreur qu’il va pouvoir l’utiliser pour s’affirmer comme le sauveur et finalement recevoir sa couronne de lui, se faisant plébisciter. Le peuple révolutionnaire entendait devenir souverain, faire valoir son pouvoir, mais voici qu’il se passe autre chose, comme depuis toujours voici un sauveur qui va incarner le pouvoir d’en haut ! Il y aura des changements, notamment les biens des nobles qui ont émigré deviennent des biens nationaux, et une partie d’entre eux est rachetée par des paysans, et aussi par des notables. La propriété devient possible pour la ruralité. La féodalité a disparu. La modernisation de la France est en route. Le peuple apaisé a l’impression que le nouvel homme fort, en haut, est en train de faire les choses pour lui, qu’il est sur le trône du pouvoir à la place du roi guillotiné ! Or, dans cette histoire, ne manque-t-il pas à Napoléon le temps de l’identification au père fort ? S’en tenant tout le temps de l’Empire aux conquêtes militaires, ne reste-t-il pas inconsciemment le haut officier militaire de l’armée de Louis XVI, semblant plus fort que les rois européens étrangers menaçant d’envahir la France, et qu’il faudrait faire mourir à la fois comme le roi de France et comme son père. Cette conquête jamais achevée de territoires ne serait-elle pas l’aveu qu’il n’a pas de vrai territoire, qu’il n’est inconsciemment qu’un officier supérieur, extraordinairement puissant, de l’armée française ? Et cette identification manquante, ne fait-elle pas retour avec cette sorte de plagiat des monarchies européennes qu’il accomplit par le sacre, le rétablissement de la cour avec ses courtisans, la création d’une noblesse d’Empire ? La question de l’identification n’a-t-elle pas rattrapé Napoléon ? Et l’Empereur, forcément plus fort que le père roi dans le regard de la mère comme aux yeux du peuple révolutionnaire qui est en retard infini sur son désir d’émancipation puisqu’il a plébiscité le sauveur qui se tient en haut, ne peut cependant pas vraiment éliminer ce père, base de l’identification ! Peut-être que cette figure indispensable de l’identification, le roi, a-t-elle été poursuivie au cours des conquêtes semblant sans fin, comme désirant follement en trouver un qui serait effectivement plus fort en lui infligeant la défaite ? La défaite signant la chute de l’Empire, n’était-ce pas la révélation à ciel ouvert de la figure forte de l’identification, donc l’impossibilité de tuer le père, le roi, qui revient par la fenêtre ? Donc, avec la défaite rencontrée enfin en Russie, la figure forte du pouvoir, base de l’identification, Napoléon l’a en face ! Elle inaugure sa Restauration par le roi Louis XVIII. Et ce roi Louis XVIII revenu sur le trône porté par les alliés royaux étrangers va s’avérer plus fort politiquement que Napoléon, lui tendant un piège avec sa Charte libérale qui tiendra compte des changements que la Révolution a apportés, lui donnant une leçon politique magistrale de père à petit garçon corrigé ! Napoléon, en revenant de l’île d’Elbe, ne pourra que perdre, dans ce duel avec le roi restauré Louis XVIII, et tous ces rois européens alliés aux frontières de la France ! Napoléon ne pourra que se sacrifier, abdiquer, donc renoncer à être roi comme Louis XVIII et ces rois d’Europe. Au fond, il avait voulu être roi comme eux, il avait voulu prouver qu’il était comme eux par l’avènement de son fils, mais ceci était une trahison du peuple souverain révolutionnaire ! Napoléon, pendant les Cent-Jours, se fait castrer à la fois par Louis XVIII et son piège de la Charte qui va l’obliger à faire comme lui pour sa nouvelle Constitution et cela prouvera le jeu de l’identification, et par les rois d’Europe ! La moralité de l’histoire, c’est qu’inconsciemment Bonaparte se rend compte que, pourtant porté par le peuple et l’armée, il a voulu faire comme les rois, sans y réussir ! Empereur oui, comme dépassant le roi, mais ne coïncidant jamais avec le roi ! En se sacrifiant, en renonçant à mobiliser le peuple et l’armée pour revenir sur Paris prendre le pouvoir et instaurer une dictature au risque du sang, de la Terreur, de la guerre civile, il abandonne aussi ce peuple illettré seul avec son désir infantile d’un sauveur, mais qui devra, face à la deuxième Restauration, commencer un travail de deuil, dans le désenchantement et la mélancolie, afin de mettre en acte un lent processus intérieur d’émancipation, encore en cours. Pendant les Cent-Jours, au nom de l’identification, en somme Napoléon a cherché à faire une monarchie constitutionnelle, sur un modèle libéral anglais, c’est-à-dire en copiant Louis XVIII tout en cherchant à faire mieux ! Et c’est la peur du peuple révolutionnaire, de ce pouvoir pressenti et si inquiétant car pas encore canalisé dans un vrai projet politique au service de l’intérêt général et de la grandeur de la France à réinventer, qui fait que les rois européens sont les meilleurs alliés de Louis XVIII pour vaincre Napoléon ! Ce peuple vu comme une marmite bouillonnante sauvage sera abandonné à lui-même, et mis en demeure de devoir amorcer le processus intérieur d’émancipation, en faisant le deuil de l’attente que les choses se fassent d’en haut tout en les mettant en question systématiquement ! Processus qui n’est pas encore achevé !

Le retour de Napoléon est donc perdu d’avance pour beaucoup de raisons que Dominique de Villepin nous explique minutieusement. Le vol de l’Aigle incroyable à partir de l’île d’Elbe va aboutir à l’exil définitif sur l’île de Sainte Hélène. Cette castration s’inscrit dans les mémoires et dans la chair de l’étrange martyr qui s’est offert à ce destin douloureux et humiliant de la chute, mais il continue bizarrement à être craint lorsqu’il est vaincu, puis il entre dans la légende par le « Mémorial » qui enflamme et ensemence les esprits.

Reste le mystère de cette Révolution trahie, le sauveur qu’est Napoléon ne la réalise pas pour le peuple, il n’est pas cet homme fort qui la ferait pour eux. Curieusement, cette Révolution est dans l’air du temps, a tout fait trembler, a fait tourner une page de l’histoire, mais l’homme le plus puissant de notre histoire la laisse à faire au peuple ! C’est très énigmatique ! Comme s’il disait, je ne peux pas tout faire pour vous ! Et alors, c’est autre chose qui advient ! Et face à cela, le peuple devra bouger, penser, mûrir peu à peu !

Nous sommes les témoins, dans ce livre exhaustif et passionnant, de la mise en marche de la mécanique des intérêts, qui ne va plus s’arrêter jusqu’à nos jours, comme on le voit tout au long de l’ouvrage alors que l’esprit de cour et ses intrigues s’incarne avec ces maîtres de l’opportunisme que sont Fouché et Talleyrand. Nous lisons aussi que la Révolution au lieu d’aboutir a permis la création d’une nouvelle élite, les notables, remplaçant celle de l’Ancien Régime et qui craignent que le retour de l’Empereur dérange leurs affaires, et alors que l’argent va peu à peu remplacer chez les élites la naissance. Mais Napoléon, lui, s’en tient paradoxalement toujours à l’intérêt général, à l’histoire qui est en route et qui est en train de transformer politiquement la France, et donc à l’esprit de service plutôt que celui des intérêts. Jamais il ne s’arrête en pensant à ses intérêts, alors que tout le monde autour le fait ! Parce que ce qui l’habite depuis toujours est une certaine idée de la grandeur de la France, qu’il a depuis la Corse de son enfance, et qu’il a entendue monter aussi du peuple de la Révolution française dont l’énergie pourtant se souilla et se perdit dans la Terreur, et sans doute s’est-il senti être intimement à l’unisson de cette formidable mais pourtant sauvage exigence portée par ce peuple à qui il devra sa couronne. Dans la foulée germe en lui une idée européenne folle d’un accord des peuples qui font enfin la paix, après qu’il ait soumis par la guerre les rois européens, une manière de les faire mourir. Il l’écrit à Sainte Hélène, et il est ainsi le pionnier de cette idée de l’Europe. Il semble croire follement que lui seul pourrait apaiser une sorte de grande famille européenne, en étant vainqueur de tous ces rois qu’il réduit à des pères sous-estimés voire morts en confrontation violente avec sa propre surestimation. La grande famille des peuples européens réunis serait dans la grande histoire l’équivalent de son clan familial dans la petite histoire, avec lui le sauveur à la destinée d’exception au service de la grandeur de la France étendue à l’Europe ! Mais ce souffle révolutionnaire ne peut qu’être raté, puisqu’il le porte d’en haut, en sauveur ! Alors qu’il devrait venir du peuple lui-même, qui n’aurait plus besoin de se déléguer dans le pouvoir d’en haut, étant arrivé à maturité !

Cette « marmite bouillonnante » qu’est le peuple reste pour le grand homme une énigme qu’il emporte avec lui dans le dernier exil, comme quelque chose qu’il n’a jamais pu vraiment maîtriser. Et aussi, bizarrement, dans la situation de ne rien pouvoir faire à la place de ce peuple ! En situation de devoir admettre n’avoir pas le pouvoir de faire à sa place la Révolution, parce que celle-ci est avant tout une révolution intérieure, une maturation psychique. Dominique de Villepin le souligne à maintes reprises. Il écrit que Napoléon a une répulsion viscérale envers la rue, un dégoût insurmontable pour ce qu’il appelle la canaille, qu’il a peur de la foule, qu’il ne maîtrise pas. Il rappelle que l’Empereur a en mémoire les foules déchaînées de 1792, ce spectacle de violence et de haines, ces têtes sur des pics. Citant Mme de Chastenay, il écrit que jamais Napoléon n’a aimé le peuple, que surtout il le craint. Il insiste sur le fait que ce peuple ne sait pas écrire, qu’il est illettré, et que c’est pour cela qu’il reste mystérieux. Il note que la souveraineté populaire souillée par la Terreur condamne la République à un long ostracisme. Derrière le peuple, il y a toujours l’ombre menaçante du barbare. Mais, écrit Dominique de Villepin, Napoléon choisit le sacrifice plutôt que de mettre en acte cette force brutale des masses par horreur de la guerre civile et du sang français versé à flot. Comme si la vraie Révolution était autre chose, finalement, que ce soulèvement violent des foules ? Quelque chose qui requiert l’éducation, l’émancipation, la capacité de se faire une opinion libre en ayant accès au savoir, aux leçons de l’histoire, à la complexité des choses, à l’intelligence des rapports de forces, donc le sevrage par rapport à l’attentisme, la traversée du deuil ? Tout le règne de Napoléon, conclut l’auteur, témoigne de sa défiance envers ce peuple, saisi de convulsions sanguinaires à chaque période de trouble, et qu’il fait surveiller par la police et les préfets. Il a détourné son énergie sauvage sur les chemins de la conquête et il l’a amadouée par ses mesures sociales. Napoléon doit sa couronne à la Révolution, écrit Dominique de Villepin, mais il ne l’a jamais aimée ! Il ne l’a jamais aimée sous sa forme sauvage ! Comme s’il avait peur de cette énergie folle, inimaginable, mais non organisée, sans définition de l’intérêt général, sans projet ni cap, centrée elle-aussi finalement sur des intérêts particuliers mais sans avoir une hauteur de vue ! Un réservoir incroyable d’énergie humaine, mais négligée, voire dangereuse car anarchique et sanguinaire, non engagée par exemple dans un projet humain commun. L’Empereur répugne au contact direct avec la population. Cependant, l’auteur nous montre à quel point cette violence populaire française est politiquement exploitée, alors qu’est occulté jusqu’à aujourd’hui le fait que la Révolution a profité aux notables et non pas au peuple. D’abord l’Europe des royautés veut non seulement l’écrasement et l’humiliation de Napoléon mais aussi de cette « marmite bouillonnante » qu’est le peuple français. C’est cette marmite du peuple illettré qui a fait la force de l’Europe des rois contre Napoléon. Il fallait éviter que le peuple d’Europe fasse aussi la Révolution ! Dominique de Villepin souligne que le « quart état » ne sert à Napoléon que par la peur qu’il inspire, par son extrémisme, cette « furia française » qui renforce la frilosité des élites. Le souffle de la plèbe inquiète les notables, car leur violence mettrait en péril leurs affaires et leurs intérêts. L’auteur nous dit à quel point le peuple reste une entité abstraite face aux élites qui conservent le monopole de la pensée. L’image du peuple s’est ternie chez les écrivains et les politiques, plus personne ne rêve comme Condorcet de l’émanciper. Mais Dominique de Villepin fait ce pari, par sa plume ! Cependant, à Sainte Hélène Napoléon écrit qu’il regrette de ne pas s’être jeté dans les bras de la nation. Il aurait dû, dit-il, prendre la dictature que le peuple lui offrait !

La « marmite bouillonnante » semble pour l’instant en équilibre dans ce monde où les notables ont remplacé les anciennes élites et l’argent et la propriété nouvelle les privilèges de l’Ancien Régime, mais tout le monde en a peur et réagit par le mépris à l’égard d’un peuple qui ne sait pas lire, qui est illettré, et très ignorant. On dirait alors que c’est seulement par cette plume qui va semer dans l’avenir, qui va œuvrer pour l’émancipation de ce peuple désormais conscient que seule l’éducation libère et permet de juger, penser et entreprendre, que Napoléon a l’intuition de comment ce peuple presque entièrement illettré peut s’élever à une capacité politique responsable. Rendant enfin possible que la Révolution s’achève par la souveraineté réelle de ce peuple. Mais sur la base d’un travail du deuil, d’un sevrage par rapport à l’attente d’un sauveur. Et sur la base d’une identification à ce héros légendaire qui sut tout seul, comme porté par ses rêves de grandeur de la France et ses fantasmes, trouver en lui les ressources et l’imagination qu’il a mises au service de l’intérêt commun. Alors, il ne s’agit pas seulement de la victoire de la violette sur le lys mais surtout de la victoire de la plume ! Même si c’est une victoire sur un temps très long, parce que cette inquiétante énergie populaire doit elle-même se sevrer de ses propres infantilismes savamment exploités par ce jeu de la représentation que nous voyons se mettre en place dans ce livre !

