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Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980, Philippe Sollers

Editions Gallimard, 2017

samedi 3 mars 2018 par Alice Granger

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« Heureusement qu’on s’a » ne cesse d’écrire Philippe Sollers dans ses extraordinaires lettres d’amour à Dominique Rolin ! « … tu es pour moi l’amour ». Le Martray est la propriété bordelaise de la famille de Philippe Sollers, et presque toutes les lettres sont écrites là ( d’autres sont écrites à Bordeaux, et d’autres à Belfort où Philippe Sollers en pleine crise et au bord de la folie lutte pour être réformé, l’amour de Dominique Rolin lui sauvant littéralement la vie), dans les intervalles de la séparation, ponctuées de conversations téléphoniques. « Tu es là, partout. La chose que tu ne sais pas, que tu ne sauras jamais assez, que tu ne peux pas ne pas savoir en même temps, c’est à quel point nous sommes séparés de tout et immunisés contre tout ». « Il est impossible que je travaille en dehors de toi ». « … garde-moi dans le jeu ». C’est si fort, cet amour qui se dit par les lettres, que nous y entendons que c’est un amour qui sauve la vie. Ces lettres nous disent la vie invisible de Sollers, étroitement liée à l’écriture de ses livres, qui se fait en même temps que Dominique Rolin écrit les siens, comme une partition jouée à quatre mains, spécialement à Venise. La correspondance commence en 1958. L’amour est tout de suite très solide. Vital. Ce qui est étrange, c’est que cet amour semble à la lecture des lettres qu’il se suffit à lui-même.

Or, Philippe Sollers a une vie visible. Et, alors que cet amour est si fort, si unique, si indispensable, en 1967 il se marie avec Julia Kristeva. Il dirige une revue, il a une vie littéraire et sans doute mondaine, il est connu, longtemps on ne soupçonne pas cette vie secrète qui, pourtant, est sa respiration même. Lors de l’épreuve, du point de vue de cet amour hors-normes, de la rencontre avec Julia Kristeva et de leur mariage, Sollers tremble de perdre Dominique Rolin, cela lui serait intolérable, il souffre de la souffrance qu’elle lui dit. Cela pourrait sembler incompréhensible, qu’il lui fasse ça ! Alors que cet amour est tout ! En lisant, nous pensons au tableau qui raconte le mieux cela, « La Tempête », de Giorgione. Un enfant est assis sur les genoux de la femme qui l’allaite, l’éclair déchire le ciel comme le scandale de cet amour qui semble incestueux mais le soleil se montre à moitié dans les nuages de la tempête, un jeune homme s’apprête à partir en chemin avec son bâton de pèlerin mais regarde la scène de l’allaitement comme pour dire qu’en pensée il reste là, le paysage est magnifique, avec ce petit cours d’eau qui paraît symboliser tout au milieu du tableau une eau à mi-chemin entre l’amniotique et une eau plus intime. Le jeune homme, c’est évident, tout à la fois s’en va se plonger dans le monde, et reste là ! Avec ce corps avec lequel il doit faire, il est aussi sur terre, et sur cette terre, ce n’est justement pas comme dans une matrice où tout est offert. Sur terre, il y a des choses à faire justement parce qu’il n’y a plus d’enveloppes placentaires et de cordon ombilical, cela exige d’être quitte de sa part de travail et c’est ça qui est immensément difficile à définir, mais quand on s’estime soi-même quitte, on peut librement s’en écarter, avoir une autre vie, libre. Le problème, c’est que tout se passe comme si on ne pouvait pas être quitte, et que seule la résistance absolue, l’écartement, une forme spéciale d’abandon, peut forcer à ce que les choses s’organisent peu à peu autrement. Sur terre, même en ce qui concerne la reproduction de l’espèce, ne faut-il pas aussi être quitte, même si c’est le plus risqué, et que l’abandon du rôle entendu de père est un vrai tremblement de terre, qui fait apparaître au fils lui-même son père comme un homme libre ? L’abandon du rôle de père ne serait-il pas la seule manière de faire disparaître symboliquement le placenta, qui est d’origine paternelle, et de rendre ainsi impossible qu’autour de l’enfant né ça s’organise comme une matrice fonctionnelle qui aliène les vies ? En se prêtant à chaque aspect de la comédie de la vie, il s’agit de mettre en route la machine de résistance et de révolution intérieure, et sans doute cela force-t-il à s’organiser autrement. Le dispositif si nouveau que Philippe Sollers met en place entre deux femmes est sans doute violent, comme nous le lisons entre les lignes de certaines lettres, mais ne fait-il pas voler en éclats tous les rôles entendus ? Nous imaginons, juste à lire les lettres de 1967, année du mariage, que la tempête est violente pour chacune des deux femmes, et pour Sollers aussi, qui risque de perdre les deux, mais réussit à garder les deux ! Il faut lire ces lettres en ayant à l’esprit ce qui se passe d’incroyable, qui bouleverse la façon même de vivre un mariage ! Il nous semble que Julia Kristeva est la première lectrice du texte de l’amour de Philippe Sollers et de Dominique Rolin, et que c’est à partir de là qu’elle peut vraiment être l’épouse de cet écrivain. Ils s’apprennent la liberté intérieure, à partir de toute cette négativité.

