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Lettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871

Et deux poésies

jeudi 21 février 2019 par Alice Granger

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Arthur Rimbaud présente la littérature nouvelle, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Cette lettre du « Voyant », s’ouvrant par la poésie « Chant de guerre parisien », semble d’abord témoigner d’une prise de conscience politique de Rimbaud adolescent, dans le printemps évident de la Commune où il prend le parti des révolutionnaires.

Mais plus profondément elle marque un désir de liberté, de larguer les amarres, et la révolution se trouve bien plus à l’intérieur de lui-même, tandis que l’adolescence et son éclosion folle de la sexualité, que le poète vit dans un dérèglement fou des sens, conduit paradoxalement à devenir voyant, à être décillé, et donc à pouvoir rompre avec les fixations infantiles qui s’avèrent laides après la saison en enfer et les illuminations.

Il écrit que l’on n’a jamais bien jugé le romantisme (et bien sûr il attaque les Romantiques), les romantiques « prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur » ! Mais nous entendons que c’est aussi l’homme romantique en lui qu’il moque, et abandonne au passé en devenant révolutionnaire dans son inconscient. En évoquant le romantisme, Arthur Rimbaud met en question le statut des femmes, celles de la bourgeoisie peut-être ! « Je » est un autre, s’écrie-t-il tandis qu’il assiste à l’éclosion de sa pensée, qui n’est pas seulement sa pensée politique et citoyenne, mais est cette symphonie qui fait son « remuement dans les profondeurs » ou « vient d’un bond sur la scène » ! Nous sentons cette prise de liberté, ce jaillissement qui largue les amarres d’avec un « Moi » à la signification fausse et qui a fait perdre tant de temps ! En pensant à la poésie antique qui aboutit à la poésie grecque, à ces vers et lyres qui rythment l’Action, Arthur Rimbaud se rend compte que l’homme poète n’existe pas, si sa première étude n’est pas la connaissance de lui-même, s’il ne cherche pas son âme, s’il ne l’inspecte pas puis s’il ne la cultive pas ! Il s’agit pour lui de « faire l’âme monstrueuse », de « se faire voyant », d’épuiser tous les poisons (toutes les fixations infantiles et infernales) tel un grand malade, un grand criminel, un grand maudit, qui devient ainsi, par cette descente en soi en se faisant prendre à chaque tentation pour s’en sevrer après l’avoir vue en face, « le suprême Savant » ! C’est vraiment extraordinaire : en épuisant ces poisons, Arthur Rimbaud arrive à L’INCONNU ! Alors, il peut crever par rapport à l’ancien monde plein de tentations infernales qu’il traverse en monstre immoral « dans son bondissement par les choses inouïes et innommables ». Une saison en enfer, et les illuminations, tout cela permet le sevrage en y voyant clair ! C’est sa connaissance inouïe du désir de liberté en lui-même qui lui fait prendre conscience de la perversité des si fortes fixations infantiles, de ces fortes empreintes qui d’abord retiennent, ramènent à elles, et ce n’est que de manière monstrueuse, maudite, criminelle, qu’il peut aller épuiser leur poison en les désacralisant et en les voyant comme elles sont. La poésie « Mes petites amoureuses », rire cruel à l’adresse des romantiques, est en effet monstrueuse à l’égard des femmes de la vie normale répétitive fermée sur elle-même, auxquelles le poète ne donne plus cette forme que dans la normalité œdipienne les hommes donnent aux femmes. Alors, elles sont « Mes laiderons », « Bleu laideron », « Blond laideron », « Noir laideron », il parle de « Vos tétons laids », et il voudrait leur « casser les hanches / D’avoir aimé », il le voit ce « Fade amas d’étoiles ratées ». Il rit avec méchanceté, lorsqu’il se souvient « Et c’est pourtant pour ces éclanches / Que j’ai rimé ! ». Le poète se fait le criminel qui détruit le charme féminin éternel : « Pouah ! mes salives desséchées, / Roux laideron, / Infectent encore les tranchées / De ton sein rond ! » Et il les hait, ses petites amoureuses ! Le voyant prend conscience que ce sont elles qui veulent le fixer dans le passé, qui le privent de son âme, de ce « Je » qui est un autre ! Il refuse de donner une forme à ces amoureuses qui le retiendraient prisonnier dans un abri œdipien jamais quitté et se reproduisant par ces amoureuses, et son action est le contraire de ce que font les romantiques ! Le poète voyant est monstrueux en ce sens qu’il saccage ces amoureuses en leur ôtant cette forme que normalement les hommes leur donnent ( comme le dit Octavio Paz à propos des Mexicains qui sont restés adolescents) en les sacralisant par l’empreinte restant hégémonique en eux de leur mère. Le poète rimbaldien les voit laides comme la prison, l’assignation à résidence, la vie répétitive. Son désir de vivre est tel qu’il lui est évident que le poète ne peut être que le voleur de feu ! Pourquoi voleur ? En vérité, il vole le feu que les amoureuses croient pouvoir naturellement garder dans leur foyer qui serait son lieu légitime ! Les femmes, ces amoureuses, l’attirent, le séduisent, comme si le lieu du feu, c’était elles, c’était le lieu de la caverne familiale à reproduire à l’identique de celui de l’enfance ! Mais le poète, ivre de liberté, de désir d’être lui-même c’est-à-dire cet autre, et d’inconnu, ce feu assigné à résidence par la complicité des femmes, il le vole ! Mais ce qu’il vole, c’est en vérité cette énergie vitale qui est la sienne, et qui doit se libérer ! Et qui se désinvestit de ses fixations infantiles en allant les bafouer, les désacraliser, par un dérèglement des sens qui vaut saccage, destruction. Le poète est chargé d’humanité, « des animaux même » ! Rimbaud se sent forcé de rajouter, de préciser, « des animaux MÊME ». De rajouter ça fait entendre l’écartement absolu, la coupure, le rejet, la résistance, l’impossible domestication. L’humanité dont ces amoureuses croyaient être les gardiennes naturelles, voici que c’est le poète qui en a la charge, et ce « même » fait entendre que cette charge inclut ce qui est le plus sauvage, le plus insoumis, les animaux, et leur vie animale libre qui entre en résonance avec la sexualité libre, débridée, sur la terre non domestique. Il s’agit pour lui de trouver une langue qui résume tout, « parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Ce serait au poète de définir la quantité d’inconnu « s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ». Annotant le progrès, le poète comme multiplicateur de progrès, que l’on sent être le progrès des sens, ouvre un avenir en ce sens matérialiste par ces parfums, sons, couleurs, une poésie qui serait en avant, et non plus action.