Cette plume fait mouche surtout lorsqu’un peuple désenchanté, après la chute de Napoléon, se sent déraciné, ce qui très paradoxalement est un terreau propice à l’ensemencement par l’idée napoléonienne d’une France grande, d’un Etat-nation admiré de partout pour les droits et les libertés qu’il garantit à son peuple. Le point de départ du jeune Napoléon est une île dans laquelle il ne peut pas rester, c’est une matrice qui le met dehors ou dans laquelle il ne peut se résoudre à mener une petite vie bourgeoise, et le désenchantement du peuple après l’exil de son héros vaut aussi la même sensation de déracinement qui pousse à rêver d’une autre terre, et même à être de ceux qui la construisent, l’organisent.

Dominique de Villepin nous montre bien que ce sacrifice n’est pas du tout celui d’un vaincu, mais plutôt celui d’un visionnaire, qui se met à écrire son Mémorial, qui va devenir très vite à partir de 1821 une légende, et qui sait déjà en revenant de Russie qu’un monde nouveau est en marche à partir de cette jeune démocratie que sont les Etats-Unis, qui provoquera la fin des colonies en bouleversant l’Europe, notamment l’Angleterre cessera d’être la première puissance mondiale à moyen terme. Les Anglais, c’est depuis la Corse natale qu’il cherche à les vaincre, notamment en tentant de les empêcher de devenir la première puissance coloniale mondiale, c’est face à Wellington qu’il a été vaincu à Waterloo, c’est ce même Wellington qui combine son exil à Sainte Hélène, où ce sont les Anglais qui le gardent, parce qu’il est toujours considéré comme dangereux, ce qui prouve au grand homme qu’il reste aux yeux de la planète un semeur d’énergie révolutionnaire. A Sainte Hélène, les Anglais le gardent tandis que lui est en train d’écrire que l’Angleterre sera vaincue en tant que première puissance mondiale car elle perdra ses colonies ! Ces colonies trouveront en elles l’énergie pour secouer le joug ! Celui qui s’est sacrifié voit déjà, et l’écrit dans son Mémorial, les vaincus dans ceux qui se croient être les vainqueurs, mais le gardent sur l’île tellement ils pressentent le danger, sans savoir d’où il viendra ! Le temps de l’histoire est long, mais Napoléon, comme nous le montre avec tellement de talent, d’érudition, et de passion Dominique de Villepin, a une hauteur de vue qui le fait voir très loin ! Il s’avère avoir un sens exceptionnel de ce qu’un événement ayant lieu à tel moment de l’histoire, comme la Révolution française et ses conséquences en France et en Europe, continue son chemin à travers le temps et l’espace mondial, et son énergie ressurgit ailleurs, autrement. Lui-même a buté contre des changements contre lesquels il ne pouvait rien, notamment cette Restauration d’un roi qui s’avèrera plus fort que lui, en revenant de l’île d’Elbe, et il a dû faire autrement, par exemple abandonner la conquête, puis ensuite s’incliner et se sacrifier. Il a dû constater le changement de l’Europe, qui s’était organisée pendant son absence, le changement de la France, avec ses notables soucieux de préserver leurs intérêts, avec son peuple attaché désormais à la paix, avec son roi Louis XVIII qui s’est lui-aussi avec sa Charte adapté à la Révolution, et aussi à son propre changement intérieur, notamment fortement affecté par le fait de plus en plus probable que son fils ne pourra pas lui succéder et par le fait que sa femme royale Marie-Louise ne reviendra pas. L’esprit de sacrifice qui fait son chemin en Napoléon au long des Cent-Jours doit beaucoup à son constat qu’il y a des choses qui ont surgies pendant son absence, contre lesquelles il ne peut rien. Le rapport de force le castre, en quelque sorte. Surtout, il a en lui la grandeur de la France, qu’il porte depuis l’enfance corse comme Dominique de Villepin enfant expatrié a une idée de la France idéalisée par les récits familiaux et par l’image qu’elle a à l’étranger. Lorsqu’il se sacrifie et abdique, après le coup d’Etat parlementaire fomenté par Fouché, l’intérêt général de la France est sauvegardé d’une part parce qu’il peut ainsi espérer lui éviter l’invasion par les alliés royalistes européens, mais aussi parce qu’il n’est pas sans estime pour la voie libérale choisie par Louis XVIII qui s’inspire de l’Angleterre. Bien sûr, c’est douloureux, c’est un vrai sacrifice, jusqu’au bout Napoléon veut rester au service de la France, de son peuple, de la nation. Mais lorsqu’il renonce, il sait que l’adversaire qu’il laisse, Louis XVIII, c’est celui dont il a en quelque sorte copié le programme lorsqu’il est revenu, la Charte du monarque était fille de la Révolution, mise à part la question de la légitimité attachée au sang de la dynastie. Le monarque aussi a avancé en prouvant son intelligence politique, d’une part au cours de son exil anglais et d’autre part face aux changements en France depuis la Révolution. Napoléon sait aussi que lui-même a sorti le pays de la Terreur, et son esprit de sacrifice jaillit aussi de ce qu’il est impensable pour lui de voir revenir cette violence. L’apaisement, c’est son œuvre. Certes, la Révolution a été dérobée par les notables, par les bourgeois, par la logique des intérêts et l’esprit de cour, mais ce peuple qui s’est fait voler sa souveraineté à cause de la violence, de la Terreur, ne serait-ce pas apaisé qu’il pourra le mieux laisser germer en lui non seulement la graine de liberté semée, l’énergie intérieure, mais également le sens de l’intérêt général, de la responsabilité politique ? Lorsque, par des proclamations, Napoléon s’adresse au peuple illettré, il évoque leur faim, leurs besoins, leurs intérêts propres, il ne peut prendre de la hauteur et leur expliquer sa vision à très long terme. Sans doute, lorsque, exilé, il se met à la plume pour son Mémorial, pense-t-il à l’impératif de l’éducation pour que le peuple ait des chances de pouvoir devenir souverain et pour que la République soit viable.

Napoléon a la certitude d’avoir une destinée hors du commun et que même en exil il l’accomplira. Le destin de celui qui ensemence et accomplit une œuvre humaniste, finalement ! Nous sentons que Dominique de Villepin a aussi en lui une certitude de la même nature, et que son écriture engagée avec tant d’énergie et de persévérance le prouvera. Nous lecteurs saisissons que c’est seulement à partir de cette certitude du déracinement originaire, qui est aussi se sevrer d’exiger d’en haut que la terre de la vie nous soit préparée tandis que nous restons passifs et attentistes, que nous pouvons prendre notre part de ce destin d’exception, en oeuvrant au travail commun. Comme Napoléon a en horreur une petite vie bourgeoise bien installée, nous aussi prenons, chacun avec notre talent propre, part à la construction d’un monde plus juste, plus responsable, plus apaisé, plus humain, au lieu de nous borner à dénoncer, à nous plaindre d’être victimes, et à attendre d’en haut que ça se fasse !

Dominique de Villepin, dans son enfance expatriée, s’est fait une image idéalisée de la France lointaine à travers les paroles familiales, paternelles, et le regard des étrangers, et cela n’est-il pas entré en résonance depuis longtemps avec l’image que Napoléon a de la France depuis son île et qu’il s’agit de défendre, car elle est attaquée de toutes parts depuis l’Europe des royautés dérangée par cette « marmite bouillonnante » qu’est ce peuple français presque impossible à maîtriser dont l’énergie politique reste cependant comme à l’état sauvage ? Nous imaginons que Dominique de Villepin enfant a aussi regardé cette patrie lointaine comme la terre où il irait vivre, tandis que ses terres matricielles étaient d’emblée pour lui changeantes, fragiles, surplombées par le déracinement certain. Là s’ancre sans doute ce que la violette symbolise de l’amour secret que Dominique de Villepin voue à Napoléon. Peut-être Dominique de Villepin, en commençant à vivre enfin dans cette France jusque-là idéalisée, est-il frappé par l’écart qu’il constate entre cette belle image faite de récits et de regards étrangers et la réalité ? Peut-être qu’alors son engagement politique fut-il le pari de travailler à la grandeur de cette France pour qu’elle rejoigne celle idéalisée de l’enfance, et c’est là que la violette, fleur de l’amour secret pour Napoléon, s’est mise à fleurir !

Ne prend-il pas la plume très précocement, en entendant le message de Napoléon à Sainte Hélène avec le Mémorial, afin de gagner la bataille des mots, de l’écriture, de la mémoire, qui va parier sur la capacité du peuple à s’émanciper, à sortir de l’illettrisme politique ? L’esprit de sacrifice nous semble donc être déjà là en 2001 pour Dominique de Villepin, ce qui donne tout son sens au choix des Cent-Jours pour commencer sa trilogie napoléonienne ! En visionnaire d’une autre politique, s’ancrant dans l’émancipation du peuple illettré politiquement par son écriture à lui, immense de générosité, ne sous-estimant pas la capacité à comprendre de ce peuple, et d’une ténacité remarquable pour garder le cap de l’intérêt général ! Il y a une résonance pleine de sens entre le titre du premier livre de Dominique de Villepin que j’ai lu, « Mémoires de paix en temps de guerre », avec le « Mémorial » de Napoléon ! « Mémorial » que Napoléon a écrit à Sainte-Hélène ! Même le « en temps de guerre » fait écho à la guerre avec les monarchies européennes que Napoléon a dû faire, au temps de la conquête comme à son corps défendant lors des Cent-Jours. Alors que, militaire lui-même et attiré aux fronts par les monarchies européennes, tout se passe comme si Napoléon avait négligé un tout autre front, celui du peuple illettré et en somme rabattu sur la violence par son ignorance le maintenant dans la faiblesse, voici que Dominique de Villepin, depuis longtemps maintenant, et plus que jamais de livres en livres, entreprend l’émancipation de ce peuple, par la plume, lui donnant accès à un savoir historique, politique, diplomatique, stratégique, avec ténacité et minutie ! Ceci devrait être beaucoup plus mis en relief ! Entendant le message de Napoléon prenant la plume, et y révélant une hauteur et une longueur de vue impressionnantes sur les changements du monde, montrant à quel point l’Ancien Régime était en train de basculer dans un monde moderne où les puissances ne resteraient pas intactes, Dominique de Villepin reprend le flambeau de Napoléon par la plume, et va sur le front négligé par son illustre et si admiré prédécesseur, même si la violette fleur de l’amour caché symbolisant la fidélité à Napoléon peut valoir des quolibets. Comme il le dit en écrivant en 2001 ce livre, lui aussi avance au service d’une ambition française, et nous entendons que non seulement il s’agit de la grandeur de notre nation mais aussi de porter sa Révolution à son achèvement, qui est le peuple réellement souverain, qui en a la capacité parce que émancipé dans le sillage d’un deuil ! Dans ce livre, « Les Cent-Jours ou l’esprit de sacrifice », Dominique de Villepin insiste beaucoup sur l’illettrisme de ce peuple français, qui fait peur aux notables et aussi aux dynasties royales européennes on dirait aujourd’hui encore parce qu’il semble à tout le monde n’être qu’une marmite bouillonnante dont il faut se méfier. En même temps, il dédie une énergie gigantesque à écrire pour l’émanciper, comme il le dit dans son livre « La cité des hommes », afin qu’il devienne un peuple éclairé capable de prendre sa part de responsabilité politique. Mais l’esprit de sacrifice, nous entendons dans ce livre publié en 2001 qu’il est déjà quelque chose qui concerne cet homme politique, qu’il le pressent pour lui-même, et c’est passionnant d’entendre pourquoi, par exemple entre les lignes d’un livre sur la chute de Napoléon !

Déjà en 1813, donc avant l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe, quelque chose tremble lorsque Metternich casse le pacte de sang entre l’Autriche et la France reposant sur le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, ce qui devait avaliser la nouvelle dynastie napoléonienne, avec ce fils dont la mère appartient à une dynastie ancienne. Metternich rejoint la Prusse, l’Angleterre, la Suède, la Russie, bref l’Europe des vieilles dynasties, comme les Bourbons. Il ne cautionne plus le pacte de sang par lequel le fils de Napoléon hériterait, comme dans les dynasties de sang, du trône de son père. Car ce trône, c’est Napoléon qui le perdra. Il sera repris par le roi, Louis XIII ! Tout revient au temps des Bourbons, des rois de l’Ancien Régime, mais en même temps tout a changé parce que la Révolution est passée par là ! La monarchie est toujours là, mais elle est constitutionnelle et libérale ! C’est le roi qui avalise l’œuvre de la Révolution et non pas le contraire ! Le pouvoir exécutif appartient toujours au roi, même s’il le partage avec le chef du gouvernement !

Pendant l’exil de Napoléon sur l’île d’Elbe, l’Europe des rois se réorganise. Cette fois-ci, elle ne sera plus faible ! Revenant d’Elbe, porté par la ferveur populaire et l’armée, comptant sur l’effet de surprise, Napoléon ne sera-t-il pas, ce temps de la deuxième chance, confronté, avec cette Europe des rois qui a eu le temps de s’organiser au Congrès de Vienne qui a lieu en même temps que le Vol de l’Aigle, au père fort plus vivant que jamais, qui ne laisse pas passer cette victoire oedipienne qu’il a semblé laisser faire ? Autant pendant la conquête a-t-il pu sous-estimer ses ennemis, autant maintenant il ne peut, en tant que militaire génial ayant un sens aigu des rapports de force, que constater qu’il a en face de lui des forces redoutables, aussi bien le roi Louis XVIII avec sa Charte qui lui coupe l’herbe sous les pieds que les dynasties européennes organisées. Comme un adolescent fanfaron et ayant tout à conquérir, Napoléon avait cru follement être bien plus fort que tout ce vieux monde et leurs rois, et voici qu’il allait se faire castrer par eux !