Et tout cas, le jeune homme revient toujours auprès de la femme qui allaite, car il ne la quitte jamais vraiment, elle lui donne au sein l’amour, elle est don. Ces lettres en témoignent, qui traversent les décennies. Dominique Rolin triomphe de sa souffrance, des épreuves, sans lâcher, fidèle d’amour. On a même l’impression dans ces lettres de Philippe Sollers que l’amour devient plus fort d’année en année. « Je t’ai plusieurs fois désigné mon corps en te disant ‘il faut bien que je me débrouille avec ça’. L’erreur serait de croire que j’accepterais le moindre marchandage qui ferait de moi un corps institué (castré). Seulement, ce corps a besoin d’être à nouveau traversé et je pense à la phrase d’Artaud ‘ce que je connais le mieux de moi-même est mon inaliénable volonté, infinie comme le volume ou la plaine de tout mon corps impossible à percer’. Ne crois pas que je me fasse ‘paumer’, ne crois pas que je sois prêt à jamais faiblir. La force, il en faut, crois-moi, pour prendre le risque vital de te faire souffrir (c’est vraiment la seule chose au monde que je ne peux pas supporter) ». Il y a vraiment deux vies, qui n’ont rien en commun. La vie avec Dominique Rolin, qui est de amour qu’ils se donnent l’un à l’autre, est une sortie à l’infini qui est à la fois matricielle et autre chose, car pour elle c’est un deuil de la profondeur duquel a surgi l’amour sous les traits de ce jeune écrivain, et pour lui c’est une sortie à chaque seconde possible hors de cette vie terrestre où, en l’état actuel de l’organisation de la vie des humains, ce dont il faut s’acquitter est trop aliénant et il ne peut accepter de s’y prêter qu’en s’évadant. Dans ce monde terrestre, il faut travailler, il y a la question des autres, la question des hommes et des femmes, et la question de la reproduction humaine et donc de comment on s’occupe des enfants qui naissent. Philippe Sollers est un écrivain qui ne peut pas ne pas s’échapper ailleurs, tellement c’est sacrificiel, avec tout ça organisé autour de la logique incestueuse, et en même temps il est né dans ce monde-là. Dominique Rolin apparaît, au travers de ces lettres, comme une femme en train d’en partir par ce deuil, et parce que, surtout, elle apparaît à Sollers comme celle qui ne le piégera jamais dans un enfer familial, avec obligation d’assumer. Mais lui, il est beaucoup plus jeune, et il doit bien gagner sa vie, même si dans une lettre il lui dit qu’il rêve de gagner beaucoup d’argent et comme cela il pourrait vivre avec elle toujours. Dominique Rolin l’aime, mais elle n’est pas une matrice fonctionnelle puisqu’elle ne l’entretient pas. Il vient à elle quitte de cet impératif d’avoir de quoi vivre, et c’est toute cette activité liée à l’édition et à l’écriture qui le fait matériellement vivre. Les lettres nous font aussi entendre comment ils vivent, il vient chez elle, ils vont à Venise deux fois par an, ce n’est pas du tout la vie commune habituelle. Les lettres presque quotidiennes attestent de la séparation, quasi insupportable mais que ni l’un ni l’autre ne semblent avoir voulu faire disparaître en vivant ensemble. S’ouvre un grand intervalle de temps où l’autre Sollers doit vivre. C’est ça aussi qui est une énigme ! Ils s’aiment si fort, et pourtant l’énorme intervalle de la séparation reste toujours béant, dans lequel Philippe Sollers doit, sur terre, où il est abandonné, se débrouiller. Cela fait partir de cette absence de contrat entre eux. Leur amour est si différent d’une vie commune ! C’est qu’ils sont écrivains tous les deux ! C’est un amour qui est à la fois fusionnel lorsqu’ils sont ensemble et par les lettres qui les relient sans cesse, mais la séparation est là aussi, béante, ouvrant le temps d’une vie terrestre à Sollers, une vie plus visible mais qui conserve quelque chose d’insaisissable. D’une certaine manière, cette absence de contrat fait qu’elle le laisse naître sur terre, qu’elle l’abandonne à la vie ! Elle n’est pas possessive ! Son deuil fait qu’elle a l’expérience de la perte, et que celle-ci rythme les venues et les départs de son amour. En quelque sorte, pour que les retrouvailles gardent leur intensité merveilleuse, il faut que cette douleur de la perte reste active ! Ce sont de très grands artistes de l’amour ! Cet amour secret hors-normes laisse à Sollers comme d’ailleurs à Dominique Rolin un luxe de temps. Bien sûr il y a l’écriture, mais ce temps ne doit-il pas aussi littéralement l’utiliser en se plongeant dans toutes les facettes de ce monde-ci ? Leur amour n’a-t-il pas ceci de très paradoxal qu’il le rend disponible aux aventures ici-bas ? Leur amour n’a-t-il pas ceci de très étrange que l’énergie qu’il requiert doit se concentrer de ce côté-ci par le négatif, par tout ça qui suscite le désir de s’écarter, de résister, de se sauver, de ne pas se laisser prendre ? Mystère à propos de comment se concentre en un simple petit point cette énergie, cette matière très dense du big bang !