Comme par hasard, Arthur Rimbaud écrit que les poètes en seront vraiment lorsque « sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle » ! Arthur Rimbaud et Octavio Paz d’accord ! Il faut que la femme réussisse à exister pour elle-même et par elle-même ! La femme n’existant pas encore, parce qu’elle est soumise à une forme décidée pour elles par les hommes. L’homme, que le poète voit comme jusque-là abominable (d’avoir décidé cette forme aliénant les femmes), « lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu… Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. » Donc, renvoi donné à la femme par le poète ! C’est inédit, ça ! Il faut Arthur Rimbaud pour arriver à dire cela ! Pour être le voyant d’une femme libre ! Qui peut alors trouver l’inconnu, et donc ne plus être prisonnières du connu répétitif, reproductif, domestique ! Cette coupure, ce renvoi qui lui est donné par le poète, permet qu’elle trouve de l’inconnu dans la forme du monde, et qu’elle aussi devienne poète. De même que c’est du nouveau, idées et formes, que l’on doit demander au poète, écrit Rimbaud ! Non pas le répétitif et le reproductif que commande la logique œdipienne et son abri. Les premiers romantiques, dit-il, ont été voyants, c’est-à-dire ayant l’intuition de l’aliénation infernale, « sans trop bien s’en rendre compte ». Et Musset : « A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut » ! La question adolescente qu’Octavio Paz souligne ! Quant à Musset, « il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux » ! Certes, les seconds romantiques sont très voyants, reconnaît Rimbaud, mais « inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu ». Mais Baudelaire a, selon Rimbaud, vécu dans un milieu trop artiste, « la forme si vantée en lui est mesquine » ! Car les « inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles » ! Comme pour faire voir ce qu’il dit, Arthur Rimbaud termine sa lettre par la poésie « Accroupissements » ! L’homme du poème se sent « l’estomac écœuré » ! Il a « un œil à la lucarne / D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré, / Lui darde une migraine et fait son regard darne, / Déplace dans les draps son ventre de curé » ! Le ventre de curé suggère l’assis, l’installé gras, l’œil à la lucarne épie du sexe, mais le soleil que l’œil voit en guise de possibilité brûlante d’une part semble un chaudron que la ménagère a récuré, puis la migraine et le regard darne disent non, bref l’écœurement avoue la tristesse d’un devoir conjugal… Cependant, l’homme « se démène sous sa couverture grise », mais est dans sa besogne « Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise », car, bien sûr, qu’il se démène assure au « pot blanc », que son poing saisit, que la fixation demeure puissante, et que « Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe / Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu, / Et ses chausses roussir, et s’éteindre sa pipe / Quelque chose comme un oiseau remue un peu / A son ventre serein comme un morceau de tripe ». On imagine le décor où vit l’assis au ventre de curé : « Autour, dort un fouillis de meubles abrutis » ! On comprend quelle vision a poussé le voyant Arthur Rimbaud à larguer les amarres ! « Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons ». Ceux qui disent la fixation aux jupes maternelles ! Il voudrait s’échapper, « secouant son escabeau qui boite », « Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond ». Dans ces accroupissements, nous voyons le croupissement auquel le poète voyant a échappé ! Le bonhomme qui croupit, lui, a « un sommeil plein d’horribles appétits » qui fait que son cerveau, non pas libre et désireux d’inconnu, est bourré de chiffons, c’est-à-dire de ce giron à portée de mains, « L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite ». Cette poésie voyante donne les raisons d’un renvoi donné à la femme, ouvrant une faille abyssale entre la forme sacralisée que lui donne les hommes et ce qu’elle est vraiment lorsqu’elle ne peut être elle-même, lorsqu’elle est prisonnière d’un abri répétitif et reproduit. De ce renvoi que le poète voyant a osé, il nous semble voir naître, dans la poésie grecque, Artémis, Athéna et Aphrodite, qui sont toutes des vierges.

Cette lettre extraordinaire d’Arthur Rimbaud fait, de cette manière si rare, voir un autre statut des femmes, où elles sont elles-mêmes, et ça aussi c’est révolutionnaire ! C’est ça qui, seul, rendra possible d’achever la révolution dans nos inconscients ! Et de sortir enfin du gel en adolescence !

Alice Granger Guitard



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