Napoléon s’est cru le plus fort face aux rois européens, qu’il a humiliés pendant la conquête, tout en s’identifiant secrètement à eux de manière mégalomane et fanfaronne. Le fils s’est fait sacrer Empereur pour signifier que c’est pour toujours plus fort que roi, que père, qu’en somme le régicide français doit s’inscrire partout en Europe. Or, voici que la royauté s’est relevée contre toute attente, et que la figure du père derrière les dynasties européennes revient battre le fils conquérant, l’humiliant et humiliant la France par l’invasion en 1814. Les armées étrangères occupent la capitale, et à Fontainebleau Napoléon abdique tandis que Louis XVIII, figure du père, s’avance pour reprendre le trône. Le régicide se tourne en filicide ! La confrontation de l’Aigle et du Lys s’avère une confrontation entre père et fils, alors que celui-ci avait cru que le trône était à lui, comme ayant compris que par sa mort son père lui avait laissé sa place. Jusqu’à sa première chute, Napoléon n’avait pas eu à se mesurer au père, puisque celui-ci était mort de lui-même, et la figure paternelle de Louis XVI était morte guillotinée ! Napoléon n’a jamais rencontré de figure paternelle castratrice ! Mais voici qu’elle est revenue de plein fouet avec la défaite ! Napoléon ne pourra éviter d’avoir à affronter un père bien plus fort que ce qu’il avait cru, puisqu’il l’avait cru mort ! Cependant, son obsession pour préparer l’avènement de son fils en faisant reconnaître sa dynastie persiste à vouloir faire qu’un père c’est celui qui meurt pour laisser son trône à son fils, c’est-à-dire un processus d’évitement de la castration ! La Restauration est là pour prouver que Louis XVIII n’est pas si impuissant que ça, qu’il a même su tendre un piège à Napoléon. Les Cent-Jours ne sont-ils pas ce temps pour Napoléon le fils d’admettre que le père est plus fort que lui ? Et qu’il s’agit de le battre autrement ? Non pas en fondant sur sa mort l’accès à un trône, celui-ci étant garanti par une dynastie héréditaire !

Dans la solitude de Fontainebleau, Napoléon voit apparaître tous ceux qui sont plus forts que lui ! Avant même l’invasion de la capitale par les alliés européens, il y a la trahison de Talleyrand, qui constitue un gouvernement provisoire, et les parlementaires, le Sénat, le corps législatif votent sa déchéance, et rappellent Louis XVIII. Talleyrand le traître est mû par ses intérêts personnels, son ambition ! C’est un homme habitué aux intrigues de Versailles ! La cour d’Autriche est aussi la plus forte, qui fait que Marie-Louise reste à Vienne avec son fils ! L’espoir de cette nouvelle dynastie héréditaire tremble ! Quant au peuple, la haine populaire en Provence réveille en lui la vieille blessure de 1793, lorsqu’il fut chassé de Corse ! Cependant, comme il croit toujours qu’il est le fils plus fort que le père, que celui-ci ne peut être qu’un père qui met son fils sur son trône d’une manière oedipienne, il compte sur une incapacité des Bourbons à gouverner pour revenir ! Il compte toujours sur une faiblesse de la figure paternelle du roi pour pouvoir revenir sur le trône ! Mais cependant les dynasties européennes l’ont bien traité. Presque comme un père magnanime remettant à sa place le petit ! Car dans l’île d’Elbe il est souverain, il peut vivre tranquillement en bon bourgeois, il ne manque de rien, sauf que c’est insupportable pour l’orgueil impérial ! On a l’impression d’une sorte d’affection paternelle de la part de ces alliés européens qui le traitent sans méfiance et l’installent sur cette île qui rappelle la Corse, comme n’en voulant pas à l’intrépide qui voulut être plus grand qu’eux puisqu’ils ont pu finalement lui donner une leçon ! Dominique de Villepin assène que Marie-Louise ne viendra jamais le rejoindre, et que son fils lui est enlevé ! Il souligne que le cauchemar de ce fils détrôné le hante ! Mais oui, puisqu’il est lui aussi ce fils détrôné et remis à sa place de petit dans l’île natale voire matricielle ! Comme pour souligner ce pas en arrière douloureux comme une gifle magistrale du père, voici que la mère Letizia et la sœur Pauline sont là, elles ! Madame mère, depuis qu’elle a été chassée de Corse en 1793 a toujours peur de manquer. Comme si elle-même ne pouvait chasser un doute quant à la toute-puissance de son illustre fils qu’elle vénère pourtant ! Quant à Pauline, qui n’a jamais connu le manque, et a joui des splendeurs de l’Empire, c’est une enfant gâtée, elle ne demande jamais rien puisqu’elle a eu tout. Dominique de Villepin souligne l’orgueil blessé de Napoléon sur l’île d’Elbe, alors même qu’ici tout est gai et chaleureux.

Non seulement pour son retour Napoléon parie sur l’impuissance à gouverner du roi Louis XVIII, en le sous-estimant, en l’imaginant castré, mais il pense à ce peuple qui l’a sacré, qui l’a sanctifié trois fois par plébiscite, mais qu’il a abandonné en trahissant la Révolution. Il garde l’espoir d’être encore aimé de ce peuple. Même s’il l’a trahi en établissant un empire héréditaire, en constituant à son tour un cour de parvenus et une noblesse d’Empire, en bridant les libertés, en brisant le pouvoir législatif, en censurant la presse ! Comment peut-il alors se rallier la ferveur populaire ? Et bien en se faisant valoir à leurs yeux comme un patriote dénonçant l’alliance des rois européens contre la France, et revenant sauver la France ! En ne manquant pas de dire que Louis XVIII est remis sur son trône par les dynasties étrangères ! Il compte toujours sur une faiblesse du roi ! En même temps, lui-même rêve toujours de sa dynastie héréditaire, comme pour les rois, sauf que c’est le peuple qui est à la place de Dieu.

Donc, Dominique de Villepin nous campe deux hommes très différents qui sont désormais face à face, Napoléon et Louis XVIII, deux ennemis qui s’évaluent, un rapport de forces que l’Empereur surestime en sa faveur. L’exil les a tous les deux fait changer, Louis XVIII influencé par l’Angleterre où il a vu de près le modèle monarchique de séparation des pouvoirs que les libéraux ont voulu, et Napoléon sur l’île d’Elbe a réfléchi sur les causes de sa chute. Cette fois-ci, pour revenir sur le trône, Napoléon doit vraiment affronter quelqu’un, dont il s’essaie à se persuader qu’il est moins fort que lui, mais devra admettre qu’avec la Restauration, il a su formidablement s’adapter aux changements que la Révolution a apportés dans le pays ! La France désormais habitée d’un idéal de liberté depuis 1789 l’en a obligé. Et cela a ouvert la voie à la monarchie constitutionnelle. Napoléon pense Louis XVIII irréconciliable avec la Révolution et est aveugle au fait que l’Europe l’obligera à faire la guerre alors que lui ne voudrait plus la faire. Napoléon est forcé d’admettre que son rival a su se transformer en revenant sur le trône. En somme il n’a pas démérité ! Il surprend même Napoléon ! En revenant lui-même, il a amené avec lui une foule d’émigrés qui pourraient revendiquer de reprendre leurs biens. Or, ceux-ci avaient été décrétés biens nationaux et ont été vendus en partie aussi bien à la ruralité, la paysannerie, qu’à des notables qui constituent une nouvelle élite. Le retour de Louis XVIII fait craindre à ces nouveaux propriétaires de perdre leurs biens. Mais Louis XVIII sait s’écarter de ses partisans, et promulgue la Charte, pour conclure une paix entre l’Ancien régime et la Révolution en garantissant aux notables et aux paysans leurs biens, en gardant la noblesse d’Empire, l’égalité civile et les libertés fondamentales. Ainsi, très habilement, c’est l’Ancien Régime qui reconnaît la Révolution, et non l’inverse. Et les notables, si soucieux de leurs intérêts, ne craignent pas le retour des Bourbons ! L’ère des intérêts et du triomphe de la bourgeoisie, qui s’est amorcée avec ces biens nationaux enlevés à l’ancienne noblesse émigrée, est définitivement en route, de même le passage de la France de l’Ancien Régime à la France moderne. C’est au nom des intérêts puis de l’argent que les notables font une alliance de circonstance avec les Bourbons. La nouvelle élite n’a plus, avec la Charte, aucune raison de se dresser contre la Restauration. Et Louis XVIII a définitivement piégé Napoléon ! Qui est-ce qui est le plus fort ? Cependant, Louis XVIII semble avoir commis une faute, en gardant la noblesse d’Empire, Talleyrand, la chambre des pairs. Napoléon pense aussi pouvoir jouer sur le fait que sous l’Empire le niveau de vie des Français s’est beaucoup élevé, et que dans les campagne on va craindre le retour des féodalités. Il va beaucoup agiter ce sceptre ! La royauté a aussi commis la faute de mettre à pied une grande partie de l’armée. Elle sera toute acquise à Napoléon. Et celui-ci peu à peu sent qu’il a toutes ses chances ! Mais, comme Louis XVIII, il doit savoir lui aussi réconcilier toutes les forces, aussi bien les royalistes que les républicains, l’hérédité que l’égalité.

La Charte de Louis XVIII, sa Constitution, raconte Dominique de Villepin, a donc rassuré la nouvelle élite centrée sur ses intérêts, elle maintient l’égalité civile, le libre accès aux emplois. Le pouvoir législatif, que Napoléon avait brisé, est désormais partagé entre le monarque et deux chambres, à l’anglaise, la chambre des pairs nommés et la chambre des députés élus au suffrage censitaire par lequel seuls les propriétaires et ceux qui ont de l’argent peuvent voter et se présenter. Le seul bémol est que Louis XVIII conserve sa légitimité d’Ancien Régime. Ce qui rend fragile les acquis de la Charte, car rien ne garantit que cela ne revienne pas comme avant, d’autant plus que les ultras et la contre-révolution sont là aussi, que les émigrés réclament leurs biens en menaçant la nouvelle nation de paysans propriétaires enrichie par l’Empire. Mais c’est l’armée qui demeure fidèle à Napoléon et entérine la faiblesse de la Restauration, en donnant de l’espoir à l’exilé de l’île d’Elbe ! Donc, il y a une évaluation à la baisse des forces de Louis XVIII par Napoléon, qui a ses mouchards qui le renseignent. Tandis que Louis XVIII semble ne pas voir venir le danger… Il faut bien dans cet affrontement symbolique qui se prépare que Napoléon se croit être encore et toujours le plus fort… Sinon, le sacrifice n’aurait pas tout son sens paradoxalement glorieux. Sinon, la France moderne ne se serait pas mise en place ! Comme l’indique Chateaubriand, que cite Dominique de Villepin, Louis XVIII croit à la réconciliation, il rêve d’une monarchie libérale à l’anglaise qui va ouvrir la voie à l’ère des individus et leurs intérêts, loin de la conception niveleuse de l’égalité et de l’intérêt général propre à la Révolution. L’absolutisme égalitaire a, selon Chateaubriand, brisé l’élan émancipateur de 1789, et a conduit à la Terreur ! Mais il manque à Louis XVIII d’avoir fixé le cap, souligne Dominique de Villepin.

Il y a donc d’un côté ce qui fait la force de Louis XVIII, que Napoléon ne peut plus ignorer, il a maintenant vraiment quelqu’un sur le trône en face de lui, qu’il doit détrôner, ce n’est pas un trône vide. Mais de l’autre, il faut des points faibles, qui seuls peuvent décider Napoléon au retour. Par exemple, les Bonapartistes sont encore très populaires. Les anciens Jacobins sont très organisés, Fouché intrigue, Carnot est là aussi. Donc, les mécontentements grandissent. C’est bon pour Napoléon. Les paysans propriétaires se croient menacés par les émigrés voulant reprendre leurs biens, les soldats ont été renvoyés chez eux, bref la Restauration a été maladroite et devient impopulaire. Napoléon le sait. Il évalue le rapport de forces, ce qu’il sait tellement bien faire, et de plus il constate combien il est peu surveillé sur son île. Et puis, il craint une déportation à Sainte Hélène. Il sait que dans ce rapport de forces, c’est en intimidant qu’il gagne, une sorte de loi du plus fort, donc une légitimité qui ne sera jamais la même que celle des dynasties royales.

Il doit tirer partie de l’exaspération des paysans et de l’armée. On voit bien ce qui a changé : c’est parce qu’ils sont propriétaires que les paysans sont mécontents, craignant que les émigrés leur reprennent tout. Là aussi c’est la logique des intérêts. L’accès à la propriété de la bourgeoisie mais aussi de la paysannerie n’a-t-elle pas elle aussi contribué à l’ère libérale et individualiste, loin de la Révolution ? La propriété, c’est aussi participer à quelque chose d’héréditaire, de père en fils sur le même trône patrimoine, de parents à enfants ! Et d’en avoir donné des miettes à la ruralité, cela change beaucoup de choses. Et ne serait-ce pas une des raisons de l’inachèvement récurrent de la Révolution française, à cause d’une éternisation dans une logique des intérêts privés figeant l’intérêt général dans une somme de ces intérêts privés ? De même que les notables qui ont goûté à l’exercice du pouvoir par le suffrage censitaire , cela change tout aussi. La représentation parlementaire devient élitiste avec ce suffrage censitaire, et cela ne perdure-t-il pas jusqu’à aujourd’hui avec ces élus qui font carrière comme si les postes leur appartenaient ? Comme si perdurait la croyance de ne pouvoir bien représenter le peuple, jusque dans la République, qu’en appartenant à l’élite, le peuple lui-même étant ignorant, reste de l’illettrisme d’alors ?