De l’autre côté, impossible en lisant de ne pas penser à Julia Kristeva, l’épouse, qui traverse aussi l’épreuve, sans rompre. De ce côté aussi, une femme se trouve changée par le fait que Philippe Sollers vit cet amour hors-normes avec Dominique Rolin. Et, très curieusement, lorsqu’elle devient mère, Julia Kristeva, qui en témoigne dans des écrits sur le handicap par exemple, ne se trouve-t-elle pas forcée par une nouvelle épreuve de devoir batailler afin que son enfant, dont elle ne peut s’occuper seule comme si elle l’avait encore en son ventre fonctionnel, soit pris en responsabilité par la collectivité humaine, comme commençant à dessiner une tout autre façon de traiter la question des enfants dans la société, hors d’une structure familiale qu’on se tue à rendre le plus possible semblable à une matrice ! Elle devait déjà se débrouiller avec cette mise en question de l’intérieur du rôle de père par l’écrivain, lequel offre alors une image très nouvelle à son fils ! Ces deux femmes sont vraiment hors-normes. Elles ont lu Freud, elles en savent long sur la question de l’inceste. Sollers écrit : « Ils devraient tous aller se faire laver par Freud ». Et il évoque la dénégation de certains sur lui : « La dénégation obstinée qui porte aussi sur moi finit même par m’amuser : cette dénégation a, si je peux dire, pour cause déterminante ma vieille lutte de base contre le père, contre toute paternalisation (mot fétiche). En quoi je pense être révolutionnaire dans un champ de liberté qu’ils échouent constitutivement à penser. » Voilà : ces lettres, qui témoignent d’un amour si vital, si grand, si audacieux, si scandaleux pour les conformistes à cause de la différence d’âge qui évoque une relation incestueuse entre mère et fils, parlent aussi, entre les lignes, de la résistance absolue de Philippe Sollers à assumer le père tel que notre société oblige les hommes à y réussir. Et les lignes écrites à propos de son père, lorsque celui-ci sera en train de mourir, seront très importantes. Il y a là l’intuition que l’impératif de la reproduction humaine pour perpétuer l’aventure de l’espèce pourrait se faire autrement, que les enfants pourraient être élevés d’une manière très différente, autrement que dans ce huis-clos familial, que la logique pourrait être tout autre que oedipienne. En tout cas, par sa vie, par cet amour hors-normes, Philippe Sollers met radicalement en question ce père-là, comme une question de vie et de mort. Toute cette question de l’ambition sociale, de l’argent à gagner, de tenir son rang, d’assumer femmes et enfants, soudain ça semble invivable, intenable. Ecriture, amour secret, le tableau de Giorgione, pour s’échapper. Tout en semblant se faire prendre, et se défendant auprès de Dominique Rolin de se renier. Il lui écrit : « … je suis susceptible d’être atteint par l’interruption ou l’inhibition de la machine invisible que nous avons mise au point. Machine qui nous a inventés et qui continue de nous surveiller… Nous ne pouvons pas entrer dans le malheur ».