Dans son île d’Elbe, face aux errances de la Restauration, Napoléon se voit toujours en fils Empereur plus fort que le roi revenu, d’autant plus que sa mère Letizia lui dit, lorsqu’il évoque sa décision de revenir sur le trône, « Oui, allez, remplissez votre destinée. Vous n’êtes pas fait pour mourir dans cette île abandonnée. » Evidemment, pour cette mère veuve, ce fils d’exception soutien de famille est à la place du père sur le trône qu’il a laissé vide par sa mort, toujours. Et en ce sens, Louis XVIII est vu comme un revenant auquel il ne croit pas. Le père est politiquement mort ! Et la réussite du vol de l’Aigle, ainsi que la fuite du monarque, le lui fera encore croire. Pas longtemps bien sûr. La Charte de Louis XVIII est un piège que dans sa fuite Louis XVIII a laissé. Et puis il y a la coalition des alliés royaux européens, qui sont bien décidés à le faire entrer en guerre ! Le retour du refoulé des pères est en ordre de bataille ! Ce n’est pas la mort du père qui peut installer durablement le fils sur le trône ! Telle est l’humiliation ultime qui attend ce fils prodigue, qui sous-estime à la fois la logique des ambitions et des intérêts qui habite les notables, l’élite qui a pris goût à l’exercice parlementaire du pouvoir, mais aussi les petits propriétaires qui ne veulent pas perdre leur nouveau patrimoine, et la force des rois européens qui par-delà leurs intérêts en concurrence vont s’organiser au congrès de Vienne qui dure encore lors de son retour alors qu’il croyait qu’il était terminé ! Il n’a pas prévu que ces alliés européens, dans l’entre soi du congrès durant plus que prévu, pourraient s’organiser en apprenant son retour fulgurant. Napoléon a misé sur le fait que chaque monarque serait rentré dans son pays, d’où une organisation difficile ! En tout cas, perdure la croyance propre au fils que la mort du père a installé sur le trône du soutien de famille auprès de la mère le regardant comme le sauveur que tous ces rois qui veulent revenir de plus belle, de même que celui qui est revenu sur le trône de la France, sont en puissance morts. D’où cette croyance aussi que sa victoire à lui sur eux, c’est comme si c’était déjà fait, puisqu’en effet, dans la sphère familiale cela l’est, et lui vaut d’être regardé par la mère comme le fils au destin d’exception ! Donc, Napoléon se prépare avec confiance au retour parce que la clôture du congrès de Vienne est en train de se faire selon ses informateurs, et alors les alliés dispersés n’auront plus la capacité de riposte rapide et concertée pour empêcher qu’il reprenne sa place sur le trône. Dominique de Villepin souligne que Napoléon n’est pas homme à rester dans l’ombre d’un bonheur médiocre. Il croit à sa réussite, ce qui est, continue-t-il, l’essence particulière des grands hommes, qui les distingue du commun. Leur réflexion est mise au service de l’action, poussés par l’instinct, l’imagination, la passion. J’ajouterais que pour Napoléon en tout cas, il y a me semble-t-il une disposition psychique très particulière, et une histoire personnelle et familiale. C’est déjà au sein de la famille que Napoléon, parions-le, a une destinée qui le différencie de celle de ses frères et sœurs ?

Le Napoléon sur le retour parie sur le mécontentement du peuple par rapport au monarque, notamment leur peur du retour de la féodalité et de la perte de leurs biens repris par les émigrés. Donc, il est sûr de son soutien ! Il se doit, écrit Dominique de Villepin, à son peuple tel qu’il avait été choisi et aimé jadis. Donc, c’est le sauveur qui, une deuxième fois, arrive ! Dominique de Villepin cite Balzac écrivant que Napoléon revient sacré « père du peuple et du soldat ». Mais ce peuple-là, ce n’est pas le peuple de la Révolution, c’est un peuple qui, à sa manière, veut aussi défendre ses intérêts. Napoléon, qui veut tourner la page de la conquête, doit aussi gagner la bataille le faisant accepter par les alliés comme un réformateur pacifique. Il pense pouvoir faire une guerre du cœur et de l’esprit. C’est pour cela que, déjà, avant Sainte Hélène, il prend la plume, pour rédiger trois proclamations. Il entreprend ainsi une guerre d’opinion, comme l’inventeur de la communication moderne. Il veut établir par la plume le lien avec le peuple, directement ! Le sauveur fait savoir qu’il arrive ! Il table, comme presque tous les politiques de nos jours, sur le victimisme… Par la première proclamation, adressée au peuple et affichée dans tous les villages, et qui court-circuite la presse qui est aux mains des notables, il retourne les foules avec des idées simples que peuvent comprendre des illettrés, « vous êtes nus, mal logés, mal nourris », et ça fait mouche ! Les deux autres manifestes s’adressent à l’armée : « soldats je suis content de vous » ! Cela fait très paternaliste ! Napoléon exploite à fond, dans ces manifestes, la peur liée au retour des Bourbons, la peur des émigrés, et il réaffirme son attachement à la nation. Bien sûr, il assure que son intérêt à lui n’est que celui du peuple et de l’armée ! Et il présente son abdication et son exil sur l’île d’Elbe comme un sacrifice pour la France, notamment pour empêcher son invasion et la guerre civile. Il n’oublie pas de rappeler que la force de sa légitimité impériale vient de ce qu’elle repose sur la souveraineté du peuple, que grâce à lui il y a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions. Il promet aussi que la restauration impériale se fera sans Terreur, sans règlements de compte. Il veut se présenter comme un réformateur pacifique, mais le croira-t-on ?

Lorsque Napoléon arrive à Golfe-Juan, très vite il se heurte à une population hostile, comme les Provençaux. Il doit frapper les esprits, aller vite, surprendre. Il compte sur la ferveur populaire à son égard pour impressionner les notables, et en même temps il fait un calcul sur l’impact symbolique sur les esprits d’un retour sans verser de sang. Il doit, face à son adversaire qu’il ne peut plus vraiment sous-estimer, faire preuve d’une grande habileté politique ! Il compte faire la preuve qu’il a le soutien populaire qui manqua à Louis XVIII. Toujours cette histoire de savoir qui est le plus fort, voire le plus légitime en regard du peuple ! Ils sont deux à se disputer le trône, maintenant ! La ferveur populaire devrait selon l’Empereur avoir aussi un impact sur les alliés. Une sorte de démonstration de force, là-aussi, et de légitimité ! Surtout qu’ainsi il peut apparaître en homme de paix, puisqu’il contient la marmite populaire bouillonnante qui fait si peur aux dynasties européennes. Napoléon utilise ce peuple qui à partir de Lyon et de Grenoble l’acclame pour amadouer les rois d’Europe et leur prouver sa légitimité portée par le peuple et sa force, qui vient aussi de la fidélité de l’armée. La paix que désormais il veut sauvegarder, c’est pour préparer l’avènement de son fils. Il y croit toujours, il y tient toujours ! Il veut être à nouveau triomphant, c’est-à-dire confirmé sur son trône, et espère-t-il reconnu par les souverains d’Europe pour transmettre ce trône à ce fils sans que celui-ci ait à le conquérir, son fils sera comme les autres rois d’Europe, installé par une légitimité héréditaire ! Fils qui sera la preuve incarnée du triomphe du père. C’est fou comme Napoléon, avec ce fils, s’avère obsédé par l’idée d’arriver à être comme les autres rois d’Europe, comme si en lui restait toujours le doute, le défaut de légitimité ! Par l’avènement du fils, enfin lui le Corse sera des leurs, il appartiendra à l’entre soi des dynasties héréditaires. Toute la problématique de celui qui a une ambition pour la grandeur de la France absolument gigantesque, folle, mobilisant toute son énergie car s’ancrant dans une histoire personnelle qui lui a déjà donné une destinée spéciale, réside dans le fait que lui, il vient d’ailleurs, de cette île corse, il n’est pas sûr de son appartenance, que l’entre soi des dynasties européennes lui soit ouvert. Il les a fait plier, il les a humiliées, il a fait revenir l’esprit de cour pour les tenir, pour qu’ils quémandent la faveur impériale, mais il sait bien sans doute qu’il n’est pas des leurs, qu’il n’a pas pu vraiment s’identifier à eux. Mais le fils, lui, si ! Par sa mère Marie-Louise ! Et alors la destinée incomparable de son grand homme de père peut se légitimer d’être le père prestigieux d’un fils appartenant à la bonne dynastie, à une double dynastie, celle de l’Ancien Régime par sa mère autrichienne et la nouvelle, portée par le peuple qui le plébiscite mais qu’il maîtrise ! Dans la nouvelle donne de la Révolution et de la Terreur, où le peuple français fait peur pour toujours et peut donner des idées à tous les autres peuples, un Empereur qui sait les apaiser, c’est quelque chose qui peut permettre à Napoléon de se rallier les alliés européens, ainsi que les notables attachés à la paix propice aux affaires et à l’argent. Dans le fond, Napoléon sait jouer de la peur inspirée par le peuple, dont l’énergie révolutionnaire peut se réveiller à tout moment, et s’essaimer ! Napoléon espère donc convaincre les notables qu’il est le meilleur garant de l’ordre bourgeois ! Or, cette nouvelle élite a plutôt rallié le camp royaliste. D’ailleurs, ces notables n’ont fait que se substituer aux nobles, et la nouvelle classe dirigeante, souligne Dominique de Villepin, est aussi fermée que l’ancienne. La nouvelle bourgeoisie est devenue caste à son tout, et la position sociale est désormais définie par l’argent plus que par la naissance.

A Grenoble, Napoléon porté en triomphe par le peuple se sent devenir un prince. La ferveur populaire est comme une mère qui prend dans ses bras et submerge d’émotion son fils à la destinée exceptionnelle confirmée ! Cela semble d’autant plus tout tracé que la faiblesse apparente du monarque Louis XVIII se manifeste par l’insouciance à l’égard de Napoléon, comme s’il ne lui reconnaissait aucun pouvoir, aucune capacité de le détrôner. Il fait même publier une proclamation visant à rassurer l’opinion. Cette sous-estimation de la part du monarque a de quoi vexer en secret l’Empereur qui revient, et qui pourtant exploite pour sa réussite cette erreur humiliante d’appréciation de la force de son adversaire. Mais est-ce plutôt de la désinformation, de la part de Louis XVIII, pour masquer sa propre fragilité ? En vérité, la force de Louis XVIII va s’avérer être les dynasties étrangères, cette ancienne consanguinité européenne, cet entre-soi auquel par son fils Napoléon espère encore tant pénétrer.

Le retour de Napoléon s’avère depuis Grenoble et Lyon triomphal. C’est sa renaissance comme chef d’Etat avant même d’arriver à Paris. Le peuple et l’armée le portent. Et en même temps, de même que Louis XVIII s’était démarqué de ses ultras et de la Contre-Révolution, Napoléon l’imite (ce qui n’est pas rien !) et se démarque des Jacobins ! Identification par duel interposé ! Il envoie un message aux notables, veillant donc particulièrement à ce que la logique des intérêts soit sauvegardée ! Les libéraux, opprimés par le Consulat et l’Empire mais enthousiastes pour le modèle anglais de la Restauration ne croient pas à un Napoléon qui se convertirait à une Constitution qui serait proche de la Charte de Louis XVIII. Or, peu à peu, Napoléon va se sentir forcé d’imiter Louis XVIII, s’il veut réussir ! C’est extraordinaire ! Lui qui a voulu éliminer tous les rois, jusqu’à ce que la défaite lui prouve que c’était impossible, voici qu’en secret il va être forcé d’en imiter un, c’est-à-dire d’admettre un début de castration ! L’ennemi, il n’est pas loin de pouvoir un peu l’estimer ! C’est nouveau, pour ce grand homme absolument seul au pouvoir, sans possibilité de s’identifier au père, puisqu’il était mort. Voici qu’en train de revenir sur le trône, un jeu d’identification avec un monarque ennemi commence en secret à se faire comme à corps défendant, et comme en tentant de rattraper le temps perdu. C’est vrai qu’un homme à la destinée d’exception est forcément dans une solitude infinie, tirant de lui-même l’imaginaire et l’énergie pour se déployer de manière fulgurante, mais c’est comme s’il n’avait nulle part de modèle dont s’inspirer. Or, Louis XVIII, par surprise, s’avère par la Charte qu’il a su inventer parce que son exil en Angleterre a su l’influencer dans un sens favorable à son retour sur le trône français et à la nouvelle donne du pays être en mesure de donner des idées à Napoléon. Nous imaginons que c’est dur à avaler, mais Napoléon, fidèle à l’intérêt général de la France, l’accepte. C’est ça qui est remarquable ! Qui fait la grandeur de Napoléon ! Louis XVIII se défend en mettant en avant sa Charte, contre la menace de l’invasion étrangère que Napoléon en revenant va provoquer ! Habilement, le monarque se place sous l’aile de sa Constitution libérale, garante de la paix et de la liberté. C’est ainsi que les deux ennemis se battent pour un même trône ! Et il importe que Napoléon finalement gagne, pour que le coup final de la part des alliés européens donne toute sa force à la castration gigantesque ! Jusque-là, Napoléon n’a pas encore vraiment trouvé en face de lui l’adversaire capable d’accomplir le sacrifice, et Napoléon lui-même n’est-ce pas cela qu’il recherche ? Louis XVIII s’avère un adversaire pas si inintéressant que ça, puisqu’il a su inventer la Charte ! Cependant, ce n’est pas suffisant ! Mais pour l’instant, il a le pouvoir de le pousser à la surenchère libérale. En somme, ils ont un programme commun, mais Napoléon doit surenchérir !

Derrière le duel par Constitutions libérales interposées entre Louis XVIII et Napoléon, Dominique de Villepin nous montre celui de deux puissances de l’ombre, deux rivaux, Fouché et Talleyrand, qui intriguent pour préserver leurs ambitions et intérêts, et passent d’un régime à l’autre depuis 1789. Napoléon avait nommé Fouché ministre de la Police, il manie l’art du secret comme personne, il a un réseau de renseignement qui couvre toutes les catégories sociales et tout le territoire. Il peut tenir tout le monde. Fouché a bien entendu pu offrir ses services à Louis XVIII ! Mais Fouché n’a pas participé à la chute de Napoléon car celui-ci l’avait éloigné. Talleyrand si !

Reconnaissant que Napoléon est plus fort que lui dans ce duel, Louis XVIII choisit la fuite. Lui non plus ne veut pas pour le pays de guerre civile ! Tout se passe aussi comme s’il fallait sauvegarder les intérêts, donc la paix ! Curieusement, les deux ennemis se copient l’un l’autre… Louis XVIII fuit en sachant très bien qu’il a encore une carte maîtresse à jouer dans ce duel pour le trône français : les alliés, les rois européens humiliés par Napoléon ! Il feint de perdre, tout en restant assez proche. De plus, il prend bien garde à ne pas avoir l’air d’être porté sur le trône de France par les rois étrangers ! En attendant, la violette a chassé le lys, comme l’écrit Dominique de Villepin. Napoléon reçoit aux Tuileries l’onction populaire ! Mais il ne faut pas que le souffle de la plèbe inquiète les notables. En quelque sorte, Napoléon revient au pouvoir comme dans une continuité tranquille par rapport à la Restauration de Louis XVIII. Les Parisiens sont assez indifférents. En revenant, Napoléon dérange le nouvel ordre, qui résiste. Celui d’une aristocratie certes différente de celle de l’Ancien Régime, mais dans un divorce grandissant entre l’élite et le peuple. Ce peuple a donc changé lui aussi, il se rend compte de ce fossé entre deux France, que Napoléon ne comble pas ! C’est le début d’une capacité de jugement ! Alors, il y a, oui, l’armée ! Mais celle-ci n’est pas favorable au fils de Napoléon ! Alors que l’Empereur s’accroche à l’espoir de récupérer Marie-Louise et son fils, comme s’il était possible de tout effacer, de revenir au temps du pacte de sang avec l’Autriche ! Napoléon résiste, il ne veut pas croire que tout a changé, en particulier ces notables, la nouvelle élite, qui ne se rallient pas vraiment à lui, car leurs intérêts sont mieux défendus dans l’ouverture libérale de Louis XVIII et cette défense des individus plutôt que de l’intérêt général. Un souffle de liberté vient aussi d’Amérique ! Napoléon fait trop sentir la proximité inquiétante du mystère populaire ! Marie-Louise se place sous la protection des alliés, elle non plus ne veut pas d’un Empereur dont l’Europe craint qu’il ne soit trop Jacobin ! En fait, ce qui perd Napoléon, ce qui annonce de manière irrémédiable sa chute, sa défaite, n’est-ce pas ce peuple inquiétant qui le porte ? A Vienne, les souverains et ministres d’Europe encore réunis alors que Napoléon avait cru que c’était fini vont pouvoir s’organiser pour la guerre à mort contre Napoléon, et derrière lui contre la marmite populaire française afin qu’elle ne contamine pas d’autres peuples ! En préparant la guerre, les alliés européens agissent aussi sur le peuple français. Celui-ci était las des guerres de Napoléon, la conscription était de moins en moins bien acceptée. La perspective d’une nouvelle guerre montre que l’Empereur a menti en promettant la paix ! Le tragique de l’homme est amorcé ! C’est perdu d’avance !

Cette proximité de la guerre a aussi pour effet que Napoléon, se préparant à aller au front avec le but de prendre par surprise les ennemis, n’a pas vraiment le temps de jeter les bases d’une monarchie libérale copiée sur celle de Louis XVIII. Cela aussi fait partie de la guerre ! Pour agir sur les esprits, l’Empereur fait un grand ministère d’ouverture regroupant les familles issues de la Révolution, les républicains, les libéraux, les bonapartistes. Pour avoir un réseau incomparable, il réussit à faire revenir Fouché l’opportuniste. De même Carnot est nommé, dont la tâche est de faire front contre l’invasion des alliés. Or, il commet la faute de ne pas épurer son personnel… Fouché le constate, et se débrouille pour ses affaires dans l’ombre, oeuvrant en secret contre l’Empereur. Dominique de Villepin nous montre à merveille les intrigues à l’intérieur du pouvoir, les mêmes sans doute qu’aujourd’hui et qu’il constate lui-même, et il semble que Napoléon n’ait pas assez évalué ce front-là, ces adversaires-là, qui n’obéissent plus qu’à leurs intérêts. Comme l’écrit Dominique de Villepin, la mécanique des intérêts est pour longtemps en marche, et c’est un temps nouveau qui marque que celui de Napoléon est passé, en ce qui concerne en tout cas l’exercice du pouvoir. En quelque sorte sur tous les fronts il a perdu d’avance désormais. Même les petits propriétaires paysans regardent la sauvegarde de leurs intérêts. Et le règne des individus est en marche aussi, qui va prendre tout le monde dans ses filets.

Talleyrand, qui est au congrès de Vienne, garde le portefeuille que lui avait donné Louis XVIII. Et l’aristocratie déserte la cour impériale. Louis XVIII garde le soutien de la Vendée, du Gard. Pendant la Restauration, il a su associer les notables aux affaires du pays, et ceux-ci ont pris goût aux responsabilités politiques, ainsi qu’à la paix propice à leurs affaires. Ces nouvelles élites ont trahi la Révolution, et ils sont la cible de la haine populaire comme avant les nobles. Rien n’a vraiment changé, sauf les revendications, comme le souligne Dominique de Villepin. Le peuple réclame l’égalitarisme et non plus l’égalité des droits, le social et non pas le politique ! Ce qui change tout, c’est aussi la révolution industrielle qui commence. C’est vraiment un temps de rupture que nous raconte dans ce livre sur les Cent-Jours Dominique de Villepin ! Non seulement celle entre l’Ancien régime et la Révolution, mais aussi entre le monde rural attaché à la propriété de terres qui viennent des biens nationaux et le monde industriel, et encore entre la démocratie et le suffrage censitaire qui ne reconnaît le droit de voter et de se présenter qu’à ceux qui possèdent des biens ou de l’argent, et encore entre le libéralisme absolu et l’Etat-providence. Tout cela s’agite et se met en place à ce moment-là ! Il est peu question du peuple, bien sûr ! Est-ce qu’on sait même ce que c’est qu’un peuple, un peuple souverain ? Pourtant, n’aurait-il pas pu émerger, si Napoléon avait fait le choix de rassembler les énergies en vue de l’intérêt général, au lieu de laisser les bourgeois et les notables simplement prendre la place des anciens nobles, en laissant béante la fracture entre les élites et le peuple ? Napoléon, note Dominique de Villepin, aurait pu décréter une dictature, juste le temps que la nation ait acquis par les armes son indépendance et ait par la négociation constitué son gouvernement. Ainsi, Napoléon aurait entendu ce peuple révolutionnaire. Or, curieusement, et peut-être en fait parce qu’étant dans une autre histoire, intime, oedipienne, familiale, Napoléon sembla avoir été loin de l’enjeu de cette Révolution et aussi du peuple dont il n’a jamais fait partie ! Son obsession de préparer l’avènement de son fils, de nouer sa nouvelle dynastie impériale avec la dynastie d’Ancien Régime par Marie-Louise, en dit long ! Il n’a pas senti non plus, peut-être, la réalité de la maturité de ce peuple pour mobiliser vraiment une énergie intérieure, une ambition, pour devenir souverain. Lui, il est dans le rôle du sauveur, cela a commencé dans sa famille, cela s’est transposé avec une énergie et une imagination décuplée au pouvoir. S’il est le sauveur, s’il reste toujours dans ce rôle-là, c’est qu’il voit ce peuple en état de dépendance et de furie revendicatrice. Comment pourrait-il l’estimer avoir la force de se mobiliser et de s’organiser pour une France nouvelle ? Le sauveur, c’est lui qui organise, invente, conquiert. Il ne croit pas en le peuple. Une dictature au bon sens du terme aurait exigé de croire en les capacités du peuple ! Napoléon modernise la France, et ensuite Louis XVIII avec sa Charte, mais le précédent de la Terreur fait qu’il n’a pas confiance dans le peuple. Alors, il préfère privilégier les notables et les libéraux et non pas achever la Révolution. Napoléon est lui-même un conservateur, aimant l’ordre, conclut Dominique de Villepin. Il a une conception verticale de l’autorité. Pendant l’Empire, Napoléon a détruit les principes de la Révolution, tout en consacrant ses conséquences, notamment la centralisation. Certes le peuple sera désormais représenté, mais le suffrage censitaire est réservé aux élites… Certes il se dit protecteur des humbles, mais il est surtout le sauveur des élites. C’est que lui-aussi a toujours fait partie des élites, à ceci près qu’il venait d’une île, et qu’il avait pour cela un besoin caché de reconnaissance, pour être sûr d’en faire vraiment partie. Il a utilisé la Révolution et le peuple, mais trop centré sur sa destinée de sauveur, a-t-il jamais pris le temps de réfléchir à cette énergie mobilisée par le peuple, lui a-t-il laissé les moyens de se dire, de s’organiser, de se fortifier, de s’inventer. Il n’a fait que la sous-estimer, comme nous l’imaginons il a sous-estimé sa veuve de mère à se débrouiller après la mort du père. Il a une idée du pouvoir qui vient d’en haut. Sa mère, et la France révolutionnaire, c’est pareil, elles ne peuvent selon lui s’organiser d’en bas, horizontalement, en inventant autre chose maintenant que l’homme fort ne les empêchent plus d’inventer un autre mode de vie. En quelque sorte, demeure une prétention masculine fanfaronne qui court du père au fils lorsque le père est mort.

Donc, la plèbe ne compte pas vraiment pour Napoléon, sinon comme épouvantail quand il en a besoin. L’oubli de la force et de l’énergie qui est dans ce peuple est méprisant. Or, s’il note que ce peuple ne sait pas écrire, il ne dit jamais explicitement que c’est à cause de cela qu’il ne peut devenir souverain ! Lorsqu’il prend la plume, alors seulement s’esquisse un lien avec le lecteur, qui peut être du peuple, et qui se débrouillera avec ce qu’il écrit, avec cette légende qu’il deviendra ! Parce que lui, il est seulement dans sa destinée extraordinaire de sauveur ! Et se trouve confronté aux rois, qu’il croyait en puissance morts, comme son père ! Cette figure de sauveur puissant, il doit la sacrifier.

Par peur du peuple, il fait comme Louis XVIII, il opte pour la voie libérale, qui comme la Charte garantit les biens nationaux, l’égalité civile, les libertés fondamentales, et surtout elle offre la réalité de la puissance à la nouvelle oligarchie par le suffrage censitaire ! Monarchie constitutionnelle. Le parti libéral triomphe ! Tout conspire en faveur des notables. Et le pouvoir échappe à Napoléon ! Mais le sacrifice se joue surtout à un autre niveau : oedipien. En quelque sorte, le fils sauveur, qui a une destinée extraordinaire, ne peut finalement croire que pour la mère il a remplacé le père, et qu’il est même tellement plus fort que lui. Non, un beau jour, ça lui revient en pleine figure comme une défaite, le père n’est pas mort pour la mère, le fils ne peut prendre sa place ! L’Empereur a une mère, Letizia, qui, tout en le voyant avec une destinée de grand homme, ne cesse d’avoir peur de manquer, ce qui semble encore et toujours comme dire que son mari est auprès d’elle irremplaçable, c’est-à-dire toujours vivant symboliquement. Le sacrifice si grand de Napoléon ne serait-il pas la rencontre castratrice avec un père impossible à détrôner dans le discours de sa mère ? Comme ces rois européens impossible à détrôner. En vérité, en étant toujours titillé par ces dynasties européennes anciennes qu’il a longtemps voulu soumettre à sa dynastie impériale, n’était-il pas en secret aux prises avec celui qu’il pressentait être indétrônable effectivement. La castration symbolique tombe comme une défaite lorsque dans le discours de la mère il est clair et net qu’aucun fils ne peut à ses yeux détrôner son père, même si celui-ci est mort. Napoléon n’a-t-il pas vécu son sacrifice comme l’admission, certes douloureuse, qu’il ne peut s’asseoir sur un trône qui appartient à l’indétrônable ! La morale des Cent-Jours semble être que l’indétrônable a vaincu celui qui avait cru pouvoir prendre sa place ! La grande histoire s’entend à la lumière de la petite histoire oedipienne d’un garçon qui avait cru en sa grande destinée parce que mieux que son père mort il pouvait assurer !

Napoléon s’accroche jusqu’au bout en optant pour le tournant libéral inspiré de la Charte de Louis XVIII. Aventure risquée de l’identification tandis que toujours il espère que cela servira l’avènement de son fils. Pourtant, le visionnaire Napoléon va bientôt voir que la voie du libéralisme se dessine tout autrement que ce que l’on croit. Même si l’histoire est encore en marche, par-delà l’ère du libéralisme et de l’individu centré sur ses intérêts et croyant que l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particulier, il y a la montée irrésistible d’une autre libération, qui est un sevrage, une coupure de cordon ombilical. Napoléon pressent cela à Sainte-Hélène, à propos de la décolonisation et de l’Angleterre qui perdra sa place après un siècle comme première puissance mondiale.