Ce volume nous offre un choix de lettres parmi les très nombreuses écrites de 1958 à 2008. En 1958, il a vingt-deux ans, elle quarante-cinq. C’est un amour hors-normes, qui va durer toujours. Les lettres commencent avec l’axiome selon lequel l’amour, l’écriture, et l’infinie expérience intérieure sont pour eux liés de manière indissoluble. Il n’y a pas, entre eux, de contrat, mais juste cet axiome. En lisant ces lettres, nous nous rendons compte que l’écriture doit tout à cet amour, pour chacun d’eux. Nous voyons le travail de l’écriture se faire, en extension infinie, à travers ces lettres. « Plus que jamais, je vais avoir besoin de toi, tu es le seul lien vers lequel se rassembler et écrire, sans quoi le désir vient de rentrer dans la tenaille et de s’enfoncer dans les couches terrestres, inanimées ». Ah l’enfer des couches terrestres !

En 1958, le lieu de leur rencontre existe déjà en puissance et il ne lui manque que de se matérialiser entre deux êtres d’exception. Un lieu intérieur, un lieu de retrait, un lieu de résistance absolue, un lieu d’échappement, un lieu d’éloignement en expansion infinie, un lieu d’écriture. Il existe déjà pour chacun d’eux. Ce lieu sera fixé par la rencontre, et les fera changer, leur offrira une vie seconde. « il est assez étrange de penser que nous avons l’un et l’autre ‘changé’ en nous rencontrant. C’est une sorte de vie seconde, et de vie seconde par seconde qui a lieu à partir de là. » Lieu de l’amour, parce qu’il permet de rester indemne, en gardant toujours ouverte cette porte de sortie hors de l’enfer de la vie, reconnu de manière fulgurante. Dans une des premières lettres il lui écrit : « Tu es si proche de moi, si mêlée à moi, que j’ai envie de te parler comme à moi-même ». Et alors, déjà, avec elle, il se sent « tout à fait en dehors de ce petit monde bien ou mal fabriqué ». Ensemble, ils seront « préservés de tout et de tous ». Depuis toujours, Philippe Sollers résiste à aller dans ce petit monde-là, et en même temps ne peut pas ne pas y aller. Il ne pourrait pas y aller, s’il n’y avait pas, en même temps, un échappatoire très efficace, un autre monde où rester, où partir à l’infini. « La vérité, en tout cas, c’est : je t’aime, et je n’ai que toi. Et je pense que ma ‘vie’ en effet ne signifie rien sans toi. » « Sans toi, c’est ‘l’à quoi bon’, tout de suite ». « par moments, ton absence déclenche des vagues d’angoisse terrible, comme je n’en ai jamais eu (perte d’identité complète du fait de ne pas te toucher, te parler) ». Venise est leur maison, ils y vont deux fois par an.