S’ouvre l’ère libérale axée sur les libertés et les droits des individus et avec une Constitution parlementaire reposant sur deux chambres, ce qui entraîne que les libertés peuvent primer sur la nature des régimes. Pour Napoléon, il y a donc compatibilité entre le libéralisme et le bonapartisme, par des institutions mixtes. Si l’Empereur reste le protecteur, alors le libéralisme peut être accepté par le peuple même s’il est de nature élitaire. Il fait, pour son retour, le choix libéral, celui de la modernité, aussi bien pour élargir ses partisans que pour semer pour l’avenir en cas d’échec. Et surtout, parce qu’il est secrètement dans un processus d’identification et de duel. En tout cas, tandis que le guerre se prépare, il charge Benjamin Constant le libéral de rédiger la nouvelle Constitution. Dominique de Villepin nous rappelle que Benjamin Constant est un homme qui pense qu’après le règne de la guerre, c’est l’avènement de l’ère du commerce, où la conquête est brutale. Pour lui une nation moderne vise l’aisance et le repos après la guerre, aisance assurée par l’industrie, tandis qu’émerge l’individu. Avec l’ère libérale, la conception collective de la liberté selon les anciens part chez les modernes de la personne, avec la primauté des libertés individuelles. C’est pour lui le progrès qui permet l’émancipation des individus. Nous constatons que ce n’est donc pas une affaire de sevrage intérieur… C’est comme si le progrès pouvait bâillonner l’esprit révolutionnaire ! Benjamin Constant a en horreur la République ! La seule garantie pour lui est celle de l’individu, et ses droits fondamentaux sont supérieurs à toute Constitution. Il a du mal à comprendre cette obsession du pouvoir qu’ont les Français. La souveraineté est pour lui limitée, elle s’arrête là où commence l’indépendance et les existences individuelles. A la souveraineté absolue, il substitue la liberté relative de l’individu, qui est limitée par le respect des libertés de l’autre. Benjamin Constant propose une réforme qui part de l’individu, non pas du souverain, et le pouvoir suprême a un rôle d’arbitre. C’est le modèle anglais, où la pairie a le pouvoir législatif dans la durée à cause de l’hérédité de ses membres nommés qui n’ont pas besoin de faire la cour au monarque. Les libéraux, nous explique Dominique de Villepin, veulent créer un pouvoir aristocratique autonome. Benjamin Constant est sans doute traumatisé par la chambre des députés de la Convention, et cette force redoutable de l’élection populaire. Donc, la chambre des pairs contrebalance la chambre des députés élus. De plus, ces députés sont élus non pas au suffrage universel mais censitaire ! Le libéralisme se sépare du peuple, sans se rapprocher des royalistes qui ne voudraient le suffrage censitaire que pour les grands propriétaires terriens majoritairement nobles. Nous voyons dans quel piège est pris Napoléon ! Mais il tente de se rapprocher du peuple par la décentralisation, la liberté de la presse et de l’opinion. Napoléon apporte l’assise nationale qui manquait au libéralisme par son immense popularité. Voilà la monarchie constitutionnelle mise en place. Tout cela pour préparer, encore et toujours, l’avènement de son fils !

En fait, comme la guerre est inéluctable, que sa défaite est possible, il travaille pour la postérité ! Cette Constitution libérale elle-même est là pour faire oublier la dérive de l’Empire, et aussi pour battre Louis XVIII sur son propre terrain ! C’est fou comme dans ce duel avec le monarque, celui-ci est déjà victorieux par cette monarchie constitutionnelle que Napoléon est forcé d’accepter ! Ce pari libéral fou fait qu’il restera comme l’homme de la modernité, et pourtant un monarque, Louis XVIII, surplombe tout cela ! Ainsi, Napoléon a réformé l’Etat et avait déjà avant garanti l’égalité civile. En faisant vivre les institutions, et notamment les puissances censitaires, pour la première fois il détache le pouvoir de sa personne et passe de l’absolutisme de la monarchie à la monarchie constitutionnelle. La Constitution de 1815 n’est pas très différente de la Charte de Louis XVIII ! Le pouvoir exécutif appartient au monarque héréditaire qui partage aussi le pouvoir législatif avec deux chambres, la pairie qui est nommée, et l’autre qui est élue au suffrage censitaire. Les députés élus sont censés venir de toutes les classes sociales, et prennent en compte le nouvel âge économique de la révolution industrielle. La liberté religieuse et d’expression est sauvegardée, alors que non avec la Charte.

Mais les libéraux font l’erreur de méconnaître la force populaire de l’égalité, cette passion du siècle selon Napoléon. Dans l’opinion, reste la confusion entre les nobles et les aristocrates, et l’hérédité rappelle trop la Contre-Révolution ! De plus, qui en France peut entrer dans la pairie ? Le bouillonnement révolutionnaire du peuple reste sous la cendre ! Napoléon y est très sensible ! Ce mystère-là ne le lâche pas ! Comme cette Constitution libérale est une sorte de reconnaissance à l’égard de Louis XVIII et sa Charte, Napoléon en lorgnant sur la légitimité ancienne des Bourbons entend qu’en retour sa dynastie à lui aussi soit reconnue ! Alors, il fait en quelque sorte le pas de trop, par l’Acte additionnel à la Constitution, plus le recours au plébiscite en mémoire du plébiscite populaire à l’Empereur. Il veut lui aussi l’hérédité de la monarchie, en plus de l’onction par l’armée et par le peuple souverain. La Révolution a substitué le peuple à Dieu. En 1804, il avait fait ratifier par le peuple son hérédité ! L’Acte additionnel a pour but de rattacher la nouvelle Constitution aux Constitutions de l’Empire. La légitimité de Napoléon s’appuyant sur la souveraineté du peuple est alors écrasante ! C’est comme un soufflet aux députés élus par suffrage censitaire. Napoléon agite le spectre d’une armée de fanatiques près à jeter ces députés par la fenêtre.

Mais cet Acte additionnel étant promulgué en même que l’annonce de la guerre, l’enthousiasme populaire se fige. En tout cas, les libéraux semblent ne pas prêter attention au penchant français hérité de la monarchie à incarner la souveraineté dans une personne. En France, l’empreinte du long passé monarchiste perdure dans la personnalisation du pouvoir plutôt que sa conceptualisation, nous explique Dominique de Villepin. C’est pour cela que le libéralisme est perçu comme élitaire et désincarné.

Mais Napoléon doit aussi affronter les résistances qui viennent de grandes figures révolutionnaires comme La Fayette, ami de Washington et de Jefferson, père de la Déclaration des droits de l’homme qui continue à s’accrocher à la Constitution de 1791. La Fayette défend, souligne Dominique de Villepin, un modèle américain plus compatible pour lui avec l’esprit français car sans aristocratie et sans caractère élitaire. C’est une République de gouvernement libéral et non égalitaire car attachée à la sacralité de la propriété. Cette République est son idéal. La Fayette refuse la pairie. Il se prépare à se présenter à l’élection des députés. Nous voyons là se dessiner une opposition de l’intérieur, un peu comme des frères revendiquant leur part de pouvoir, tout autre chose que les frères de Napoléon que celui-ci a placé ! La fratrie actuelle met aussi en question l’hégémonie d’un frère entre tous ! La castration vient de toutes parts !

Le plébiscite qu’a demandé Napoléon est jugé très démagogique, manipulant le peuple, le flattant. C’est un échec d’autant plus que chez un peuple illettré la conscience politique reste embryonnaire. Les paysans et l’armée restent fidèles, mais dans les villes l’abstention est très forte. Le peuple ne comprend pas le scrutin, et les maires en majorité royalistes que Napoléon n’a pas fait remplacer et datent de Louis XVIII contrôlent les registres, gèrent localement le plébiscite. Un grand nombre de personnes ignore même qu’il y a un plébiscite. C’est un fiasco ! Sous la ferveur populaire, Napoléon n’a pas assez évalué ces failles, ni que le danger venait aussi de ces maires royalistes ! Curieusement, le rapport de forces en sa défaveur se met à surgir de partout, comme un grand retour de refoulé ! De plus, alors que les yeux sont rivés aux frontières que les armées étrangères peuvent franchir à tout moment, ce plébiscite parait indécent !

Les élections législatives se préparent, mais Napoléon ne s’y intéresse pas beaucoup, préoccupé qu’il est par la guerre imminente. Cela permet à Fouché de les surveiller et de les orienter, il est expert en corruption et en clientélisme, et il a une expérience très grande des intrigues. Fouché travaille déjà pour la suite, et surtout pour lui. C’est un frère redoutable pour Napoléon ! Le résultat de ces législatives donne une nette majorité libérale proche de La Fayette.

Napoléon, nous explique Dominique de Villepin, n’a pas pris garde que pendant son absence la France avait changé, l’Europe avait changé, et que lui-même avait changé ! Il pensait revenir et pouvoir tout recommencer à zéro, et non ! Cette fois, l’impossible, voire l’interdit, monte de partout, alors même que le vol de l’Aigle a semblé si facile, si fulgurant. Napoléon sous-estime ce qui a avancé dans l’ombre. La transformation des différents personnages de l’histoire. La France a un besoin impérieux de paix, donc elle doute de son chef et aussi d’elle-même, de l’armée qui a connu la défaite. Un nouveau vent de liberté se lève depuis l’Amérique. Alors que l’Empereur avait bâillonné l’opinion ! Les notables veulent retrouver du pouvoir, et la Restauration a offert une pause bienvenue ! De même, Napoléon a renoncé à la conquête, et ne veut plus que préparer le terrain pour son fils. Sauf qu’il n’est pas à l’aise dans le costume du bourgeois. L’Europe n’est plus faible comme en 1799 où elle était forcée de traiter avec Napoléon et avec la Révolution. L’Europe des rois est unie depuis 1813, et veut humilier et vaincre à la fois l’Empereur et le peuple révolutionnaire !

Face à cette Europe forte et unie, Napoléon ne peut ignorer sa solitude, et pressent l’heure du sacrifice. Mais ce sera un sacrifice pour la patrie et en semant pour l’avenir.

En l’absence de Napoléon, les rois étrangers ont redessiné la carte de la nouvelle Europe à partir de la dépouille du Grand Empire ! Ils préparent l’explosion de la bombe à retardement de l’humiliation infligée par Napoléon. Comme le retour du Commandeur, du père que le fils avait cru mort, voici ces rois qui entendent faire revenir l’Europe du passé, où l’on était dans un entre soi consanguin. Bien sûr, ces puissances ont dû s’arranger de leurs intérêts rivaux, et l’axe prusso-russe s’est heurté à l’Angleterre et à l’Autriche. La position autrichienne épouse celle de l’Angleterre qui veut s’assurer son emprise commerciale et maritime et sa puissance coloniale et est soucieuse pour cela de la paix. L’Angleterre veut cerner la France sur terre et sur mer, et le royaume des Pays-Bas se forme par la réunion de la Belgique à la Hollande. Il faut aussi éviter l’émergence d’une nouvelle puissance hégémonique, et l’Angleterre craint la Russie et la Prusse. Elle veut garantir un équilibre continental. C’est là, dans ces intrigues européennes, que Talleyrand, à Vienne, peut faire son jeu personnel, et se poser en arbitre. Les alliés formant deux blocs hostiles, il peut prendre des initiatives en inventant littéralement le nouvel âge diplomatique. Il a été le ministre de Louis XVIII après l’avoir été de Napoléon, c’est le roi des opportunistes ! Il sait jouer de la modération et du droit, du respect des trônes et des traditions, il avance sans cesse le principe de légitimité. Il réussit l’édification d’une Europe des rois pacifiée, tout en ne demandant rien. L’Europe doit convaincre l’opinion qu’elle n’acquiert pas des droits par la conquête, comme Napoléon, mais en faisant revivre le principe sacré de la légitimité garante de l’ordre et de la stabilité. Voici le père, derrière ces rois, qui revient plus fort que jamais dans son aspect symbolique ! Talleyrand réussit aussi à rompre l’isolement diplomatique de la France. Cette restauration de la France dans son rang et ses prérogatives de grande puissance se fait par Talleyrand en brisant les deux piliers de la politique impériale extérieure, la conquête et la Révolution ! L’ironie de l’histoire est que Talleyrand a été choisi pour représenter la grandeur de la France à l’extérieur par Barras, Napoléon, et Louis XVIII ! C’est un homme de cour formé à l’intrigue à la cour de Versailles. Il a cette éducation qui avait plu à Napoléon. C’est à partie d’Austerlitz qu’il s’était éloigné de Napoléon, défendant déjà une politique étrangère fondée sur le respect des régimes en place, l’équilibre continental.

Napoléon et Talleyrand s’opposent par deux visions opposées de la politique étrangère de la France. Napoléon, finalement, sous-estime constamment ces figures de frères, parce qu’il domine ses propres frères qui lui sont redevables dans une famille dont il est le soutien. Donc, il ne fait pas attention aux pouvoirs d’un Fouché, d’un Talleyrand, d’un La Fayette ! Or, à Vienne, Talleyrand œuvre pour les rois ! Il a très bien compris que la puissance de Napoléon le condamnait à la guerre perpétuelle, justement parce qu’il devait toujours poursuivre les rois pour enfin les voir tous morts vaincus comme son père, et c’était impossible ! Il poursuivait ces rois à la fois pour une identification impossible à eux et pour qu’ils meurent comme son propre père lui laissant le trône familial et européen. C’est Talleyrand qui a orchestré la Restauration, et puis a négocié la nouvelle Europe à Vienne. Il a un rôle considérable dans la défaite de Napoléon ! Un frère qu’il a sacrément sous-estimé ! Talleyrand a obtenu l’exil de Napoléon sur l’île d’Elbe, et en 1830, il favorisa l’avènement de Louis-Philippe !