Pour Philippe Sollers, c’est la maladie, tout au long de son enfance, qui lui a permis d’explorer les joyaux du retrait. Entre l’asthme et les otites (et les lettres évoquent souvent des crises d’asthmes !), il doit rester en deçà, avec sa mère, une brillante femme pleine d’humour, ou en tout cas une sorte d’autre monde féminin qui est, on l’imagine, forcé de se faire lieu pour prendre soin du garçon malade. Occasion d’expériences littéralement intérieures, d’observations, et surtout de s’apercevoir que ce lieu peut exister, une sorte de laboratoire enfantin pour le futur tableau de Giorgione. Est-ce un dedans incestueux ? C’est curieux comme c’est inversé ! Ce sont, parions-le, les maladies du garçon qui mettent en demeure les femmes de la famille, mère, tantes, sœurs par exemple, qui ne travaillent pas et donc sont disponibles, d’ouvrir le lieu déjà d’amour pour garder celui qui s’abstrait ainsi du monde du dehors. N’est-ce pas déjà de l’écriture, vivante, ce lieu féminin accueillant, car c’est le garçon malade qui en exige l’ouverture, et qu’il soit tapissé de sollicitude, de sensations, de proximité des corps, des secrets, de l’intériorité de chacun ? Du temps infini s’ouvre, pour écouter, observer, penser, expérimenter ! Par le hasard, qui fait bien les choses, des maladies, qui offrent l’excuse pour s’écarter, le garçon se rend compte d’une sorte de quatrième dimension, qu’une autre expérience est possible, éloignée de la vie ordinaire où tout semble déjà écrit, celle du travail, celle des couples et avec eux la reproduction, celle du social, celle des relations humaines, celle du pouvoir, celle des passions et des haines, celle des ambitions. Le garçon se rend compte aussi que les femmes peuvent, en des situations extrêmes, au moins se prêter à cette vie en marge de tout, qui est pour l’instant une sorte de laboratoire pour l’amour inclassable qu’il va vivre parce qu’il aura rencontré la femme qu’il fallait, à ce carrefour où elle aussi désirait se retirer, toute en douleur et en beauté.

En 1958, lorsqu’il va rencontrer Dominique Rolin, Philippe Sollers est un jeune écrivain de vingt-deux ans qui a déjà publié deux livres, « Le défi » et « Une curieuse solitude ». Il semble, par le choix de l’écriture, avoir commencé le retrait par rapport à une vie normale, avec une ambition normale, dans le sillage de la vie de son père. Or, déjà ce père avait été un résistant, le fils l’a compris. Mais sans pouvoir s’écarter vraiment. En quelque sorte, voici que par l’écriture, le fils réussit ce que le père a échoué à faire. « Cet homme est une énigme complète : il se sera tu toute sa vie, et la seule chose que l’on peut deviner de ce silence actif (farouche, en un sens), c’est qu’il n’aura rien admis de la comédie sans avoir la force de s’en dégager à temps ». L’écrivain Philippe Sollers a par l’écriture et l’amour (mais c’est la même chose) la force de se dégager. La vie de son père, il la voit comme une longue castration : « Forcé d’être ‘industriel’, forcé d’être ‘père de famille’, forcé de ‘tenir son rang’… Je ne connais pas de victime plus parfaite de la mécanique bourgeoise. Ce qui domine en moi, c’est le sentiment de cette erreur… il m’en reste la cicatrice de haut en bas ». Il écrit ces lettres en 1970, un peu avant la mort de ce père. « cette histoire de mon père m’oblige en effet à être, chaque nuit, couvert d’une nappe de pourriture et de sang, dans la grande machine meurtrière, le tombereau (tombeau + terreau) noir, puant. Tu me manques, maintenant, incroyablement ». Peu après, dans une autre lettre, Sollers écrit que « les pères ont toujours d’abord voulu tuer les fils. ». Les premières circoncisions, c’était ça. « … le père réaffirme symboliquement son droit de vie et de mort sur son ‘fils’ ». Sollers écrit peut-être cela par rapport au fait que son père a voulu qu’il se prépare à avoir la même vie que lui, industriel, père de famille, tenant son rang, bourgeois. En tout cas, « Il est invraisemblable que Freud ait mis tout entier l’accent sur le meurtre du père (le père tué) ». Pour que la mère soit au fils, le mythe d’Œdipe. Or, l’écrivain Philippe Sollers renverse cette logique incestueuse, où finalement pour réussir à avoir une femme qui sera comme la mère, le fils doit réussir à surpasser dans sa réussite son père donc un meurtre symbolique. Et dans l’affaire, le fils aussi est tué, c’est-à-dire assigné à tenir son rang, dans la vie bourgeoise immobile. Il dit : « on peut très bien concevoir l’intervention féminine comme sauvant les fils » ! Extraordinaire ! Alors que cet incroyable amour avec Dominique Rolin pourrait sembler être de l’inceste étant donné la différence d’âge entre eux. Or, toute la logique de cet amour dit que c’est le contraire, c’est la sortie hors de l’inceste, comme par un big bang en extension infinie, qui ne reviendra plus sur lui-même en se rétractant ! Alors, c’est le désir impossible du père de ne rien admettre de la comédie de la vie qui est source d’identification pour le fils, c’est ce qu’il n’a jamais pu faire, et non pas sa réussite sociale et bourgeoise comme industriel, mettant à l’abri femme et enfants ! Le père n’est pas éliminé dans l’histoire, mais il a une tout autre image que celle du mythe d’Œdipe ! C’est cette autre image que Sollers montrera à son fils, sans doute ! L’écrivain Philippe Sollers qui se présente à travers ces lettres bien évidemment est un lecteur de Freud, et c’est cette lecture pour lui indispensable qui lui permet de s’écarter, de ne pas tomber dans le piège oedipien, incestueux, mais de trouver une autre possibilité. En s’apercevant que des femmes peuvent sauver, en certaines circonstances qui lui ont été révélées par ses maladies à répétition, les fils ! Alors, cela a l’air d’un inceste, de maman emmenant pour toujours son fils, et pourtant c’en est la sortie, en le traversant littéralement, dans un big bang d’amour fou en expansion infinie.