Le retour de l’Aigle semble pourtant détruire d’un coup toute l’œuvre européenne de Talleyrand ! Mais l’Europe est alors unie pour la guerre ! Napoléon n’a aucune chance dans les négociations ! D’autant plus que Metternich refuse la régence de Marie-Louise, ainsi que de rendre son fils à Napoléon. Le père ne pourra pas installer son fils sur son trône ! Ce n’est pas vrai symboliquement qu’un père s’écarte devant la préférence de la mère pour le fils, ce fantasme oedipien ! Dans cette nouvelle Europe, l’Autriche a retrouvé du prestige et des territoires, alors que l’Angleterre est la véritable gagnante des accords conclus, avec son gigantesque Empire colonial ! Talleyrand conseille à Louis XVIII de se tenir éloigné, il doit faire oublier qu’il pourrait être un souverain porté par l’étranger ! Chateaubriand cité par Dominique de Villepin ne réclame le retour de Louis XVIII qu’au nom de la liberté et pas au nom des privilèges ou de l’émigration, ce qui lui permettra de se démarquer de l’étranger ! Louis XVIII doit gagner par l’empire des mots ! Déjà la bataille de l’opinion ! Une opinion qui ne peut ignorer les dangers de la guerre ! La conquête impériale elle-même a attaqué le mythe de la France révolutionnaire des humbles ! Mais le Code civil, l’organisation rationnelle de l’Etat, cela reste et pourra s’exporter ailleurs.

Les notables, qui ont besoin de la paix pour leurs affaires, sont inquiets à cause de la guerre qui s’approche ! Alors, écrit Dominique de Villepin, la violette se fane ! Fouché exploite tout cela à son profit, se postant en recours, anticipant le retour des Bourbons ! Napoléon n’est pas dupe du double-jeu de ce redoutable frère en politique, mais il ne peut se passer de ses réseaux, et du fait qu’il a table ouverte à Vienne ! Ces redoutables frères ont du pouvoir, et il ne peut se passer d’eux ! Paradoxalement, il apprend ce qu’est la dépendance, la faiblesse !

Napoléon comprend qu’il ne lui reste plus que la guerre, et la dimension tragique de son histoire est en train de s’imprimer inéluctablement ! Mais encore, il croit possible d’anéantir ses adversaires, et jouir de son trône comme la mort de son père le lui avait laissé en roi de la famille à la destinée d’exception ! Son image auprès de l’armée est intacte ! Hélas, la présence des alliés à Vienne, où ils peuvent s’organiser, a tellement desservi Napoléon ! Il croit encore totalement à l’efficacité de la stratégie qu’il élabore, à l’effet de l’initiative et de la surprise. Il est la tête et ses soldats sont ses jambes ! Mais cette armée manque d’officiers de qualité. Et en face, l’armée anglaise a acquis en Espagne de l’expérience. A la tête de l’armée anglaise, Wellington est redoutable, lui qui s’est distingué en Espagne ! Du côté de Napoléon, il y a un manque de coordination, des rivalités au sein du commandement, des trahisons, des défections, des retards, des malentendus. Bref, les chances françaises sur le front belge sont mises à mal. Napoléon lui-même fait des erreurs d’appréciation. Il croit mener le jeu, alors que les armées ennemies de Wellington et du Prussien Blücher sont en train de le prendre dans une nasse. Napoléon aurait pu gagner à un cheveu, mais non, à Waterloo, dans un spectacle effroyable, le front français se brise ! Les alliés européens ont à nouveau la voie ouverte vers Paris !

Napoléon n’a alors pas le courage de courir à Paris pour sauver le trône des intrigues galopantes ! Comme si là aussi il laissait les frères opportunistes et entraînés aux intrigues gagner ! Fouché complote à la tête du ministère de la police. Il agite la peur, et se pose en sauveur à la place de Napoléon ! Il fait courir le bruit que Napoléon veut instaurer une dictature ! Il va organiser un coup d’Etat parlementaire. La Fayette dénonce la mascarade de l’Empire libéral, et veut rallier autour de la cocarde tricolore, la liberté, l’égalité, la fraternité ! La chambre prend tous les pouvoirs par une large majorité de parlementaires et de pairs. Napoléon, par ce coup d’Etat, se trouve à la place de Louis XVI ! Et, répugnant à la violence, il renonce à recourir à la force. Expert en rapports de forces, il sait qu’il est en sa défaveur ! De plus, il sait que la grandeur est dans le sacrifice de celui qui possède le pouvoir, car depuis la Révolution c’est le peuple souverain qui, en puissance, le partage, même si cette Révolution n’est pas achevée ! Ce peuple l’acclame autour de l’Elysée ! Benjamin Constant, visiteur du soir à l’Elysée, conseille l’abdication à Napoléon, car selon lui l’Empire libéral est venu trop tôt pour la France et trop tard pour l’Europe.

Napoléon se doute bien que son abdication est le préalable aux négociations pour le traité de paix avec les alliés. Mais il rêve encore de mettre son fils sur le trône ! Tout en s’écriant : « Mon fils, mon fils ! Quelle chimère ! Mais ce n’est pas en faveur de mon fils, mais des Bourbons, que j’abdique. » Devant la chambre des pairs, Lucien le frère de Napoléon tente de faire reconnaître l’Aiglon, les alliés n’en veulent pas !

Par le coup d’Etat parlementaire, une nouvelle page de l’histoire politique de la France s’ouvre, marquée par l’affrontement entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, qui dure toujours ! Deux visions incompatibles s’affrontent écrit Dominique de Villepin : la vision fédéraliste et collégiale des libéraux, et la vision unitaire et centralisatrice des Jacobins, des bonapartistes et des royalistes. Le pouvoir législatif avait gagné en 1789 contre Louis XVI, en 1794 contre Robespierre, et en 1814 contre Napoléon. Et le pouvoir exécutif a gagné lors des coups d’Etat du Directoire, et du 18 Brumaire.

Désormais le pouvoir est confisqué par les élites.

Fouché s’occupe des intérêts et intrigue. Il s’institue président du conseil provisoire. Il doit surtout s’occuper d’éloigner Napoléon, tout en le gardant comme épouvantail dans le bras de fer avec Louis XVIII et l’Europe ! Il fait préparer des frégates à Rochefort. Comme pour le protéger de l’Europe !

Napoléon, désormais dans la solitude, pourrait avoir recours à la force brutale des masses populaires fidèles, mais il ne le fait pas. Une nouvelle Terreur empêcherait de semer pour l’avenir ! Il prend congé de sa mère et d’Hortense, fille de Joséphine et mère du futur Napoléon III. Il y aura dans le futur un passage de flambeau ! Le grand homme qui ne pouvait se voir vivre en bourgeois part habillé comme un bourgeois, vaincu par cet air du temps favorable à la bourgeoisie !

Il laisse une histoire qui se joue d’un côté avec Fouché, et de l’autre entre Talleyrand et Louis XVIII. Fouché doit prendre garde qu’on ne s’aperçoive pas qu’il œuvre en douce pour la Restauration. Et l’Anglais Wellington sera l’artisan de cette Restauration. Autant Louis XVIII, Talleyrand que Fouché le savent. Quant à Fouché, il est le seul capable de lever les obstacles de l’armée et des chambres hostiles au royalisme. En tout cas, à cause de la Terreur, de la violence de la plèbe dressée contre l’ordre bourgeois, la République est rejetée par les parlementaires ! Les alliés européens soutiennent le retour des Bourbons, car avec sa Charte Louis XVIII a réussi à anesthésier l’esprit révolutionnaire. Parce que c’est son intérêt, Fouché s’est tourné vers eux ! Mais la tâche de faire revenir la Restauration est dangereuse !

Talleyrand veut s’affirmer comme le chef d’un gouvernement autonome par rapport au monarque, s’appuyant sur une majorité parlementaire et une révision libérale de la Charte ! Mais son arrogance déplaît à Louis XVIII. Ce sera Wellington qui convaincra le roi qu’il a intérêt de s’appuyer sur Talleyrand, et celui-ci rejoint la cour et obtient la présidence du Conseil ! La France a pris modèle sur l’Angleterre ! Se met en place avec Talleyrand la fonction de Premier ministre, qui dépend à la fois du trône et du Parlement ! Cela révolutionne la politique française ! Le Roi prend une hauteur symbolique, il guide l’avenir de la nation tandis que le chef du gouvernement assume le fardeau des affaires courantes. Cette dualité de l’exécutif perdure aujourd’hui. Elle coupe court aux intrigues curiales des trois siècles précédents, les rivalités de personnes s’atténuent, commence une culture du compromis. La seconde Restauration avalise la victoire de la permanence et de la prépondérances des nouvelles élites apparues avec la Révolution.

L’alliance de circonstance entre Talleyrand et Fouché, les deux rivaux, se joue par l’entremise de Wellington. Il s’agit d’une part d’éviter l’invasion de Paris et d’autre part d’éloigner une armée hostile à la Restauration. Le Prussien Blücher ne veut pas l’amnistie, et ce sont les exactions, la terreur, les pillages, pour venger l’occupation de Berlin et les humiliations de l’Empire. Wellington use de ses talents diplomatiques pour calmer le jeu, et la paix est signée. Le roi arrive le lendemain, et choque les patriotes en semblant porté par l’Europe !

Fouché négocie avec Talleyrand, sous les hospices de Wellington, car il doit obtenir le ralliement des notables pour se justifier d’être pour la Restauration. Il obtient d’être maintenu au ministère de la police, comme sous Napoléon ! Le roi finit par excepter, car Fouché connaît tout le personnel politique, a ses réseaux, et il peut prévenir les complots ! En le nommant, Louis XVIII va rassurer les intérêts… Bien sûr, on dénonce son double jeu permanent, mais pour l’instant il est très utile ! Aussi bien Talleyrand que Fouché sont en place pour faire le mauvais boulot d’épuration, et le roi gardera les mains propres. Ensuite, on n’aura plus besoin d’eux !

Louis XVIII n’accepte pas la cocarde tricolore. Fouché, qui a su sauvegarder ses intérêts, consent, et la nation est ainsi soumise à la famille royale !

Lorsque Napoléon se sacrifie, la France n’a jamais été aussi faible, aussi divisée. Seuls les notables et les courtisans sont confortés, tandis que la permanence de l’ordre est assurée par le système censitaire ! C’est l’esprit bourgeois qui triomphe, le mercantilisme, le libéralisme économique, au détriment de l’humanisme !

Le 7 juillet 1815 c’est la transition entre le gouvernement provisoire et la Restauration. Fouché intrigue toujours, il veut avoir l’ascendant sur le roi, et il joue de la menace de la force de l’esprit révolutionnaire pour mettre en garde la légitimité du monarque, évoquant par exemple la collusion entre les dynasties européennes et celui-ci. Il joue avec le feu en traitant d’égal à égal le roi, le sommant de faire des concessions. Afin de doubler les républicains en faisant que le trône dirige la Révolution en la modérant ! Il manœuvre pour être le favori du roi. Il fait disperser l’ancienne Chambre. Louis XVIII arrive, affecte une grand proximité avec le peuple alors que Napoléon y avait toujours répugné ! Fouché pense longtemps qu’il est à la hauteur du roi, et va perdre, mais sans grandeur, lui…

Napoléon s’efface pour la France. Il découvre le piège anglais à Rochefort. Il pourrait saisir l’opinion, et marcher sur Paris avec une escorte populaire de paysans et une armée, mais le gouvernement provisoire auquel il a fait son offre lors de la capitulation de Paris refuse. Peu à peu, Napoléon est pris dans l’étau des Anglais et des Bourbons. Il renonce à se réfugier aux Etats-Unis, et à l’évasion. Il finit par se rendre aux Anglais ! A cet ennemi héréditaire, dont en féru d’histoire il admire sans doute le modèle d’une monarchie aristocratique. Il s’offre, écrit Dominique de Villepin, la tête haute, déçu par l’attentisme des Français. Et voilà ! C’est trop tôt pour le peuple français ! Il choisit, écrit-il, la captivité plutôt que de la subir. Il prend place à bord de l’Epervier, et il quitte la France qui s’était offerte à lui en 1779, 10 ans avant la Révolution française. Entre les deux, Napoléon a changé la face du monde !

En France, le traité de paix est très sévère ! Les frontières redeviennent celles de 1790, le rêve d’une Europe française régénérée par le souffle de la Révolution s’est dissipé, la page se tourne ! Pendant quelques années, la France devra accepter une occupation partielle, une tutelle des alliés, et payer de lourdes indemnités de guerre. Pourtant, ce qui est incroyable est qu’elle continue à faire peur, avec ce peuple qui est vu comme une marmite bouillonnante. La France le paie sur la scène internationale, et le blocus diplomatique va durer trois quart de siècle ! Evidemment, la France sera hostile à cette Europe qui lui est si hostile ! Pour sa seconde Restauration, voici un roi, Louis XVIII, qui ne protège plus son pays de la vengeance de l’Europe ! C’est symboliquement très important ! L’homme qui détient le pouvoir n’a pas ce pouvoir ! Tandis que le sauveur, Napoléon, s’est lui-aussi sacrifié ! C’est cela qu’il faut vraiment lire ! Non seulement avec cette deuxième chance donnée à Louis XVIII, il n’y a plus l’esprit de concorde qui était celui de la Charte, mais en plus du désastre militaire il y a aussi l’épuration et la guerre civile. La terreur blanche ensanglante une France assoiffée de vengeance, des royalistes se déchaînent, de même des Jacobins, des notables d’Empire, etc. Le roi doit se résoudre à punir les bonapartistes, et c’est Fouché qui doit faire le sale boulot ! Conseil de guerre pour des militaires, civils en résidences surveillées. Après la démission du ministère de Talleyrand et Fouché, c’est la victoire des ultras. Louis XVIII se débarrasse de Talleyrand et Fouché après leur avoir fait faire le sale travail ! Des lois répressives sont votées !