Dominique Rolin, en 1958, lorsqu’elle rencontre Sollers, est veuve depuis 1957. Elle a quarante-cinq ans. Elle est déjà un écrivain très connu. Elle a déjà eu le prix Fémina. C’est une femme qui n’a plus, on l’imagine, envie de perspectives normales, et même sans doute était-elle depuis toujours très anticonformiste. En tout cas, tout ne se passe-t-il pas comme si elle avait déjà fait toutes les expériences habituelles, le mariage, la maternité, le deuil, et qu’un plus rien ouvre ce lieu du désir d’autre chose, désir d’une sortie, de quelque chose d’inimaginable. On imagine que celui qui est parti, ce mari, il n’est pas question d’en trouver un autre, qu’il laisse quelque chose de béant, d’irremplaçable, inconcevable à répéter. D’où cette douleur qui l’habite lorsque Philippe Sollers la rencontre. C’est une femme extrêmement belle, qui par cette douleur doit sembler étrangement ailleurs, sortie de cette comédie humaine. Ce mari disparu, c’est un amour qui s’est écarté pour toujours. Peut-être y a-t-il là une identification secrète, un homme infiniment plus acceptable à l’identification que ce père industriel qui a tenu malgré tout son rang. Dominique Rolin est une femme qui reste là, dans le retrait, par la douleur, mais c’est le même lieu où restait en s’écartant par les maladies le garçon autrefois. La voici, la femme du tableau de Giorgione ! Mais, alors qu’autrefois c’étaient les maladies du garçon qui forçaient les femmes de la famille à le garder, en le sauvant pendant de longs jours de cette comédie humaine du dehors, maintenant c’est la douleur du deuil, c’est en quelque sorte un homme parti, qui offre cette femme d’exception. Leur lieu de rencontre, intérieur, est fulgurant de similitude, c’est le même, une chance très exceptionnelle ! En vérité, on dirait que cette femme exceptionnelle désireuse de s’en aller, de sortir, de s’éloigner pour toujours, parce qu’elle ne désire pas être consolée par quelque chose qui serait une répétition, un remplacement, donc un effacement, rencontre un jeune homme qui désire, lui aussi, s’éloigner, s’écarter de la vie normale d’un jeune homme. Lui, il est au seuil de cette vie où il s’agit de réussir, et la vie de son père fonctionne comme un repoussoir. Au seuil de cette vie, jeune, il veut déjà en sortir, vivre une autre vie, et il a l’expérience de femmes sauvant le fils. Elle, elle a déjà vécu cette vie, sans doute de manière non conformiste, en tout cas la douleur signifie qu’elle se tourne vers l’écart, la sortie, l’espérance d’autre chose non encore imaginée. L’homme qu’elle espère et qu’elle n’imagine pas rencontrer sans doute, c’est un homme qui n’offrira pas de répétition, c’est peut-être celui qui saura lui offrir l’incarnation de l’autre vie de son mari désormais invisible. Cette correspondance nous montre un amour qui se vit en marge, en secret, comme dans un autre monde. Jamais sans doute Philippe Sollers n’aurait pu imaginer pouvoir être à ce point un fils sauvé par une femme. Et il lui écrit qu’elle le sauve ! Le mari disparu est aussi comme un père qui ne tue pas le fils ! On imagine, même si cela n’est jamais dit, qu’il y a une communication infinie de l’un à l’autre. Dans cette sorte de renversement du mythe d’Œdipe, de l’inceste, on ne peut s’empêcher de penser à un père qui laisse sa place au fils, mais que celui-ci n’a pas tué, au contraire il le prolonge, quand on le voit on voit le père.

A partir du moment où existe, envers et contre tout, cet amour, cette possibilité de s’échapper, de sortir de la comédie humaine, on imagine que Philippe Sollers peut alors prendre tous les risques de cette comédie humaine. S’y plongeant, s’en échappant. Son écriture, ce sera avec « Paradis », un livre radar, « rotatif, permanent, satellite tournant autour de la planète », fait des « différentes expressions qu’on peut tirer d’un monde-matrice écrit ». L’écrivain Philippe Sollers a besoin d’avoir un monde d’où s’échapper. Il est donc le meilleur témoin de ce monde-matrice, d’où il est impossible de naître, d’où l’asthme pour trouver la respiration autrement, d’où les otites pour naître par les oreilles comme Rabelais.

Il le lui répète : « Tu es le seul point fixe de ma vie »

« Je ne pense jamais véritablement sans terreur (le mot n’est pas trop fort) que je suis un individu pris au piège de son individualité limitée. Tout ce qui me rappelle à cette individualité me conduit à un dégoût considérable ». « Je ne me vois pas du tout dans cette grande foutaise de carcasse et d’objets divers sans toi. On va travailler. Et voir d’autres merveilles. Je t’embrasse. »

Et il se demande, alors « qu’on a logiquement et concrètement l’expérience du meilleur, la certitude évidente d’une vérité absolue ; comment est-il possible qu’on en soit malgré tout réduit à rester dans le décor archi-connu et gâteux du temps ? »

« J’ai été obligé à des tas d’arrêts ».

Lettres qui parlent des livres qu’il est en train d’écrire, toujours en lien avec elle, qui évoquent ses livres à elles. Qui parlent des lectures, Kafka, Hegel, Joyce, Barthes, la Bible, Melville, Rimbaud, Rabelais, etc. Qui parlent de l’amour de Sollers pour la Chine, celle de Mao à l’époque. Elles son très riches. Elles nous font entrer dans la genèse des œuvres de l’écrivain. Elles nous font entendre les doutes, les moment de désespoir, et toujours que c’est Dominique Rolin qui lui permet de tenir, d’avancer en écriture.

Chaque lettre parle du temps qu’il fait sur l’île, des orages, des tempêtes, du vent qui souffle, de l’océan, des fleurs, par exemple les giroflées. En août, sur l’île de Ré : « Il fait chaud, les papillons sont là, cette fois… Les robots du mois d’août arrivent… Une sorte de vivier crasseux, tôles et vapeurs d’essence, et là-dedans beaucoup de graisse et de caca suspendu… Je me réfugie dans la nuit… Là, ils ont disparu, ils cuvent… Le phare s’allume ».

« Je t’aime, Shamout, je t’embrasse ». De Shamour à Shamout.