Dans son brillant livre, Dominique de Villepin nous dit que, parce que c’est un visionnaire, Napoléon fait le sacrifice de son pouvoir, de son image de sauveur, d’homme à la destinée d’exception, pour la grandeur de la France ! Face à ce peuple de la Révolution dont la violence lui fait peur parce qu’il a une énergie qu’il ne sait pas encore investir car il est encore immature, il a eu l’intuition que le pouvoir, dans l’avenir, pourra venir de là. Il lâche le pouvoir, dans un acte de sacrifice grandiose, parce que c’est le seul moyen pour que le peuple sevré du pouvoir d’en haut puisse peu à peu l’assumer collectivement en commençant par le deuil ! Napoléon s’efface au mépris de ses intérêts personnels, car il est habité d’une haute idée de la France et d’une humanité apaisée et responsable. Bien sûr, il n’est pas tout de suite compris ! C’est si facile de dénoncer d’abord un bilan en apparence si accablant ! Ce sont surtout les royalistes, évidemment, qui lancent la pierre ! Mais un autre regard, admiratif, et dégoûté du double jeu des opportunistes Talleyrand et Fouché puis par une Restauration qui n’a pas protégé de l’étranger, va s’imposer, pour écrire la légende de Napoléon. On le voit comme le nouveau Prométhée d’un rêve français, d’une France plus grande que les Français qui exporte des idéaux collectifs comme les droits de l’homme, l’Etat-nation, l’esprit de conquête, l’émancipation des peuples et des patries.

Dans l’échec lui-même, s’expérimente une autre noblesse, écrit Dominique de Villepin. La chute féconde le mythe. Force de son refus des compromis et des jeux personnels ! C’est le peuple qui clame son nom, et non pas les notables !

On dirait que, du côté de ce peuple révolutionnaire comme abandonné par le sauveur, l’homme fort, s’amorce une sorte de sevrage intérieur, tandis que le mythe se met en place. C’est pour cela que, écrit Dominique de Villepin, l’échec politique ne résonne pas de la même manière dans les mémoires et dans les revers militaires. La grandeur du renoncement ne pousse-t-elle pas ce peuple dans le sevrage par rapport à l’attentisme ? Un sevrage très long, bien sûr ! C’est ainsi que les Cent-jours, semblant s’achever comme ils ont commencé, s’avèrent un profond changement d’époque, et surtout une douloureuse prise de conscience, écrit Dominique de Villepin. Il y a un profond sentiment de fin d’un monde, une sensation de deuil ! En trente ans, on a tout essayé comme régime de pouvoir, Ancien Régime, Révolution, Empire, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle ou dictatoriale, exécutif collégial, césarisme. Le doute : la France a-t-elle un avenir comme nation, et comme puissance ? Pour la première fois, ce n’est pas tracé d’en haut ! Bizarrement, à la réflexion et faisant l’inventaire de ses échecs, notre pays débouche sur une remise en cause de sa capacité à exister autrement que par le conflit et la guerre civile. Mais, surplombant tout cela, ne reste-t-il pas le mystère de ce peuple, et la question de son illettrisme, de son ignorance, de son immaturité ? Et donc, peut-être une résistance étrange à réellement lui donner les moyens de s’émanciper, par peur de sa capacité à assumer sa souveraineté, qui dérangerait bien des intérêts !

Ne restent que des ombres, conclut Dominique de Villepin. Celles de la monarchie moribonde de 1789, qui revient fantomatique en 1814. Celles de la Révolution, du sang de la Terreur, des intrigues du Directoire, et celles de la République qui n’est plus en cour. Ombres de l’Empire. C’est le cimetière des illusions perdues, où traîne la désespérance d’un peuple, le désenchantement, la mélancolie. Tout évoque le deuil. Le sevrage d’un homme fort ! C’est, écrit Dominique de Villepin, une lèpre qui défigure le visage de la monarchie, qui échoue à mener au pardon. Une passion avide du pouvoir, de l’argent, fait désespérer de la Révolution. Lassitude à l’égard du sauveur, Napoléon, qui devait achever la Révolution, mais est finalement tombé dans les travers de l’Ancien Régime. Pendant les Cent-Jours, il était venu renouer avec l’intérêt général, mais toujours en incarnant l’homme fort. Il était revenu car sur l’île d’Elbe, il avait été sensible à cette nostalgie qui surgissait des décombres de la grandeur française. Il a cru qu’il pouvait la redéployer, enrayer le déclin par les armes de l’esprit cette fois, et non plus par les armes de la conquête. Mais c’était encore sans se poser la question de la souveraineté du peuple qui ne peut l’exercer, qui attend encore tout du sauveur, qui n’a pas encore amorcé le sevrage comme passage obligé de la maturation intérieure. Le siècle français amorcé par les Lumière s’effondre comme l’intérieur d’une matrice épuisée se déchire. Musset, dans « La confession d’un enfant du siècle », évoque « Tout ce qui était n’est plus, tout ce qui sera n’est pas encore » ! Evidemment, puisque ce qui était fait d’en haut n’est plus, et que le peuple souverain n’est pas encore en capacité de l’être vraiment !

Dans cet effondrement sans remède, c’est l’égoïsme bourgeois qui fait irruption. C’est l’ère des individus, des intérêts privés, du mercantilisme. En somme, avec l’ère industrielle qui commence, c’est l’individu qui peut être roi, et avec l’argent et les objets en pléthore il s’entoure d’une nouvelle matrice. Le romantisme commence, qui rend la parole aux poètes, au mouvement tourné vers l’intérieur, et aussi à la résurrection d’un destin collectif. La jeune France, après avoir fait avec les Bourbons et leur vieux sang, se sont détournés de cette cour, pour une nouvelle république, dans le sillage de Victor Hugo, Lamartine.

Mais la France reste orpheline d’un grand dessein, et viennent les épreuves d’autres révolutions, celle de 1830, celle de 1848, celle de 1871. L’esprit de conquête, d’une autre sorte de conquête, celle de la grandeur de la France qui reste encore à définir, s’essouffle, car il manque cet idéal émancipateur qui seul l’ennoblirait ! Elan qui est celui de Dominique de Villepin écrivain ! En vérité, n’est-ce pas parce que cela semble bloqué, au niveau de ce peuple souverain qui ne réussit pas à l’être vraiment, que cet élan émancipateur ne peut prendre son élan ? La grandeur de la France, ne serait-ce pas ce peuple qui aurait réussi à s’émanciper, et donc à s’essaimer loin ? Reste toujours la marque de la peur de Napoléon face à ce peuple qu’il ne comprend pas, parce qu’il est illettré. Et d’abord, qu’est-ce que le peuple ? L’ensemble des humains qui n’attend plus tout d’en haut comme d’un père, qui fait le deuil de l’organisation sur le mode familial, ou monarchique ?

L’étrange affliction française perdure, venue du fond des âges, d’une nation faible et divisée, comme la décrit Dominique de Villepin, une nation étrangement double, à la fois gauloise et romaine, ancienne et moderne, révolutionnaire et conservatrice, qui est toujours en quête de l’idéal inachevé de 1789.

Dominique de Villepin nous présente ces Cent-Jours comme exceptionnellement révélateur de ce mystère français, instant dramatique, dit-il, où face à l’Europe massée à nos frontières, la France balance entre deux mondes, entre deux légitimités, le peuple ou le sang, le Code ou la Charte, l’Empereur ou le Roi. C’est que la troisième possibilité, la souveraineté du peuple, n’a pas encore atteint la maturité nécessaire ! On n’en est qu’au deuil du pouvoir fort venu d’en haut, avec ses hauts et ses bas. On est très loin de ce sevrage intérieur qui montre que les intérêts des individus ne sont réellement défendus qu’à partir de l’intérêt général. Ce qui vient tout compliquer, tout ralentir, n’est-il pas le règne de l’individu et de la marchandise, et de l’argent, qui déplace le pouvoir sur l’argent, et donc semble longtemps rendre non urgent de définir un intérêt général ? Napoléon s’est sacrifié, mais juste derrière lui, un autre pouvoir, celui de l’argent, a masqué le fait que le sacrifice, chaque humain doit l’accomplir.

Car c’est le visage de la France d’aujourd’hui qui s’est esquissé par cette page de l’ancien monde tournée avec le sacrifice de Napoléon. La France a tourné la page de la conquête, qu’elle avait commencé à l’aube de la Renaissance après avoir subi l’invasion romaine, maure ou anglaise. La conquête de Napoléon avait apporté, avec la Révolution française, quelque chose de messianique, un esprit de liberté, une idée de la nation. Mais les peuples et les rois se sont ligués pour chasser l’Ogre et son peuple révolutionnaire sauvage. A partir de là, la France renonce à l’offensive. Mais l’offensive des idées ? Il reste une empreinte. Mais la France continue à espérer un sauveur ! Elle reste infantile. Les énergies ont du mal à s’organiser ensemble pour un intérêt commun. La plume de Dominique de Villepin ne renonce pourtant jamais à émanciper ce peuple, comme autrefois il allait alphabétiser les adolescents défavorisés et délinquants !

De la conquête, reste, écrit Dominique de Villepin, la lourde machinerie anonyme du pouvoir. Napoléon a mis en place un pouvoir puissant et centralisé, fondateur de la France nouvelle qui lui survit. L’Etat demeure, s’impose dans la vie de tous les jours. L’esprit de cour aussi s’est retrouvé avec Napoléon qui, pour conforter son trône et le rendre héréditaire, avait cherché à intéresser toujours plus les élites à sa conservation.

Une nouvelle conception de la politique a fait jour, liée aux intérêts.

L’affaiblissement du pouvoir d’en haut n’a pourtant profité ni à la nation, ni au peuple ! Un vide démocratique s’est plutôt fait jour ! Seuls les individus sont restés de la Révolution, qui sont isolés, qui n’ont pas accès aux pouvoirs intermédiaires, qui ne peuvent pas collaborer à la res publica. Comment l’égalité civile pourrait-elle avoir une réalité alors que le peuple est illettré ? Voilà ! La question centrale de l’accès à l’éducation, au savoir, à l’histoire, à la compréhension des rapports de forces !

Et pourtant, poursuit Dominique de Villepin, ce qui ressort de ces Cent-Jours, c’est la ferveur politique, cette passion française si volatile et si vivante, cette bravoure de l’armée, cette force du patriotisme ! Les différentes invasions ont eu pour conséquences d’affermir l’idée de la nation.

Reste la bataille des mots, la dernière que livre Napoléon, par son Mémorial de Sainte Hélène. Et là, il livre une de ses plus grandes pensées, celle préfigurant l’Europe, liant des peuples réunis par la géographie, qui avaient jusque-là étaient séparés par les révolutions et les politiques. Il voulait en faire une seule et même nation, et se sentait digne de cette gloire. Visionnaire d’un continent enfin rassemblé. Et, en revenant de Russie, il voit déjà l’émancipation des colonies et la future puissance américaine, tout cela par l’énergie canalisée par le souffle de la liberté de l’Amérique, voire de la Révolution française, ce désir des peuples de se prendre en mains, de ne plus attendre d’en haut ou d’une lointaine métropole. Ceci allait renverser l’Empire colonial anglais, ainsi que les colonies espagnoles au Mexique et en Amérique du Sud. Vraiment géniale, cette idée de l’émancipation des peuples, trouvant l’énergie en eux-mêmes, au lieu d’attendre ! Nous, en France, ne nous sommes-nous pas laissés coloniser par l’individualisme, l’argent, les objets, le confort nous piégeant dedans, épuisant notre énergie dans des distractions infinies et dans le confort anesthésiant, sans prendre garde que notre environnement se détruisait faute d’un intérêt général soucieux d’une terre qui n’est pas une matrice ? L’indépendance de toutes ces colonies était annoncée par le Napoléon du Mémorial comme la chose la plus importante du siècle. Ce qui allait déplacer tous les intérêts commerciaux et donc la politique. Il pensait que toutes les colonies allaient imiter les Etats-Unis, la patrie étant celle que l’on habite. On veut être quelque chose chez soi, et on se libère du joug.

La chute décuple le don visionnaire de Napoléon, comme s’il voyait déjà le peuple se libérer du joug d’en haut, et commençait à rassembler son énergie. Napoléon est fier d’avoir pansé les plaies de la Révolution, et d’avoir refusé la répression qui aurait fait sentir par le sang et la violence le pouvoir d’en haut. Il écrit qu’il a enlevé la souillure de la Révolution, et débrouillé le chaos. C’est très intéressant, ce refoulement de l’énergie sauvage, de la demande non organisée d’émancipation ! Ensuite, il y a eu la question des biens nationaux, des terres que des paysans et des notables ont pu acheter ! Cette question de la propriété, et donc des intérêts privés…

Mythe du sauveur, qui a une destinée qu’il ne doit qu’à lui-même. En quelque sorte, il est aussi un paradigme pour se construire soi-même, pour trouver en soi des ressources, de l’imagination, de l’invention, de l’audace. Le sacrifice du grand-homme ne prouve-t-il pas aussi sa grandeur et ne prend-il pas tout son sens en s’offrant comme paradigme à chaque humain que l’humiliation ne réussit plus à réduire à rien ? Comme Napoléon a cru en sa destinée, en ses capacités, parce que sans doute vu ainsi en famille, dans l’ère nouvelle chaque humain composant le peuple ne peut-il pas commencer par être vu et à se voir comme ayant cette capacité, ce qui renverse l’humiliation que l’élitisme manie contre le peuple illettré ?

Dominique de Villepin, mettant tellement d’énergie dans cette entreprise incroyablement généreuse pour semer dans l’avenir, par la plume s’adresse à ce peuple qui effraya Napoléon par son illettrisme.

Alice Granger Guitard



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