« Mon amour, en somme, l’écriture c’est notre yoga, c’est ce qui nous permet de nous maintenir sur la corde raide… Il y a deux natures, deux mondes, celui où les corps vont, viennent, parlent, pensent exister ; et l’autre, celui où ils font l’épreuve réelle de leurs traces… Un grand manteau de sommeil couvre tout ça…… Les gens commencent à se douter qu’ils ne sont pas chez eux en eux. Qu’ils sont réglés, manipulés, orientés, parasités, dirigés…. Un cadavre à la tête de l’humanité transformée en informations, en programme. »

« Mon amour, De nouveau mauvais temps… Ciel gris plombé, eau plombée luisante… Je lis un livre d’astronomie passionnant : Les trois premières minutes de l’univers. La théorie qui s’impose peu à peu est celle d’une explosion initiale, qu’on appelle le big bang. Au début était une masse très petite, hyper-condensée, hyper-compressée, et puis paf ! Et l’expansion continue… Nous sommes là-dedans comme des moustiques. Etrange de penser que tout se fait en équilibre relatif à l’intérieur d’une seule immense explosion… J’essaie d’écrire ça… » Environ deux ans après la date de cette lettre, en 1980, dans le bureau de Tel Quel aux Editions du Seuil, alors qu’il avait accepté de m’accorder un rendez-vous, nous évoquions ensemble ce big bang, je venais de lire le livre d’Hubert Reeves qui parlait de ça, de l’univers avec ses trous noirs, sa matière et son anti-matière, ses étoiles en formation, que j’avais trouvé passionnant. Sollers m’avait demandé ce que j’en pensais, l’univers était-il en expansion infinie ou bien allait-il se rétracter ? Sans hésitation, j’ai dit que bien sûr il était en expansion infinie ! Il m’avait dit, vous êtes comme moi, vous êtes réaliste. C’est lui qui a publié mon premier texte, dans la revue Tel Quel, qui s’appelait « Eucharistie ». Je n’ai jamais oublié Sollers, même depuis l’invisible. Il a été très important pour moi. Inoubliable cette incroyable sensation de reconnaissance, en face de lui, si souriant, et souvent rieur, d’une infinie gentillesse. Au long de mes pérégrinations, je n’ai jamais retrouvé cette sensation si précise de reconnaissance. Il me voyait telle qu’en secret je sentais que j’étais, il n’avait aucun désir de me faire devenir autre, j’écrivais et il laissait s’écrire à l’infini sans jamais mettre la main dessus afin de corriger quelque chose. J’écrivais, j’écrivais, j’écrivais, lettres, textes, il recevait tout cela sans jamais marquer de coups d’arrêt. Il y eut d’autres rendez-vous, de petites promenades dans Paris moi l’accompagnant à ses rendez-vous et puis disparaissant dans une bouche de métro, il était d’une tolérance extrême à l’égard de la fille étrange, décalée, que j’osais être face à lui, et lui me semblait être dans son monde, étrangement heureux, n’ayant besoin de rien, je garde en mémoire ces instants rieurs, tranquilles, aériens, j’étais toujours en train de regarder par la fenêtre, il regardait alors par cette fenêtre comme en s’interrogeant sur ce que j’y voyais. C’est vraiment un homme d’une rare qualité ! C’est extrêmement rare, quelqu’un qui, en vous regardant, ne met pas dans son regard cette pointe d’humiliation par-delà un intérêt qui cherche à s’imposer en hippogriffe qui va prendre sur son dos une petite mineure, une provinciale, ou pire encore…

Ces lettres si belles nous disent infiniment en quoi il est un écrivain d’exception. Il faut les lire ! Elles sont vraiment la voie royale pour le lire lui, qui nous manquait jusque-là. C’est un autre Sollers qui se précise là, un écrivain méconnu ! Pendant toutes ces années, chaque fois qu’on me parlait de Philippe Sollers, j’avais l’impression qu’il ne s’agissait pas du Sollers que j’avais rencontré plusieurs fois au début des années quatre-vingt. Dans ces lettres extraordinaires, je le retrouve tel que j’en avais l’intuition. J’attends avec impatience la suite de cette correspondance d’exception, ainsi que les lettres de Dominique Rolin. Dans cette correspondance, nous rencontrons un homme, une femme, qui ont révolutionné les statuts entendus des hommes et des femmes ! Un vrai big bang !

Alice Granger Guitard



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